by Stendhal [1 of 170 pseudnyms used by Marie-Henri Beyle] Palerme, le 22 juillet 1838. Je ne suis point naturaliste, je ne sais le grec que fort mdiocrement; mon principal but, en venant voyager en Sicile, n’a pas t d’observer les phnomnes de l’Etna, ni de jeter quelque clart, pour moi ou pour les autres, sur tout ce que les vieux auteurs grecs ont dit de la Sicile. Je cherchais d’abord le plaisir des yeux, qui est grand en ce pays singulier. Il ressemble, dit-on, l’Afrique; mais ce qui, pour moi, est de toute certitude, c’est qu’il ne ressemble l’Italie que par les passions dvorantes. C’est bien des Siciliens que l’on peut dire que le mot impossible n’existe pas pour eux ds qu’ils sont enflamms par l’amour ou la haine, et la haine, en ce beau pays, ne provient jamais d’un intrt d’argent. Je remarque qu’en Angleterre, et surtout en France, on parle souvent de la passion italienne, de la passion effrne que l’on trouvait en Italie aux seizime et dix-septime sicles. De nos jours, cette belle passion est morte, tout fait morte, dans les classes qui ont t atteintes par l’imitation des moeurs franaises et des faons d’agir la mode Paris ou Londres. Je sais bien que l’on peut dire que, ds l’poque de Charles Quint ( 1530), Naples, Florence, et mme Rome, imitrent un peu les moeurs espagnoles; mais ces habitudes sociales si nobles n’taient-elles pas fondes sur le respect infini que tout homme digne de ce nom doit avoir pour les mouvements de son me? Bien loin d’exclure l’nergie, elles l’exagraient, tandis que la premire maxime des fats qui imitaient le duc de Richelieu, vers 1760, tait de ne sembler mus de rien. La maxime des dandies anglais, que l’on copie maintenant Naples de prfrence aux fats franais, n’est-elle pas de sembler ennuy de tout, suprieur tout? Ainsi la passion italienne ne se trouve plus, depuis un sicle, dans la bonne compagnie de ce pays-l . Pour me faire quelque ide de cette passion italienne, dont nos romanciers parlent avec tant d’assurances, j’ai t oblig d’interroger l’histoire; et encore la grande histoire faite par des gens talent, et souvent trop majestueuse, ne dit presque rien de ces dtails. Elle ne daigne tenir note des folies qu’autant qu’elles sont faites par des rois ou des princes. J’ai eu recours l’histoire particulire de chaque ville; mais j’ai t effray par l’abondance des matriaux. Telle petite ville vous prsente firement son histoire en trois ou quatre volumes in-4ø imprims, et sept ou huit volumes manuscrits; ceux-ci presque indchiffrables, jonchs d’abrviations, donnant aux lettres une forme singulire, et, dans les moments les plus intressants, remplis de faons de parler en usage dans le pays, mais inintelligibles vingt lieues plus loin. Car dans toute cette belle Italie o l’amour a sem tant d’vnements tragiques, trois villes seulement, Florence, Sienne et Rome, parlent peu prs comme elles crivent; partout ailleurs la langue crite est cent lieues de la langue parle. Ce qu’on appel le la passion italienne, c’est- -dire, la passion qui cherche se satisfaire, et non pas a donner au voisin une ide magnifique de notre individu, commence la renaissance de la socit, au douzime sicle, et s’teint du moins dans la bonne compagnie vers l’an 1734. A cette poque, les Bourbons viennent rgner Naples dans la personne de don Carlos, fils d’une Farnse, marie, en secondes noces, Philippe V, ce triste petit-fils de Louis XIV, si intrpide au milieu des boulets, si ennuy, et si passionn pour la musique. On sait que pendant vingt-quatre ans le sublime castrat Farinelli lui chanta tous les jours trois airs favoris, toujours les mmes . Un esprit philosophique peut trouver curieux les dtails d’une passion sentie Rome ou Naples, mais j’avouerai que rien ne me semble plus absurde que ces romans qui donnent des noms italiens leurs personnages. Ne sommes-nous pas convenus que les passions varient toutes les fois qu’on s’avance de cent lieues vers le Nord? L’amour est-il le mme Marseille et Paris? Tout au plus peut-on dire que les pays soumis depuis longtemps au mme genre de gouvernement offrent dans les habitudes sociales une sorte de ressemblance extrieure. Les paysages, comme les passions, comme la musique, changent aussi ds qu’on s’avance de trois ou quatre degrs vers le Nord. Un paysage napolitain paratrait absurde Venise, si l’on n’tait pas convenu, mme en Italie, d’admirer la belle nature de Naples. A Paris, nous faisons mieux, nous croyons que l’aspect des forts et des plaines cultives est absolument le mme Naples et Venise, et nous voudrions que le Canaletto, par exemple, et absolument la mme couleur que Salvador Rosa. Le comble du ridicule, n’est-ce pas une dame anglaise doue de toutes les perfections de son le, mais regarde comme hors d’tat de peindre la haine et l’amour, mme dans cette le: madame Anne Radcliffe donnant des noms italiens et de grandes passions aux personnages de son clbre roman: le Confessionnal des Pnitents noirs? Je ne chercherai point donner des grces la simplicit, la rudesse quelquefois choquantes du rcit trop vritable que je soumets l’indulgence du lecteur; par exemple, je traduis exactement la rponse de la duchesse de Palliano la dclaration d’amour de son cousin Marcel Capece. Cette monographie d’une famille se trouve, je ne sais pourquoi, la fin du second volume d’une histoire manuscrite de Palerme, sur laquelle je ne puis donner aucun dtail. Ce rcit, que j’abrge beaucoup, mon grand regret (je supprime une foule de circonstances caractristiques), comprend les dernires aventures de la malheureuse famille Carafa, plutt que l’histoire intressante d’une seule passion. La vanit littraire me dit que peut-tre il ne m’et pas t impossible d’augmenter l’intrt de plusieurs situations en dveloppant davantage, c’est- -dire en devinant et racontant au lecteur, avec dtails, ce que sentaient les personnages. Mais moi, jeune Franais, n au nord de Paris, suis-je bien sr de deviner ce qu’prouvaient ces mes italiennes de l’an 1559? Je puis tout au plus esprer de deviner ce qui peut paratre lgant et piquant aux lecteurs franais de 1838. Cette faon passionne de sentir qui rgnait en Italie vers 1559 voulait des actions et non des paroles. On trouvera donc fort peu de conversations dans les rcits suivants. C’est un dsavantage pour cette traduction, accoutums que nous sommes aux longues conversations de nos personnages de roman; pour eux, une conversation est une bataille. L’histoire pour laquelle je rclame toute l’indulgence du lecteur montre une particularit singulire introduite par les Espagnols dans les moeurs d’Italie. Je ne suis point sorti du rle de traducteur. Le calque fidle des faons de sentir du seizime sicle, et mme des faons de raconter de l’historien, qui, suivant toute apparence, tait un gentilhomme appartenant la malheureuse duchesse de Palliano, fait, selon moi, le principal mrite de cette histoire tragique, si toutefois mrite il y a. L’tiquette espagnole la plus svre rgnait la cour du duc de Palliano. Remarquez que chaque cardinal, que chaque prince romain avait une cour semblable, et vous pourrez vous faire une ide du spectacle que prsentait, en 1559, la civilisation de la ville de Rome. N’oubliez pas que c’tait le temps o le roi Philippe II, ayant besoin pour une de ses intrigues du suffrage de deux cardinaux, donnait chacun d’eux deux cent mille livres de rente en bnfices ecclsiastiques. Rome, quoique sans arme redoutable, tait la capitale du monde. Paris, en 1559, tait une ville de barbares assez gentils. TRADUCTION EXACTE D’UN VIEUX RCIT CRIT VERS 1566 Jean-Pierre Carafa, quoique issu d’une des plus nobles familles du royaume de Naples, eut des faons d’agir pres, rudes, violentes et dignes tout fait d’un gardeur de troupeaux. Il prit l’habit long (la soutane) et s’en alla jeune Rome, o il fut aid par la faveur de son cousin Olivier Carafa, cardinal et archevque de Naples. Alexandre VI, ce grand homme qui savait tout et pouvait tout, le fit son cameriere ( peu prs ce que nous appellerions, dans nos moeurs, un officier d’ordonnance). Jules II le nomma archevque de Chieti; le pape Paul le fit cardinal, et enfin, le 23 de mai 1555, aprs des brigues et des disputes terribles parmi les cardinaux enferms au conclave, il fut cr pape sous le nom de Paul IV; il avait alors soixante-dix-huit ans. Ceux mmes qui venaient de l’appeler au trne de saint Pierre frmirent bientt en pensant la duret et la pit farouche, inexorable, du matre qu’ils venaient de se donner. La nouvelle de cette nomination inattendue fit rvolution Naples et Palerme. En peu de jours Rome vit arriver un grand nombre de membres de l’illustre famille Carafa. Tous furent placs; mais comme il est naturel, le pape distingua particulirement ses trois neveux, fils du comte de Montorio, son frre. Don Juan, l’an, dj mari, fut fait duc de Palliano. Ce duch, enlev Marc-Antoine Colonna, auquel il appartenait, comprenait un grand nombre de villages et de petites villes. Don Carlos, le second des neveux de Sa Saintet, tait chevalier de Malte et avait fait la guerre; il fut cr cardinal, lgat de Bologne et premier ministre. C’tait un homme plein de rsolution; fidle aux traditions de sa famille, il osa har le roi le plus puissant du monde (Philippe II, roi d’Espagne et des Indes), et lui donna des preuves de sa haine. Quant au troisime neveu du nouveau pape, don Antonio Carafa, comme il tait mari, le pape le fit marquis de Montebello. Enfin, il entreprit de donner pour femme Franois, Dauphin de France et fils du roi Henri II, une fille que son frre avait eue d’un second mariage; Paul IV prtendait lui assigner pour dot le royaume de Naples, qu’on aurait enlev Philippe II, roi d’Espagne. La famille Carafa hassait ce roi puissant, lequel, aid des fautes de cette famille, parvint l’exterminer, comme vous le verrez. Depuis qu’il tait mont sur le trne de saint Pierre, le plus puissant du monde, et qui, cette poque, clipsait mme l’illustre monarque des Espagnes, Paul IV, ainsi qu’on l’a vu chez la plupart de ses successeurs, donnait l’exemple de toutes les vertus. Ce fut un grand pape et un grand saint; il s’appliquait rformer les abus dans l’Eglise et loigner par ce moyen le concile gnral, qu’on demandait de toutes parts la cour de Rome, et qu’une sage politique ne permettait pas d’accorder. Suivant l’usage de ce temps trop oubli du ntre, et qui ne permettait pas un souverain d’avoir confiance en des gens qui pouvaient avoir un autre intrt que le sien, les Etats de Sa Saintet taient gouverns despotiquement par ses trois neveux. Le cardinal tait premier ministre et disposait des volonts de son oncle; le duc de Palliano avait t cr gnral des troupes de la sainte Eglise; et le marquis de Montebello, capitaine des gardes du palais, n’y laissait pntrer que les personnes qui lui convenaient. Bientt ces jeunes gens commirent les plus grands excs; ils commencrent par s’approprier les biens des familles contraires leur gouvernement. Les peuples ne savaient qui avoir recours pour obtenir justice. Non seulement ils devaient craindre pour leurs biens, mais, chose horrible dire dans la patrie de la chaste Lucrce, l’honneur de leurs femmes et de leurs filles n’tait pas en sret. Le duc de Palliano et ses frres enlevaient les plus belles femmes; il suffisait d’avoir le malheur de leur plaire. On les vit, avec stupeur, n’avoir aucun gard la noblesse du sang et, bien plus, ils ne furent nullement retenus par la clture sacre des saints monastres. Les peuples, rduits au dsespoir, ne savaient qui faire parvenir leurs plaintes, tant tait grande la terreur que les trois frres avaient inspire tout ce qui approchait du pape: ils taient insolents mme envers les ambassadeurs. Le duc avait pous, avant la grandeur de son oncle, Violante de Cardone, d’une famille originaire d’Espagne, et qui, Naples, appartenait la premire noblesse. Elle comptait dans le Seggio di Nido. Violante, clbre par sa rare beaut et par les grces qu’elle savait se donner quand elle cherchait plaire, l’tait encore davantage par son orgueil insens. Mais il faut tre juste, il et t difficile d’avoir un gnie plus lev, ce qu’elle montra bien au monde en n’avouant rien, avant de mourir, au frre capucin qui la confessa. Elle savait par coeur et rcitait avec une grce infinie l’admirable Orlando de messer Arioste, la plupart des sonnets du divin Ptrarque, les contes du Pecorone, etc. Mais elle tait encore plus sduisante quand elle daignait entretenir sa compagnie des ides singulires que lui suggrait son esprit. Elle eut un fils qui fut appel le duc de Cavi. Son frre, D. Ferrand, comte d’Aliffe, vint Rome, attir par la haute fortune de ses beaux-frres. Le duc de Palliano tenait une cour splendide; les jeunes gens des premires familles de Naples briguaient l’honneur d’en faire partie. Parmi ceux qui lui taient le plus chers, Rome distingua, par son admiration, Marcel Capece (du Seggio di Nido), jeune cavalier clbre Naples par son esprit, non moins que par la beaut divine qu’il avait reue du ciel. La duchesse avait pour favorite Diane Brancaccio, ge alors de trente ans, proche parente de la marquise de Montebello, sa belle-soeur. On disait dans Rome que, pour cette favorite, elle n’avait plus d’orgueil; elle lui confiait tous ses secrets. Mais ces secrets n’avaient rapport qu’ la politique; la duchesse faisait natre des passions, mais n’en partageait aucune. Par les conseils du cardinal Carafa, le pape fit la guerre au roi d’Espagne, et le roi de France envoya au secours du pape une arme commande par le duc de Guise. Mais il faut nous en tenir aux vnements intrieurs de la cour du duc de Palliano. Capece tait depuis longtemps comme fou; on lui voyait commettre les actions les plus tranges; le fait est que le pauvre jeune homme tait devenu passionnment amoureux de la duchesse sa matresse, mais il n’osait se dcouvrir elle. Toutefois il ne dsesprait pas absolument de parvenir son but, il voyait la duchesse profondment irrite contre un mari qui la ngligeait. Le duc de Palliano tait tout-puissant dans Rome, et la duchesse savait, n’en pas douter, que presque tous les jours les dames romaines les plus clbres par leur beaut venaient voir son mari dans son propre palais, et c’tait un affront auquel elle ne pouvait s’accoutumer. Parmi les chapelains du saint pape Paul IV se trouvait un respectable religieux avec lequel il rcitait son brviaire. Ce personnage, au risque de se perdre, et peut-tre pouss par l’ambassadeur d’Espagne, osa bien un jour dcouvrir au pape toutes les sclratesses de ses neveux. Le saint pontife fut malade de chagrin; il voulut douter; mais les certitudes accablantes arrivaient de tous cts. Ce fut le premier jour de l’an 1559 qu’eut lieu l’vnement qui confirma le pape dans tous ses soupons, et peut-tre dcida Sa Saintet. Ce fut donc le propre jour de la Circoncision de Notre-Seigneur, circonstance qui aggrava beaucoup la faute aux yeux d’un souverain aussi pieux, qu’Andr Lanfranchi, secrtaire du duc de Palliano, donna un souper magnifique au cardinal Carafa, et, voulant qu’aux excitations de la gourmandise ne manquassent pas celles de la luxure, il fit venir ce souper la Martuccia, l’une des plus belles, des plus clbres et des plus riches courtisanes de la noble ville de Rome. La fatalit voulut que Capece, le favori du duc, celui-l mme qui en secret tait amoureux de la duchesse, et qui passait pour le plus bel homme de la capitale du monde, se ft attach depuis quelque temps la Martuccia. Ce soir-l , il la chercha dans tous les lieux o il pouvait esprer la rencontrer. Ne la trouvant nulle part, et ayant appris qu’il y avait un souper dans la maison Lanfranchi, il eut soupon de ce qui se passait, et sur le minuit se prsenta chez Lanfranchi, accompagn de beaucoup d’hommes arms. La porte lui fut ouverte, on l’engagea s’asseoir et prendre part au festin; mais, aprs quelques paroles assez contraintes, il fit signe la Martuccia de se lever et de sortir avec lui. Pendant qu’elle hsitait, toute confuse et prvoyant ce qui allait arriver Capece se leva du lieu o il tait assis, et, s’approchant de la jeune fille, il la prit par la main, essayant de l’entraner avec lui. Le cardinal, en l’honneur duquel elle tait venue, s’opposa vivement son dpart; Capece persista, s’efforant de l’entraner hors de la salle. Le cardinal premier ministre, qui, ce soir-l , avait pris un habit tout diffrent de celui qui annonait sa haute dignit, mit l’pe la main, et s’opposa avec la vigueur et le courage que Rome entire lui connaissait au dpart de la jeune fille. Marcel, ivre de colre, fit entrer ses gens; mais ils taient Napolitains pour la plupart, et, quand ils reconnurent d’abord le secrtaire du duc et ensuite le cardinal que le singulier habit qu’il portait leur avait d’abord cach, ils remirent leurs pes dans le fourreau, ne voulurent point se battre, et s’interposrent pour apaiser la querelle. Pendant ce tumulte, Martuccia, qu’on entourait et que Marcel Capece retenait de la main gauche, fut assez adroite pour s’chapper. Ds que Marcel s’aperut de son absence il courut aprs elle, et tout son monde le suivit. Mais l’obscurit de la nuit autorisait les rcits les plus tranges, et dans la matine du 2 janvier, la capitale fut inonde des rcits du combat prilleux qui aurait eu lieu, disait-on, entre le cardinal neveu et Marcel Capece. Le duc de Palliano, gnral en chef de l’arme de l’Eglise, crut la chose bien plus grave qu’elle n’tait, et comme il n’tait pas en trs bons termes avec son frre le ministre, dans la nuit mme il fit arrter Lanfranchi, et, le lendemain, de bonne heure, Marcel lui-mme fut mis en prison. Puis on s’aperut que personne n’avait perdu la vie, et que ces emprisonnements ne faisaient qu’augmenter le scandale, qui retombait tout entier sur le cardinal. On se hta de mettre en libert les prisonniers, et l’immense pouvoir des trois frres se runit pour chercher touffer l’affaire. Ils esprrent d’abord y russir; mais, le troisime jour, le rcit du tout vint aux oreilles du pape. Il fit appeler ses deux neveux et leur parla comme pouvait le faire un prince aussi pieux et aussi profondment offens. Le cinquime jour de janvier, qui runissait un grand nombre de cardinaux dans la congrgation du Saint Office, le saint pape parla le premier de cette horrible affaire, il demanda aux cardinaux prsents comment ils avaient os ne pas la porter sa connaissance: – Vous vous taisez! et pourtant le scandale touche la dignit sublime dont vous tes revtus! Le cardinal Carafa a os paratre sur la voie publique couvert d’un habit sculier et l’pe nue la main. Et dans quel but? Pour se saisir d’une infme courtisane? On peut juger du silence de mort qui rgnait parmi tous ces courtisans durant cette sortie contre le premier ministre. C’tait un vieillard de quatre-vingts ans qui se fchait contre un neveu chri matre jusque-l de toutes ses volonts. Dans son indignation, le pape parla d’ter le chapeau son neveu. La colre du pape fut entretenue par l’ambassadeur du grand-duc de Toscane, qui alla se plaindre lui d’une insolence rcente du cardinal premier ministre. Ce cardinal, nagure si puissant, se prsenta chez Sa Saintet pour son travail accoutum. Le pape le laissa quatre heures entires dans l’antichambre, attendant aux yeux de tous, puis le renvoya sans vouloir l’admettre l’audience. On peut juger de ce qu’eut souffrir l’orgueil immodr du ministre. Le cardinal tait. irrit, mais non soumis; il pensait qu’un vieillard accabl par l’ge, domin toute sa vie par l’amour qu’il portait sa famille, et qui enfin tait peu habitu l’expdition des affaires temporelles, serait oblig d’avoir recours son activit. La vertu du saint pape l’emporta; il convoqua les cardinaux, et, les ayant longtemps regards sans parler, la fin il fondit en larmes et n’hsita point faire une sorte d’amende honorable: – La faiblesse de l’ge, leur dit-il, et les soins que je donne aux choses de la religion, dans lesquelles, comme vous savez, je prtends dtruire tous les abus, m’ont port confier mon autorit temporelle mes trois neveux; ils en ont abus, et je les chasse jamais. On lut ensuite un bref par lequel les neveux taient dpouills de toutes leurs dignits et confins dans de misrables villages. Le cardinal premier ministre fut exil Civita Lavinia, le duc de Palliano Soriano, et le marquis Montebello; par ce bref, le duc tait dpouill de ses appointements rguliers, qui s’levaient soixante-douze mille piastres (plus d’un million de 1838). Il ne pouvait pas tre question de dsobir ces ordres svres: les Carafa avaient pour ennemis et pour surveillants le peuple de Rome tout entier qui les dtestait. Le duc de Palliano, suivi du comte d’Alife, son beau-frre, et de Lonard del Cardine, alla s’tablir au petit village de Soriano, tandis que la duchesse et sa belle-mre vinrent habiter Gallese, misrable hameau deux petites lieues de Soriano. Ces localits sont charmantes; mais c’tait un exil, et l’on tait chass de Rome o nagure on rgnait avec insolence. Marcel Capece avait suivi sa matresse avec les autres courtisans dans le pauvre village o elle tait exile. Au lieu des hommages de Rome entire, cette femme, si puissante quelques jours auparavant, et qui jouissait de son rang avec tout l’emportement de l’orgueil, ne se voyait plus environne que de simples paysans dont l’tonnement mme lui rappelait sa chute. Elle n’avait aucune consolation; son oncle tait si g que probablement il serait surpris par la mort avant de rappeler ses neveux, et, pour comble de misre, les trois frres se dtestaient entre eux. On allait jusqu’ dire que le duc et le marquis qui ne partageaient point les passions fougueuses du cardinal, effrays par ses excs, taient alls jusqu’ les dnoncer au pape leur oncle. Au milieu de l’horreur de cette profonde disgrce, il arriva une chose qui, pour le malheur de la duchesse et de Capece lui-mme, montra bien que, dans Rome, ce n’tait pas une passion vritable qui l’avait entran sur les pas de la Martuccia. Un jour que la duchesse l’avait fait appeler pour lui donner un ordre, il se trouva seul avec elle, chose qui n’arrivait peut-tre pas deux fois dans toute une anne. Quand il vit qu’il n’y avait personne dans la salle o la duchesse le recevait, Capece resta immobile et silencieux. Il alla vers la porte pour voir s’il y avait quelqu’un qui pt les couter dans la salle voisine, puis il osa parler ainsi: – Madame, ne vous troublez point et ne prenez pas avec colre les paroles tranges que je vais avoir la tmrit de prononcer. Depuis longtemps je vous aime plus que la vie. Si, avec trop d’imprudence, j’ai os regarder comme amant vos divines beauts, vous ne devez pas en imputer la faute moi mais la force surnaturelle qui me pousse et m’agite. Je suis au supplice, je brle; je ne demande pas du soulagement pour la flamme qui me consume, mais seulement que votre gnrosit ait piti d’un serviteur rempli de dfrence et d’humilit. La duchesse parut surprise et surtout irrite: – Marcel, qu’as-tu donc vu en moi, lui dit-elle, qui te donne la hardiesse de me requrir d’amour? Est-ce que ma vie, est-ce que ma conversation se sont tellement loignes des rgles de la dcence, que tu aies pu t’en autoriser pour une telle insolence? Comment as-tu pu avoir la hardiesse de croire que je pouvais me donner toi ou tout autre homme, mon mari et seigneur except? Je te pardonne ce que tu m’as dit, parce que je pense que tu es un frntique; mais garde-toi de tomber de nouveau dans une pareille faute, ou je te jure que je te ferai punir la fois pour la premire et pour la seconde insolence. La duchesse s’loigna transporte de colre, et rellement Capece avait manqu aux lois de la prudence: il fallait faire deviner et non pas dire. Il resta confondu, craignant beaucoup que la duchesse ne racontt la chose son mari. Mais la suite fut bien diffrente de ce qu’il apprhendait. Dans la solitude de ce village, la fire duchesse de Palliano ne put s’empcher de faire confidence de ce qu’on avait os lui dire sa dame d’honneur favorite, Diane Brancaccio. Celle-ci tait une femme de trente ans, dvore par des passions ardentes. Elle avait les cheveux rouges (l’historien revient plusieurs fois sur cette circonstance qui lui semble expliquer toutes les folies de Diane Brancaccio). Elle aimait avec fureur Domitien Fornari, gentilhomme attach au marquis de Montebello. Elle voulait le prendre pour poux; mais le marquis et sa femme, auxquels elle avait l’honneur d’appartenir par les liens du sang, consentiraient-ils jamais la voir pouser un homme actuellement leur service? Cet obstacle tait insurmontable, du moins en apparence. Il n’y avait qu’une chance de succs: il aurait fallu obtenir un effort de crdit de la part du duc de Palliano, frre an du marquis, et Diane n’tait pas sans espoir de ce ct. Le duc la traitait en parente plus qu’en domestique. C’tait un homme qui avait de la simplicit dans le coeur et de la bont, et il tenait infiniment moins que ses frres aux choses de pure tiquette. Quoique le duc profitt en vrai jeune homme de tous les avantages de sa haute position, et ne ft rien moins que fidle sa femme, il l’aimait tendrement, et, suivant les apparences, ne pourrait lui refuser une grce si celle-ci la lui demandait avec une certaine persistance. L’aveu que Capece avait os faire la duchesse parut un bonheur inespr la sombre Diane. Sa matresse avait t jusque-l d’une sagesse dsesprante; si elle pouvait ressentir une passion, si elle commettait une faute, chaque instant elle aurait besoin de Diane, et celle-ci pourrait tout esprer d’une femme dont elle connatrait les secrets. Loin d’entretenir la duchesse d’abord de ce qu’elle se devait elle-mme, et ensuite des dangers effroyables auxquels elle s’exposerait au milieu d’une cour aussi clairvoyante, Diane, entrane par la fougue de sa passion, parla de Marcel Capece sa matresse, comme elle se parlait elle-mme de Domitien Fornari. Dans les longs entretiens de cette solitude, elle trouvait moyen, chaque jour, de rappeler au souvenir de la duchesse les grces et la beaut de ce pauvre Marcel qui semblait si triste; il appartenait, comme la duchesse, aux premires familles de Naples, ses manires taient aussi nobles que son sang, et il ne lui manquait que ces biens qu’un caprice de la fortune pouvait lui donner chaque jour, pour tre sous tous les rapports l’gal de la femme qu’il osait aimer. Diane s’aperut avec joie que le premier effet de ces discours tait de redoubler la confiance que la duchesse lui accordait. Elle ne manqua pas de donner avis de ce qui se passait Marcel Capece. Durant les chaleurs brlantes de cet t, la duchesse se promenait souvent dans les bois qui entourent Gallese. A la chute du jour, elle venait attendre la brise de mer sur les collines charmantes qui s’lvent au milieu de ces bois et du sommet desquelles on aperoit la mer moins de deux lieues de distance. Sans s’carter des lois svres de l’tiquette, Marcel pouvait se trouver dans ces bois: il s’y cachait, dit-on, et avait soin de ne se montrer aux regards de la duchesse que lorsqu’elle tait bien dispose par les discours de Diane Brancaccio. Celle-ci faisait un signal Marcel. Diane, voyant sa matresse sur le point d’couter la passion fatale qu’elle avait fait natre dans son coeur, cda elle-mme l’amour violent que Domitien Fornari lui avait inspir. Dsormais elle se tenait sre de pouvoir l’pouser. Mais Domitien tait un jeune homme sage, d’un caractre froid et rserv; les emportements de sa fougueuse matresse, loin de l’attacher, lui semblrent bientt dsagrables. Diane Brancaccio tait proche parente des Carafa; il se tenait sr d’tre poignard au moindre rapport qui parviendrait sur ses amours au terrible cardinal Carafa qui, bien que cadet du duc de Palliano, tait, dans le fait, le vritable chef de la famille. La duchesse avait cd depuis quelque temps la passion de Capece, lorsqu’un beau jour on ne trouva plus Domitien Fornari dans le village o tait relgue la cour du marquis de Montebello. Il avait disparu: on sut plus tard qu’il s’tait embarqu dans le petit port de Nettuno, sans doute il avait chang de nom, et jamais depuis on n’eut de ses nouvelles. Qui pourrait peindre le dsespoir de Diane? Aprs avoir cout avec bont ses plaintes contre le destin, un jour la duchesse de Palliano lui laissa deviner que ce sujet de discours lui semblait puis. Diane se voyait mprise par son amant; son coeur tait en proie aux mouvements les plus cruels; elle tira la plus trange consquence de l’instant d’ennui que la duchesse avait prouv en entendant la rptition de ses plaintes. Diane se persuada que c’tait la duchesse qui avait engag Domitien Fornari la quitter pour toujours, et qui, de plus lui avait fourni les moyens de voyager. Cette ide folle n’tait appuye que sur quelques remontrances que jadis la duchesse lui avait adresses. Le soupon fut bientt suivi de la vengeance. Elle demanda une audience au duc et lui raconta tout ce qui se passait entre sa femme et Marcel. Le duc refusa d’y ajouter foi. – Songez, lui dit-il, que depuis quinze ans je n’ai pas eu le moindre reproche faire la duchesse; elle a rsist aux sductions de la cour et l’entranement de la position brillante que nous avions Rome; les princes les plus aimables, et le duc de Guise lui-mme, gnral de l’arme franaise, y ont perdu leurs pas. et vous voulez qu’elle cde un simple cuyer? Le malheur voulut que le duc s’ennuyant beaucoup Soriano, village o il tait relgu, et qui n’tait qu’ deux petites lieues de celui qu’habitait sa femme, Diane put en obtenir un grand nombre d’audiences, sans que celles-ci vinssent la connaissance de la duchesse. Diane avait un gnie tonnant; la passion la rendait loquente. Elle donnait au duc une foule de dtails; la vengeance tait devenue son seul plaisir. Elle lui rptait que, presque tous les soirs, Capece s’introduisait dans la chambre de la duchesse sur les onze heures, et n’en sortait qu’ deux ou trois heures du matin. Ces discours firent d’abord si peu d’impression sur le duc, qu’il ne voulut pas se donner la peine de faire deux lieues minuit pour venir Gallese et entrer l’improviste dans la chambre de sa femme. Mais un soir qu’il se trouvait Gallese, le soleil tait couch, et pourtant il faisait encore jour, Diane pntra tout chevele dans le salon o tait le duc. Tout le monde s’loigna, elle lui dit que Marcel Capece venait de s’introduire dans la chambre de la duchesse. Le duc, sans doute mal dispos en ce moment, prit son poignard et courut la chambre de sa femme, o il entra par une porte drobe. Il y trouva Marcel Capece. A la vrit, les deux amants changrent de couleur en le voyant entrer; mais du reste, il n’y avait rien de rprhensible dans la position o ils se trouvaient. La duchesse tait dans son lit occupe noter une petite dpense qu’elle venait de faire; une camriste tait dans la chambre; Marcel se trouvait debout trois pas du lit. Le duc furieux saisit Marcel la gorge, l’entrana dans un cabinet voisin, o il lui commanda de jeter terre la dague et le poignard dont il tait arm. Aprs quoi le duc appela des hommes de sa garde, par lesquels Marcel fut immdiatement conduit dans les prisons de Soriano. La duchesse fut laisse dans son palais, mais troitement garde. Le duc n’tait point cruel; il parait qu’il eut la pense de cacher l’ignominie de la chose, pour n’tre pas oblig d’en venir aux mesures extrmes que l’honneur exigerait de lui. Il voulut faire croire que Marcel tait retenu en prison pour une tout autre cause, et prenant prtexte de quelques crapauds normes que Marcel avait achets grand prix deux ou trois mois auparavant, il fit dire que ce jeune homme avait tent de l’empoisonner. Mais le vritable crime tait trop bien connu, et le cardinal, son frre, lui fit demander quand il songerait laver dans le sang des coupables l’affront qu’on avait os faire leur famille. Le duc s’adjoignit le comte d’Alife, frre de sa femme, et Antoine Torando, ami de la maison. Tous trois, formant comme une sorte de tribunal, mirent en jugement Marcel Capece, accus d’adultre avec la duchesse. L’instabilit des choses humaines voulut que le pape Pie IV, qui succda Paul IV, appartnt la faction d’Espagne. Il n’avait rien refuser au roi Philippe II, qui exigea de lui la mort du cardinal et du duc de Palliano. Les deux frres furent accuss devant les tribunaux du pays, et les minutes du procs qu’ils eurent subir nous apprennent toutes les circonstances de la mort de Marcel Capece. Un des nombreux tmoins entendus dpose en ces termes: – Nous tions Soriano; le duc, mon matre, eut un long entretien avec le comte d’Alife… Le soir, fort tard, on descendit dans un cellier au rez-de-chausse, o le duc avait fait prparer les cordes ncessaires pour donner la question au coupable. L se trouvaient le duc, le comte d’Alife, le seigneur Antoine Torando et moi. Le premier tmoin appel fut le capitaine Camille Grifone, ami intime et confident de Capece. Le duc lui parla ainsi: – Dis la vrit, mon ami. Que sais-tu de ce que Marcel a fait dans la chambre de la duchesse? – Je ne sais rien; depuis plus de vingt jours je suis brouill avec Marcel. Comme il s’obstinait ne rien dire de plus, le seigneur duc appela du dehors quelques-uns de ses gardes. Grifone fut li la corde par le podestat de Soriano. Les gardes tirrent les cordes, et, par ce moyen, levrent le coupable quatre doigts de terre. Aprs que le capitaine eut t ainsi suspendu un bon quart d’heure, il dit: – Descendez-moi, je vais dire ce que je sais. Quand on l’eut remis terre, les gardes s’loignrent et nous restmes seuls avec lui. – Il est vrai que plusieurs fois j’ai accompagn Marcel jusqu’ la chambre de la duchesse, dit le capitaine, mais je ne sais rien de plus, parce que je l’attendais dans une cour voisine jusque vers les une heure du matin. Aussitt on rappela les gardes, qui, sur l’ordre du duc, l’levrent de nouveau, de faon que ses pieds ne touchaient pas la terre. Bientt le capitaine s’cria: – Descendez-moi, je veux dire la vrit. Il est vrai continua-t-il, que, depuis plusieurs mois, je me suis aperu que Marcel fait l’amour avec la duchesse, et je voulais en donner avis Votre Excellence ou D. Lonard. La duchesse envoyait tous les matins savoir des nouvelles de Marcel; elle lui faisait tenir de petits cadeaux et, entre autres choses, des confitures prpares avec beaucoup de soin et fort chres; j’ai vu Marcel de petites chanes d’or d’un travail merveilleux qu’il tenait videmment de la duchesse. Aprs cette dposition, le capitaine fut renvoy en prison. On amena le portier de la duchesse, qui dit ne rien savoir; on le lia la corde, et il fut lev en l’air. Aprs une demi-heure il dit: – Descendez-moi, je dirai ce que je sais. Une fois terre, il prtendit ne rien savoir; on l’leva de nouveau. Aprs une demi-heure on le descendit; il expliqua qu’il y avait peu de temps qu’il tait attach au service particulier de la duchesse. Comme il tait possible que cet homme ne st rien, on le renvoya en prison. Toutes ces choses avaient pris beaucoup de temps cause des gardes que l’on faisait sortir chaque fois. On voulait que les gardes crussent qu’il s’agissait d’une tentative d’empoisonnement avec le venin extrait des crapauds. La nuit tait dj fort avance quand le duc fit venir Marcel Capece. Les gardes sortis et la porte dment ferme clef: – Qu’avez-vous faire, lui dit-il, dans la chambre de la duchesse, que vous y restez jusqu’ une heure, deux heures, et quelquefois quatre heures du matin? Marcel nia tout; on appela les gardes, et il fut suspendu, la corde lui disloquait les bras; ne pouvant supporter la douleur, il demanda tre descendu, on le plaa sur une chaise; mais une fois l , il s’embarrassa dans son discours, et proprement ne savait ce qu’il disait. On appela les gardes qui le suspendirent de nouveau; aprs un long temps, il demanda tre descendu. – Il est vrai, dit-il, que je suis entr dans l’appartement de la duchesse ces heures indues; mais je faisais l’amour avec la signora Diane Brancaccio, une des dames de Son Excellence, laquelle j’avais donn la foi de mariage, et qui m’a tout accord’ except les choses contre l’honneur. Marcel fut reconduit sa prison, o on le confronta avec le capitaine et avec Diane, qui nia tout. Ensuite on ramena Marcel dans la salle basse quand nous fmes prs de la porte: – Monsieur le duc, dit Marcel, Votre Excellence se rappellera qu’elle m’a promis la vie sauve si je dis toute la vrit. Il n’est pas ncessaire de me donner la corde de nouveau; je vais tout vous dire. Alors il s’approcha du duc, et, d’une voix tremblante et peine articule, il lui dit qu’il tait vrai qu’il avait obtenu les faveurs de la duchesse. A ces paroles, le duc se jeta sur Marcel et le mordit la joue; puis il tira son poignard et je vis qu’il allait en donner des coups au coupable. Je dis alors qu’il tait bien que Marcel crivit de sa main ce qu’il venait d’avouer, et que cette pice servirait justifier Son Excellence. On entra dans la salle basse, o se trouvait ce qu’il fallait pour crire, mais la corde avait tellement bless Marcel au bras et la main, qu’il ne put crire que ce peu de mots: Oui, j’ai trahi mon seigneur; oui, je lui ai t l’honneur! Le duc lisait mesure que Marcel crivait. A ce moment, il se jeta sur Marcel et il lui donna trois coups de poignard qui lui trent la vie. Diane Brancaccio tait l , trois pas, plus morte que vive, et qui, sans doute, se repentait mille et mille fois de ce qu’elle avait fait. – Femme indigne d’tre ne d’une noble famille! s’cria le duc, et cause unique de mon dshonneur auquel tu as travaill pour servir tes plaisirs dshonntes, il faut que je te donne la rcompense de toutes tes trahisons. En disant ces paroles, il la prit par les cheveux et lui scia le cou avec un couteau. Cette malheureuse rpandit un dluge de sang, et enfin tomba morte. Le duc fit jeter les deux cadavres dans un cloaque voisin de la prison. Le jeune cardinal Alphonse Carafa, fils du marquis de Montebello, le seul de toute la famille que Paul IV et gard auprs de lui, crut devoir lui raconter cet vnement. Le pape ne rpondit que par ces paroles: – Et de la duchesse, qu’en a-t-on fait? On pensa gnralement, dans Rome, que ces paroles devaient amener la mort de cette malheureuse femme. Mais le duc ne pouvait se rsoudre ce grand sacrifice, soit parce qu’elle tait enceinte, soit cause de l’extrme tendresse que jadis il avait eue pour elle. Trois mois aprs le grand acte de vertu qu’avait accompli le saint pape Paul IV en se sparant de toute sa famille, il tomba malade, et, aprs trois autres mois de maladie, il expira le 18 aot 1559. Le cardinal crivait lettres sur lettres au duc de Palliano’ lui rptant sans cesse que leur honneur exigeait la mort de la duchesse. Voyant leur oncle mort, et ne sachant pas quelle pourrait tre la pense du pape qui serait lu, il voulait que tout ft fini dans le plus bref dlai. Le duc, homme simple, bon et beaucoup moins scrupuleux que le cardinal sur les choses qui tenaient au point d’honneur, ne pouvait se rsoudre la terrible extrmit qu’on exigeait de lui. Il se disait que lui-mme avait fait de nombreuses infidlits la duchesse, et sans se donner la moindre peine pour les lui cacher, et que ces infidlits pouvaient avoir port la vengeance une femme aussi hautaine. Au moment mme d’entrer au conclave, aprs avoir entendu la messe et reu la sainte communion, le cardinal lui crivit encore qu’il se sentait bourrel par ces remises continuelles, et que, si le duc ne se rsolvait pas enfin ce qu’exigeait l’honneur de leur maison. il protestait qu’il ne se mlerait plus de ses affaires, et ne chercherait jamais lui tre utile, soit dans le conclave, soit auprs du nouveau pape. Une raison trangre au point d’honneur put contribuer dterminer le duc. Quoique la duchesse ft svrement garde, elle trouva, dit-on, le moyen de faire dire Marc-Antoine Colonna, ennemi capital du duc cause de son duch de Palliano, que celui-ci s’tait fait donner, que si Marc-Antoine trouvait moyen de lui sauver la vie et de la dlivrer, elle, de son ct, le mettrait en possession de la forteresse de Palliano, o commandait un homme qui lui tait dvou. Le 28 aot 1559, le duc envoya Gallese deux compagnies de soldats. Le 30, D. Lonard del Cardine, parent du duc, et D. Ferrant, comte d’Alife, frre de la duchesse, arrivrent Gallese, et vinrent dans les appartements de la duchesse pour lui ter la vie. Ils lui annoncrent la mort, elle apprit cette nouvelle sans la moindre altration. Elle voulut d’abord se confesser et entendre la sainte messe. Puis, ces deux seigneurs s’approchant d’elle, elle remarqua qu’ils n’taient pas d’accord entre eux. Elle demanda s’il y avait un ordre du duc son mari pour la faire mourir. – Oui, madame, rpondit D. Lonard. La duchesse demanda le voir; D. Ferrant le lui montra. (Je trouve dans le procs du duc de Palliano la dposition des moines qui assistrent ce terrible vnement. Ces dpositions sont trs suprieures celles des autres tmoins, ce qui provient, ce me semble, de ce que le, moines taient exempts de crainte en parlant devant la justice, tandis que tous les autres tmoins avaient t plus ou moins complices de leur matre.) Le frre Antoine de Pavie, capucin, dposa en ces termes: – Aprs la messe o elle avait reu dvotement la sainte communion, et tandis que nous la confortions, le comte d’Alife, frre de madame la duchesse, entra dans la chambre avec une corde et une baguette de coudrier grosse comme le pouce et qui pouvait avoir une demi-aune de longueur. Il couvrit les yeux de la duchesse d’un mouchoir, et elle, d’un grand sang-froid, le faisait descendre davantage sur ses yeux, pour ne pas le voir. Le comte lui mit la corde au cou; mais, comme elle n’allait pas bien, le comte la lui ta et s’loigna de quelques pas; la duchesse, l’entendant marcher, s’ta le mouchoir de dessus les yeux, et dit: – Eh bien donc! que faisons-nous? Le comte rpondit: – La corde n’allait pas bien, je vais en prendre une autre pour ne pas vous faire souffrir. Disant ces paroles, il sortit; peu aprs il rentra dans la chambre avec une autre corde, il lui arrangea de nouveau le mouchoir sur les yeux, il lui remit la corde au cou, et, faisant pntrer la baguette dans le noeud, il la fit tourner et l’trangla. La chose se passa, de la part de la duchesse, absolument sur le ton d’une conversation ordinaire. Le frre Antoine de Salazar, autre capucin, termine sa dposition par ces paroles: – Je voulais me retirer du pavillon par scrupule de conscience, pour ne pas la voir mourir, mais la duchesse me dit: – Ne t’loigne pas d’ici, pour l’amour de Dieu. (Ici le moine raconte les circonstances de la mort, absolument comme nous venons de les rapporter.) Il ajoute: – Elle mourut comme une bonne chrtienne, rptant souvent: Je crois, je crois. Les deux moines, qui apparemment avaient obtenu de leurs suprieurs l’autorisation ncessaire, rptent dans leurs dpositions que la duchesse a toujours protest de son innocence parfaite, dans tous ses entretiens avec eux, dans toutes ses confessions, et particulirement dans celle qui prcda la messe o elle reut la sainte communion. Si elle tait coupable, par ce trait d’orgueil elle se prcipitait en enfer. Dans la confrontation du frre Antoine de Pavie, capucin, avec D. Lonard del Cardine, le frre dit: – Mon compagnon dit au comte qu’il serait bien d’attendre que la duchesse accoucht, elle est grosse de six mois, ajouta-t-il, il ne faut pas perdre l’me du pauvre petit malheureux qu’elle porte dans son sein, il faut pouvoir le baptiser. A quoi le comte d’Alife rpondit: – Vous savez que je dois aller Rome, et je ne veux pas y paratre avec ce masque sur le visage (avec cet affront non veng). A peine la duchesse fut-elle morte, que les deux capucins insistrent pour qu’on l’ouvrt sans retard, afin de pouvoir donner le baptme l’enfant, mais le comte et D. Lonard n’coutrent pas leurs prires. Le lendemain la duchesse fut enterre dans l’glise du lieu, avec une sorte de pompe (j’ai lu le procs-verbal). Cet vnement, dont la nouvelle se rpandit aussitt, fit peu d’impression, on s’y attendait depuis longtemps; on avait plusieurs fois annonc la nouvelle de cette mort Gallese et Rome, et d’ailleurs, un assassinat hors de la ville et dans un moment de sige vacant n’avait rien d’extraordinaire. Le conclave qui suivit la mort de Paul IV fut trs orageux, il ne dura pas moins de quatre mois. Le 26 dcembre 1559, le pauvre cardinal Carlo Carafa fut oblig de concourir l’lection d’un cardinal port par l’Espagne et qui par consquent ne pourrait se refuser aucune des rigueurs que Philippe II demanderait contre lui cardinal Carafa. Le nouvel lu prit le nom de Pie IV. Si le cardinal n’avait pas t exil au moment de la mort de son oncle, il et t matre de l’lection, ou du moins aurait t en mesure d’empcher la nomination d’un ennemi. Peu aprs, on arrta le cardinal ainsi que le duc; l’ordre de Philippe II tait videmment de les faire prir. Ils eurent rpondre sur quatorze chefs d’accusation. On interrogea tous ceux qui pouvaient donner des lumires sur ces quatorze chefs. Ce procs, fort bien fait, se compose de deux volumes in-folio, que j’ai lus avec beaucoup d’intrt’, parce qu’on y rencontre chaque page des dtails de moeurs que les historiens n’ont point trouvs dignes de la majest de l’histoire. J’y ai remarqu des dtails fort pittoresques sur une tentative d’assassinat dirige par le parti espagnol contre le cardinal Carafa, alors ministre tout-puissant. Du reste, lui et son frre furent condamns pour des crimes qui n’en auraient pas t pour tout autre, par exemple, avoir donn la mort l’amant d’une femme infidle et cette femme elle-mme. Quelques annes plus tard, le prince Orsini pousa la soeur du grand-duc de Toscane, il la crut infidle et la fit empoisonner en Toscane mme, du consentement du grand-duc son frre, et jamais la chose ne lui a t impute crime. Plusieurs princesses de la maison de Mdicis sont mortes ainsi. Quand le procs des deux Carafa fut termin, on en fit un long sommaire, qui, diverses reprises, fut examin par des congrgations de cardinaux. Il est trop vident qu’une fois qu’on tait convenu de punir de mort le meurtre qui vengeait l’adultre, genre de crime dont la justice ne s’occupait jamais, le cardinal tait coupable d’avoir perscut son frre pour que le crime ft commis, comme le duc tait coupable de l’avoir fait excuter. Le 3 de mars l561, le pape Pie IV tint un consistoire qui dura huit heures, et la fin duquel il pronona la sentence des Carafa en ces termes: Prout in schedul. (Qu’il en soit fait comme il est requis.) La nuit du jour suivant, le fiscal envoya au chteau Saint-Ange le barigel pour faire excuter la sentence de mort sur les deux frres, Charles, cardinal Carafa, et Jean, duc de Palliano; ainsi fut fait. On s’occupa d’abord du duc. Il fut transfr du chteau Saint-Ange aux prisons de Tordinona, o tout tait prpar; ce fut l que le duc, le comte d’Alife et D. Lonard del Cardine eurent la tte tranche. Le duc soutint ce terrible moment non seulement comme un cavalier de haute naissance, mais encore comme un chrtien prt tout endurer pour l’amour de Dieu. Il adressa de belles paroles ses deux compagnons pour les exhorter la mort; puis crivit son fils*. * Le savant M. Sismondi embrouille toute cette histoire. Voir l’article Carafa de la Biographie Michaud; il prtend que ce fut le comte de Montorio qui eut la tte tranche le jour de la mon du cardinal. Le comte tait le pre du cardinal et du duc de Palliano. Le savant historien prend le pre pour le fils. Le barigel revint au chteau Saint-Ange, il annona la mort au cardinal Carafa, ne lui donnant qu’une heure pour se prparer. Le cardinal montra une grandeur d’me suprieure celle de son frre, d’autant qu’il dit moins de paroles; les paroles sont toujours une force que l’on cherche hors de soi. On ne lui entendit prononcer voix basse que ces mots, l’annonce de la terrible nouvelle: – Moi mourir! O pape Pie! roi Philippe! Il se confessa; il rcita les sept psaumes de la pnitence, puis il s’assit sur une chaise, et dit au bourreau: – Faites. Le bourreau l’trangla avec un cordon de soie qui se rompit; il fallut y revenir deux fois. Le cardinal regarda le bourreau sans daigner prononcer un mot. (Note ajoute.) Peu d’annes aprs, le saint pape Pie V fit revoir le procs, qui fut cass, le cardinal et son frre furent rtablis dans tous les honneurs, et le procureur gnral, qui avait le plus contribu leur mort, fut pendu. Pie V ordonna la suppression du procs toutes les copies qui existaient dans les bibliothques furent brles; il fut dfendu d’en conserver sous peine d’excommunication: mais le pape ne pensa pas qu’il avait une copie du procs dans sa propre bibliothque, et c’est sur cette copie qu’ont t faites toutes celles que l’on voit aujourd’hui. by Stendhal