We thank the Bibliotheque Nationale de France that has made available the image files at www://gallica.bnf.fr, authorizing the preparation of the etext through OCR. Nous remercions la BibliothËque Nationale de France qui a mis disposition les images dans www://gallica.bnf.fr, et a donn l’autorisation de les utiliser pour prÈparer ce texte. Anatole France Le Jardin D’…picure Nous avons peine ‡ nous figurer l’Ètat d’esprit d’un homme d’autrefois qui croyait fermement que la terre Ètait le centre du monde et que tous les astres tournaient autour d’elle. Il sentait sous ses pieds s’agiter les damnÈs dans les flammes, et peut-Ítre avait-il vu de ses yeux et senti par ses narines la fumÈe sulfureuse de l’enfer, s’Èchappant par quelque fissure de rocher. En levant la tÍte, il contemplait les douze sphËres, celle des ÈlÈments, qui renferme l’air et le feu, puis les sphËres de la Lune, de Mercure, de VÈnus, que visita Dante, le vendredi saint de l’annÈe 1300, puis celles du Soleil, de Mars, de Jupiter et de Saturne, puis le firmament incorruptible auquel les Ètoiles Ètaient suspendues comme des lampes. La pensÈe prolongeant cette contemplation, il dÈcouvrait par del‡, avec les yeux de l’esprit, le neuviËme ciel o˘ des saints furent ravis, le primum mobile ou cristallin, et enfin l’EmpyrÈe, sÈjour des bienheureux vers lequel, aprËs la mort, deux anges vÍtus de blanc (il en avait la ferme espÈrance) porteraient comme un petit enfant son ‚me lavÈe par le baptÍme et parfumÈe par l’huile des derniers sacrements. En ce temps-l‡, Dieu n’avait pas d’autres enfants que les hommes, et toute sa crÈation Ètait amÈnagÈe d’une faÁon ‡ la fois puÈrile et poÈtique, comme une immense cathÈdrale. Ainsi conÁu, l’univers Ètait si simple, qu’on le reprÈsentait au complet, avec sa vraie figure et son mouvement, dans certaines grandes horloges machinÈes et peintes. C’en est fait des douze cieux et des planËtes sous lesquelles on naissait heureux ou malheureux, jovial ou saturnien. La vo˚te solide du firmament est brisÈe. Notre oeil et notre pensÈe se plongent dans les abÓmes infinis du ciel. Au del‡ des planËtes, nous dÈcouvrons, non plus l’EmpyrÈe des Èlus et des anges, mais cent millions de soleils roulant, escortÈs de leur cortËge d’obscurs satellites, invisibles pour nous. Au milieu de cette infinitÈ de mondes, notre soleil ‡ nous n’est qu’une bulle de gaz et la terre une goutte de boue. Notre imagination s’irrite et s’Ètonne quand on nous dit que le rayon lumineux qui nous vient de l’Ètoile polaire Ètait en chemin depuis un demi-siËcle et que pourtant cette belle Ètoile est notre voisine et qu’elle est, avec Sirius et Arcturus, une des plus proches soeurs de notre soleil. Il est des Ètoiles que nous voyons encore dans le champ du tÈlescope et qui sont peut-Ítre Èteintes depuis trois mille ans. Les mondes meurent, puisqu’ils naissent. Il en naÓt, il en meurt sans cesse. Et la crÈation, toujours imparfaite, se poursuit dans d’incessantes mÈtamorphoses. Les Ètoiles s’Èteignent sans que nous puissions dire si ces filles de lumiËre, en mourant ainsi, ne commencent point comme planËtes une existence fÈconde, et si les planËtes elles-mÍmes ne se dissolvent pas pour redevenir des Ètoiles. Nous savons seulement qu’il n’est pas plus de repos dans les espaces cÈlestes que sur la terre, et que la loi du travail et de l’effort rÈgit l’infinitÈ des mondes. Il y a des Ètoiles qui se sont Èteintes sous nos yeux, d’autres vacillent comme la flamme mourante d’une bougie. Les cieux, qu’on croyait incorruptibles, ne connaissent d’Èternel que l’Èternel Ècoulement des choses. Que la vie organique soit rÈpandue dans tous les univers, c’est ce dont il est difficile de douter, ‡ moins pourtant que la vie organique ne soit qu’un accident, un malheureux hasard, survenu dÈplorablement dans la goutte de boue o˘ nous sommes. Mais on croira plutÙt que la vie s’est produite sur les planËtes de notre systËme, soeurs de la terre et filles comme elle du soleil, et qu’elle s’y est produite dans des conditions assez analogues ‡ celles dans lesquelles elle se manifeste ici, sous les formes animale et vÈgÈtale. Un bolide nous est venu du ciel, contenant du carbone. Pour nous convaincre avec plus de gr‚ce, il faudrait que les anges, qui apportËrent ‡ sainte DorothÈe des fleurs du Paradis, revinssent avec leurs cÈlestes guirlandes. Mars selon toute apparence est habitable pour des espËces d’Ítres comparables aux animaux et aux plantes terrestres. Il est probable qu’Ètant habitable, il est habitÈ. Tenez pour assur qu’on s’y entre-dÈvore ‡ l’heure qu’il est. L’unitÈ de composition des Ètoiles est maintenant Ètablie par l’analyse spectrale. C’est pourquoi il faut penser que les causes qui ont fait sortir la vie de notre nÈbuleuse l’engendrent dans toutes les autres. Quand nous disons la vie, nous entendons l’activitÈ de la substance organisÈe, dans les conditions o˘ nous voyons qu’elle se manifeste sur la terre. Mais il se peut que la vie se produise aussi dans des milieux diffÈrents, ‡ des tempÈratures trËs hautes ou trËs basses, sous des formes inconcevables. Il se peut mÍme qu’elle se produise sous une forme ÈthÈrÈe, tout prËs de nous, dans notre atmosphËre, et que nous soyons ainsi entourÈs d’anges, que nous ne pourrons jamais connaÓtre, parce que la connaissance suppose un rapport, et que d’eux ‡ nous il ne saurait en exister aucun. Il se peut aussi que ces millions de soleils, joints ‡ des milliards que nous ne voyons pas, ne forment tous ensemble qu’un globule de sang ou de lymphe dans le corps d’un animal, d’un insecte imperceptible, Èclos dans un monde dont nous ne pouvons concevoir la grandeur et qui pourtant ne serait lui-mÍme, en proportion de tel autre monde, qu’un grain de poussiËre. Il n’est pas absurde non plus de supposer que des siËcles de pensÈe et d’intelligence vivent et meurent devant nous en une minute dans un atome. Les choses en elles-mÍmes ne sont ni grandes ni petites, et quand nous trouvons que l’univers est vaste, c’est l une idÈe tout humaine. S’il Ètait tout ‡ coup rÈduit ‡ la dimension d’une noisette, toutes choses gardant leurs proportions, nous ne pourrions nous apercevoir en rien de ce changement. La polaire, renfermÈe avec nous dans la noisette, mettrait, comme par le passÈ, cinquante ans ‡ nous envoyer sa lumiËre. Et la terre, devenue moins qu’un atome, serait arrosÈe de la mÍme quantitÈ de larmes et de sang qui l’abreuve aujourd’hui. Ce qui est admirable, ce n’est pas que le champ des Ètoiles soit si vaste, c’est que l’homme l’ait mesurÈ. * * * Le christianisme a beaucoup fait pour l’amour en en faisant un pÈchÈ. Il exclut la femme du sacerdoce. Il la redoute. Il montre combien elle est dangereuse. Il rÈpËte avec l’EcclÈsiaste: ´Les bras de la femme sont semblables aux filets des chasseurs, laqueus venatorum.ª Il nous avertit de ne point mettre notre espoir en elle: ´Ne vous appuyez point sur un roseau qu’agite le vent, et n’y mettez pas votre confiance, car toute chair est comme l’herbe, et sa gloire passe comme la fleur des champs.ª Il craint les ruses de celle qui perdit le genre humain: ´Toute malice est petite, comparÈe ‡ la malice de la femme. Brevis omnis malitia super malitiam mulieris_ª. Mais, par la crainte qu’il en fait paraÓtre, il la rend puissante et redoutable. Pour comprendre tout le sens de ces maximes, il faut avoir frÈquentÈ les mystiques. Il faut avoir coulÈ son enfance dans une atmosphËre religieuse. Il faut avoir suivi les retraites, observÈ les pratiques du culte. Il faut avoir lu, ‡ douze ans, ces petits livres Èdifiants qui ouvrent le monde surnaturel aux ‚mes naÔves. Il faut avoir su l’histoire de saint FranÁois de Borgia contemplant le cercueil ouvert de la reine Isabelle, ou l’apparition de l’abbesse de Vermont ‡ ses filles. Cette abbesse Ètait morte en odeur de saintetÈ et les religieuses qui avaient partagÈ ses travaux angÈliques, la croyant au ciel, l’invoquaient dans leurs oraisons. Mais elle leur apparut un jour, p‚le, avec des flammes attachÈes ‡ sa robe: ´Priez pour moi, leur dit-elle. Du temps que j’Ètais vivante, joignant un jour mes mains pour la priËre, je songeai qu’elles Ètaient belles. Aujourd’hui, j’expie cette mauvaise pensÈe dans les tourments du purgatoire. Reconnaissez, mes filles, l’adorable bontÈ de Dieu, et priez pour moi.ª Il y a dans ces minces ouvrages de thÈologie enfantine mille contes de cette sorte qui donnent trop de prix ‡ la puret pour ne pas rendre en mÍme temps la voluptÈ infiniment prÈcieuse. En considÈration de leur beautÈ, l’…glise fit d’Aspasie, de LaÔs et de ClÈop‚tre des dÈmons, des dames de l’enfer. Quelle gloire! Une sainte mÍme n’y serait pas insensible. La femme la plus modeste et la plus austËre, qui ne veut Ùter le repos ‡ aucun homme, voudrait pouvoir l’Ùter ‡ tous les hommes. Son orgueil s’accommode des prÈcautions que l’…glise prend contre elle. Quand le pauvre saint Antoine lui crie: ´Va-t’en, bÍte!ª cet effroi la flatte. Elle est ravie d’Ítre plus dangereuse qu’elle ne l’e˚t soupÁonnÈ. Mais ne vous flattez point, mes soeurs; vous n’avez pas paru en ce monde parfaites et armÈes. Vous f˚tes humbles ‡ votre origine. Vos aÔeules du temps du mammouth et du grand ours ne pouvaient point sur les chasseurs des cavernes ce que vous pouvez sur nous. Vous Ètiez utiles alors, vous Ètiez nÈcessaires; vous n’Ètiez pas invincibles. A dire vrai, dans ces vieux ‚ges, et pour longtemps encore, il vous manquait le charme. Alors vous ressembliez aux hommes et les hommes ressemblaient aux bÍtes. Pour faire de vous la terrible merveille que vous Ítes aujourd’hui, pour devenir la cause indiffÈrente et souveraine des sacrifices et des crimes, il vous a fallu deux choses: la civilisation qui vous donna des voiles et la religion qui nous donna des scrupules. Depuis lors, c’est parfait: vous Ítes un secret et vous Ítes un pÈchÈ. On rÍve de vous et l’on se damne pour vous. Vous inspirez le dÈsir et la peur; la folie d’amour est entrÈe dans le monde. C’est un infaillible instinct qui vous incline ‡ la piÈtÈ. Vous avez bien raison d’aimer le christianisme. Il a dÈcuplÈ votre puissance. Connaissez-vous saint JÈrÙme? A Rome et en Asie, vous lui fÓtes une telle peur qu’il alla vous fuir dans un affreux dÈsert. L‡, nourri de racines crues et si br˚lÈ par le soleil qu’il n’avait plus qu’une peau noire et collÈe aux os, il vous retrouvait encore. Sa solitude Ètait pleine de vos images, plus belles encore que vous-mÍmes. Car c’est une vÈritÈ trop ÈprouvÈe des ascËtes que les rÍves que vous donnez sont plus sÈduisants, s’il est possible, que les rÈalitÈs que vous pouvez offrir. JÈrÙme repoussait avec une Ègale horreur votre souvenir et votre prÈsence. Mais il se livrait en vain aux je˚nes et aux priËres; vous emplissiez d’illusions sa vie dont il vous avait chassÈes. Voil‡ la puissance de la femme sur un saint. Je doute qu’elle soit aussi grande sur un habituÈ du Moulin-Rouge. Prenez garde qu’un peu de votre pouvoir ne s’en aille avec la foi et que vous ne perdiez quelque chose ‡ ne plus Ítre un pÈchÈ. Franchement, je ne crois pas que le rationalisme soit bon pour vous. A votre place, je n’aimerais guËre les physiologistes qui sont indiscrets, qui vous expliquent beaucoup trop, qui disent que vous Ítes malades quand nous vous croyons inspirÈes et qui appellent prÈdominance des mouvements rÈflexes votre facult sublime d’aimer et de souffrir. Ce n’est point de ce ton qu’on parle de vous dans la LÈgende dorÈe: on vous y nomme blanche colombe, lis de puretÈ, rose d’amour. Cela est plus agrÈable que d’Ítre appelÈe hystÈrique, hallucinÈe et cataleptique, comme on vous appelle journellement depuis que la science a triomphÈ. Enfin si j’Ètais de vous, j’aurais en aversion tous les Èmancipateurs qui veulent faire de vous les Ègales de l’homme. Ils vous poussent ‡ dÈchoir. La belle affaire pour vous d’Ègaler un avocat ou un pharmacien! Prenez garde: dÈj‡ vous avez dÈpouillÈ quelques parcelles de votre mystËre et de votre charme. Tout n’est pas perdu: on se bat, on se ruine, on se suicide encore pour vous; mais les jeunes gens assis dans les tramways vous laissent debout sur la plate-forme. Votre culte se meurt avec les vieux cultes. * * * Les joueurs jouent comme les amoureux aiment, comme les ivrognes boivent, nÈcessairement, aveuglÈment, sous l’empire d’une force irrÈsistible. Il est des Ítres vouÈs au jeu, comme il est des Ítres vouÈs ‡ l’amour. Qui donc a inventÈ l’histoire de ces deux matelots possÈdÈs de la fureur du jeu? Ils firent naufrage et n’ÈchappËrent ‡ la mort, aprËs les plus terribles aventures, qu’en sautant sur le dos d’une baleine. AussitÙt qu’ils y furent, ils tirËrent de leur poche leurs dÈs et leurs cornets et se mirent ‡ jouer. Voil‡ une histoire plus vraie que la vÈritÈ. Chaque joueur est un de ces matelots-l‡. Et certes, il y a dans le jeu quelque chose qui remue terriblement toutes les fibres des audacieux. Ce n’est pas une voluptÈ mÈdiocre que de tenter le sort. Ce n’est pas un plaisir sans ivresse que de go˚ter en une seconde des mois, des annÈes, toute une vie de crainte et d’espÈrance. Je n’avais pas dix ans quand M. GrÈpinet, mon professeur de neuviËme, nous lut en classe la fable de l’Homme et le GÈnie. Pourtant je me la rappelle mieux que si je l’avais entendue hier. Un gÈnie donne ‡ un enfant un peloton de fil et lui dit: ´Ce fil est celui de tes jours. Prends-le. Quand tu voudras que le temps s’Ècoule pour toi, tire le fil: tes jours se passeront rapides ou lents selon que tu auras dÈvidÈ le peloton vite ou longuement. Tant que tu ne toucheras pas au fil, tu resteras ‡ la mÍme heure de ton existence.ª L’enfant prit le fil; il le tira d’abord pour devenir un homme, puis pour Èpouser la fiancÈe qu’il aimait, puis pour voir grandir ses enfants, pour atteindre les emplois, le gain, les honneurs, pour franchir les soucis, Èviter les chagrins, les maladies venues avec l’‚ge, enfin, hÈlas! pour achever une vieillesse importune. Il avait vÈcu quatre mois et six jours depuis la visite du gÈnie. Eh bien! le jeu, qu’est-ce donc sinon l’art d’amener en une seconde les changements que la destinÈe ne produit d’ordinaire qu’en beaucoup d’heures et mÍme en beaucoup d’annÈes, l’art de ramasser en un seul instant les Èmotions Èparses dans la lente existence des autres hommes, le secret de vivre toute une vie en quelques minutes, enfin le peloton de fil du gÈnie? Le jeu, c’est un corps-‡-corps avec le destin. C’est le combat de Jacob avec l’ange, c’est le pacte du docteur Faust avec le diable. On joue de l’argent,–de l’argent, c’est-‡-dire la possibilit immÈdiate, infinie. Peut-Ítre la carte qu’on va retourner, la bille qui court donnera au joueur des parcs et des jardins, des champs et de vastes bois, des ch‚teaux Èlevant dans le ciel leurs tourelles pointues. Oui, cette petite bille qui roule contient en elle des hectares de bonne terre et des toits d’ardoise dont les cheminÈes sculptÈes se reflËtent dans la Loire; elle renferme les trÈsors de l’art, les merveilles du go˚t, des bijoux prodigieux, les plus beaux corps du monde, des ‚mes, mÍme, qu’on ne croyait pas vÈnales, toutes les dÈcorations, tous les honneurs, toute la gr‚ce et toute la puissance de la terre. Que dis-je? elle renferme mieux que cela; elle en renferme le rÍve. Et vous voulez qu’on ne joue pas? Si encore le jeu ne faisait que donner des espÈrances infinies, s’il ne montrait que le sourire de ses yeux verts on l’aimerait avec moins de rage. Mais il a des ongles de diamant, il est terrible, il donne, quand il lui plaÓt, la misËre et la honte; c’est pourquoi on l’adore. L’attrait du danger est au fond de toutes les grandes passions. Il n’y a pas de voluptÈ sans vertige. Le plaisir mÍlÈ de peur enivre. Et quoi de plus terrible que le jeu? Il donne, il prend; ses raisons ne sont point nos raisons. Il est muet, aveugle et sourd. Il peut tout. C’est un dieu. C’est un dieu. Il a ses dÈvots et ses saints qui l’aiment pour lui-mÍme, non pour ce qu’il promet, et qui l’adorent quand il les frappe. S’il les dÈpouille cruellement, ils en imputent la faute ‡ eux-mÍmes, non ‡ lui: ´J’ai mal jouȪ, disent-ils. Ils s’accusent et ne blasphËment pas. * * * L’espËce humaine n’est pas susceptible d’un progrËs indÈfini. Il a fallu pour qu’elle se dÈvelopp‚t que la terre f˚t dans de certaines conditions physiques et chimiques qui ne sont point stables. Il fut un temps o˘ notre planËte ne convenait pas l’homme: elle Ètait trop chaude et trop humide. Il viendra un temps o˘ elle ne lui conviendra plus: elle sera trop froide et trop sËche. Quand le soleil s’Èteindra, ce qui ne peut manquer, les hommes auront disparu depuis longtemps. Les derniers seront aussi dÈnuÈs et stupides qu’Ètaient les premiers. Ils auront oubliÈ tous les arts et toutes les sciences, ils s’Ètendront misÈrablement dans des cavernes, au bord des glaciers qui rouleront alors leurs blocs transparents sur les ruines effacÈes des villes o˘ maintenant on pense, on aime, on souffre, on espËre. Tous les ormes, tous les tilleuls seront morts de froid; et les sapins rÈgneront seuls sur la terre glacÈe. Ces derniers hommes, dÈsespÈrÈs sans mÍme le savoir, ne connaÓtront rien de nous, rien de notre gÈnie, rien de notre amour, et pourtant ils seront nos enfants nouveau-nÈs et le sang de notre sang. Un faible reste de royale intelligence, hÈsitant dans leur cr‚ne Èpaissi, leur conservera quelque temps encore l’empire sur les ours multipliÈs autour de leurs cavernes. Peuples et tribus auront disparu sous la neige et les glaces, avec les villes, les routes, les jardins du vieux monde. Quelques familles ‡ peine subsisteront. Femmes, enfants, vieillards, engourdis pÍle-mÍle, verront par les fentes de leurs cavernes monter tristement sur leur tÍte un soleil sombre o˘, comme sur un tison qui s’Èteint, courront des lueurs fauves, tandis qu’une neige Èblouissante d’Ètoiles continuera de briller tout le jour dans le ciel noir, travers l’air glacial. Voil‡ ce qu’ils verront; mais, dans leur stupiditÈ, ils ne sauront mÍme pas qu’ils voient quelque chose. Un jour, le dernier d’entre eux exhalera sans haine et sans amour dans le ciel ennemi le dernier souffle humain. Et la terre continuera de rouler, emportant ‡ travers les espaces silencieux les cendres de l’humanitÈ, les poËmes d’HomËre et les augustes dÈbris des marbres grecs, attachÈs ‡ ses flancs glacÈs. Et aucune pensÈe ne s’Èlancera plus vers l’infini, du sein de ce globe o˘ l’‚me a tant osÈ, au moins aucune pensÈe d’homme. Car qui peut dire si alors une autre pensÈe ne prendra pas conscience d’elle-mÍme et si ce tombeau o˘ nous dormirons tous ne sera pas le berceau d’une ‚me nouvelle? De quelle ‚me, je ne sais. De l’‚me de l’insecte, peut-Ítre. A cÙtÈ de l’homme, malgr l’homme, les insectes, les abeilles, par exemple, et les fourmis ont dÈj‡ fait des merveilles. Il est vrai que les fourmis et les abeilles veulent comme nous de la lumiËre et de la chaleur. Mais il y a des invertÈbrÈs moins frileux. Qui connaÓt l’avenir rÈservÈ ‡ leur travail et ‡ leur patience? Qui sait si la terre ne deviendra pas bonne pour eux quand elle aura cessÈ de l’Ítre pour nous? Qui sait s’ils ne prendront pas un jour conscience d’eux et du monde? Qui sait si ‡ leur tour ils ne loueront pas Dieu? * * * A Lucien Muhlfeld. Nous ne pouvons nous reprÈsenter avec exactitude ce qui n’existe plus. Ce que nous appelons la couleur locale est une rÍverie. Quand on voit qu’un peintre a toutes les peines du monde reproduire d’une maniËre ‡ peu prËs vraisemblable une scËne du temps de Louis-Philippe, on dÈsespËre qu’il nous rende jamais la moindre idÈe d’un ÈvÈnement contemporain de saint Louis ou d’Auguste. Nous nous donnons bien du mal pour copier de vieilles armes et de vieux coffres. Les artistes d’autrefois ne s’embarrassaient point de cette vaine exactitude. Ils prÍtaient aux hÈros de la lÈgende ou de l’histoire le costume et la figure de leurs contemporains. Ainsi nous peignirent-ils naturellement leur ‚me et leur siËcle. Un artiste peut-il mieux faire? Chacun de leurs personnages Ètait quelqu’un d’entre eux. Ces personnages, animÈs de leur vie et de leur pensÈe, restent jamais touchants. Ils portent ‡ l’avenir tÈmoignage de sentiments ÈprouvÈs et d’Èmotion vÈritables. Des peintures archÈologiques ne tÈmoignent que de la richesse de nos musÈes. Si vous voulez go˚ter l’art vrai et ressentir devant un tableau une impression large et profonde, regardez les fresques de Ghirlandajo, ‡ Santa-Maria-Novella de Florence, la Naissance de la Vierge. Le vieux peintre nous montre la chambre de l’accouchÈe. Anne, soulevÈe sur son lit, n’est ni belle ni jeune; mais on voit tout de suite que c’est une bonne mÈnagËre. Elle a rangÈ au chevet de son lit un pot de confitures et deux grenades. Une servante, debout ‡ la ruelle, lui prÈsente un vase sur un plateau. On vient de laver l’enfant, et le bassin de cuivre est encore au milieu de la chambre. Maintenant la petite Marie boit le lait d’une belle nourrice. C’est une dame de la ville, une jeune mËre qui a voulu gracieusement offrir le sein l’enfant de son amie, afin que cet enfant et le sien, ayant bu la vie aux mÍmes sources, en gardent le mÍme go˚t et, par la force de leur sang, s’aiment fraternellement. PrËs d’elle, une jeune femme qui lut ressemble, ou plutÙt une jeune fille, sa soeur peut-Ítre, richement vÍtue, le front dÈcouvert et portant des nattes sur les tempes comme …milia Pia, Ètend les deux bras vers le petit enfant, avec un geste charmant o˘ se trahit l’Èveil de l’instinct maternel. Deux nobles visiteuses, habillÈes ‡ la mode de Florence, entrent dans la chambre. Elles sont suivies d’une servante qui porte sur la tÍte des pastËques et des raisins, et cette figure d’une ample beautÈ, drapÈe ‡ l’antique, ceinte d’une Ècharpe flottante, apparaÓt dans cette scËne domestique et pieuse comme je ne sais quel rÍve paÔen. Eh bien! dans cette chambre tiËde, sur ces doux visages de femme, je vois toute la belle vie florentine et la fleur de la premiËre Renaissance. Le fils de l’orfËvre, le maÓtre des premiËres heures, a dans sa peinture, claire comme l’aube d’un jour d’ÈtÈ, rÈvÈlÈ tout le secret de cet ‚ge courtois dans lequel il eut le bonheur de vivre et dont le charme Ètait si grand que ses contemporains eux-mÍmes s’Ècriaient: ´Dieux bons! le bienheureux siËcle! L’artiste doit aimer la vie et nous montrer qu’elle est belle. Sans lui, nous en douterions. * * * L’ignorance est la condition nÈcessaire, je ne dis pas du bonheur, mais de l’existence mÍme. Si nous savions tout, nous ne pourrions pas supporter la vie une heure. Les sentiments qui nous la rendent ou douce, ou du moins tolÈrable, naissent d’un mensonge et se nourrissent d’illusions. Si possÈdant, comme Dieu, la vÈritÈ, l’unique vÈritÈ, un homme la laissait tomber de ses mains, le monde en serait anÈanti sur le coup et l’univers se dissiperait aussitÙt comme une ombre. La vÈritÈ divine, ainsi qu’un jugement dernier, le rÈduirait en poudre. * * * Au vrai jaloux, tout porte ombrage, tout est sujet d’inquiÈtude. Une femme le trahit dÈj‡ seulement parce qu’elle vit et qu’elle respire. Il redoute ces travaux de la vie intÈrieure, ces mouvements divers de la chair et de l’‚me qui font de cette femme une crÈature distincte de lui-mÍme, indÈpendante, instinctive, douteuse et parfois inconcevable. Il souffre de ce qu’elle fleurit d’elle-mÍme comme une belle plante, sans qu’aucune puissance d’amour puisse retenir et prendre tout ce qu’elle rÈpand au monde de parfum dans ce moment agitÈ qui est la jeunesse et la vie. Au fond, il ne lui reproche rien, sinon qu’elle est. C’est l‡ ce qu’il ne saurait supporter paisiblement. Elle est, elle vit, elle est belle, elle songe. Quel sujet d’inquiÈtude mortelle! Il veut toute cette chair. Il la veut plus et mieux que n’a permis la nature, et toute. La femme n’a pas cette imagination. Le plus souvent, ce qu’on prend chez elle pour de la jalousie, c’est la rivalitÈ. Mais, quant ‡ cette torture des sens, ‡ cette hantise des apparitions odieuses, ‡ cette fureur imbÈcile et lamentable, ‡ cette rage physique, elle ne la connaÓt point ou ne la connaÓt guËre. Son sentiment, dans ce cas, est moins prÈcis que le nÙtre. Une sorte d’imagination n’est pas trËs dÈveloppÈe en elle, mÍme dans l’amour, et dans l’amour sensuel: c’est l’imagination plastique, le sens prÈcis des figures. Un grand vague enveloppe ses impressions, et toutes ses Ènergies restent tendues pour la lutte. Jalouse, elle combat avec une opini‚tretÈ, mÍlÈe de violence et de ruse, dont l’homme est incapable. Ce mÍme aiguillon qui nous dÈchire les entrailles l’excite ‡ la course. DÈpossÈdÈe, elle lutte pour l’empire et pour la domination. Aussi la jalousie, qui chez l’homme est une faiblesse, est une force chez la femme et la pousse aux entreprises. Elle en tire moins de dÈgo˚t que d’audace. Voyez l’Hermione de Racine. Sa jalousie ne s’exhale pas en noires fumÈes; elle a peu d’imagination; elle ne fait point de ses tourments un poËme plein d’images cruelles. Elle ne rÍve pas, et qu’est-ce que la jalousie sans le rÍve? qu’est-ce que la jalousie sans l’obsession et sans une espËce de monomanie furieuse? Hermione n’est pas jalouse. Elle s’occupe d’empÍcher un mariage. Elle veut l’empÍcher ‡ tout prix, et reprendre un homme, rien de plus. Et quand cet homme est tuÈ pour elle, par elle, elle est ÈtonnÈe; elle est surtout attrapÈe. C’est un mariage manquÈ. Un homme sa place se fut ÈcriÈ: ´Tant mieux! cette femme que j’aimais, personne ne l’aura. * * * Le monde est frivole et vain, tant qu’il vous plaira. Pourtant, ce n’est point une mauvaise Ècole pour un homme politique. Et l’on peut regretter qu’on en ait si peu l’usage aujourd’hui dans nos parlements. Ce qui fait le monde, c’est la femme. Elle y est souveraine: rien ne s’y fait que par elle et pour elle. Or la femme est la grande Èducatrice de l’homme; elle lui enseigne les vertus charmantes, la politesse, la discrÈtion et cette fiertÈ qui craint d’Ítre importune. Elle montre ‡ quelques-uns l’art de plaire, ‡ tous l’art utile de ne pas dÈplaire. On apprend d’elle que la sociÈtÈ est plus complexe et d’une ordonnance plus dÈlicate qu’on ne l’imagine communÈment dans les cafÈs politiques. Enfin on se pÈnËtre prËs d’elle de cette idÈe que les rÍves du sentiment et les ombres de la foi sont invincibles, et que ce n’est pas la raison qui gouverne les hommes. * * * Le comique est vite douloureux quand il est humain. Est-ce que don Quichotte ne vous fait pas quelquefois pleurer? Je go˚te beaucoup pour ma part quelques livres d’une sereine et riante dÈsolation, comme cet incomparable Don Quichotte ou comme Candide, qui sont, ‡ les bien prendre, des manuels d’indulgence et de pitiÈ, des bibles de bienveillance. * * * L’art n’a pas la vÈritÈ pour objet. Il faut demander la vÈrit aux sciences, parce qu’elle est leur objet; il ne faut pas la demander ‡ la littÈrature, qui n’a et ne peut avoir d’objet que le beau. La ChloÈ du roman grec ne fut jamais une vraie bergËre, et son Daphnis ne fut jamais un vrai chevrier; pourtant ils nous plaisent encore. Le Grec subtil qui nous conta leur histoire ne se souciait point d’Ètables ni de boucs. Il n’avait souci que de poÈsie et d’amour. Et comme il voulait montrer, pour le plaisir des citadins, un amour sensuel et gracieux, il mit cet amour dans les champs o˘ ses lecteurs n’allaient point, car c’Ètaient de vieux Byzantins blanchis au fond de leur palais, au milieu de fÈroces mosaÔques ou derriËre le comptoir sur lequel ils avaient amassÈ de grandes richesses. Afin d’Ègayer ces vieillards mornes, le conteur leur montra deux beaux enfants. Et pour qu’on ne confondit point son Daphnis et sa ChloÈ avec les petits polissons et les fillettes vicieuses qui foisonnent sur le pav des grandes villes, il prit soin de dire: ´Ceux dont je vous parle vivaient autrefois ‡ Lesbos, et leur histoire fut peinte dans un bois consacrÈ aux Nymphes.ª Il prenait l’utile prÈcaution que toutes les bonnes femmes ne manquent jamais de prendre avant de faire un conte, quand elles disent: ´Au temps que Berthe filait.ª ou: ´Quand les bÍtes parlaient. Si l’on veut nous dire une belle histoire, il faut bien sortir un peu de l’expÈrience et de l’usage. * * * Nous mettons l’infini dans l’amour. Ce n’est pas la faute des femmes. * * * Je ne crois pas que douze cents personnes assemblÈes pour entendre une piËce de thÈ‚tre forment un concile inspirÈ par la sagesse Èternelle; mais le public, ce me semble, apporte ordinairement au spectacle une naÔvetÈ de coeur et une sincÈrit d’esprit qui donnent quelque valeur au sentiment qu’il Èprouve. Bien des gens ‡ qui il est impossible de se faire une idÈe de ce qu’ils ont lu sont en Ètat de rendre un compte assez exact de ce qu’ils ont vu reprÈsentÈ. Quand on lit un livre, on le lit comme on veut, on en lit ou plutÙt on y lit ce qu’on veut. Le livre laisse tout ‡ faire ‡ l’imagination. Aussi les esprits rudes et communs n’y prennent-ils pour la plupart qu’un p‚le et froid plaisir. Le thÈ‚tre au contraire fait tout voir et dispense de rien imaginer. C’est pourquoi il contente le plus grand nombre. C’est aussi pourquoi il plaÓt mÈdiocrement aux esprits rÍveurs et mÈditatifs. Ceux-l‡ n’aiment les idÈes que pour le prolongement qu’ils leur donnent et pour l’Ècho mÈlodieux qu’elles Èveillent en eux-mÍmes. Ils n’ont que faire dans un thÈ‚tre et prÈfËrent au plaisir passif du spectacle la joie active de la lecture. Qu’est-ce qu’un livre? Une suite de petits signes. Rien de plus. C’est au lecteur ‡ tirer lui-mÍme les formes, les couleurs et les sentiments auxquels ces signes correspondent. Il dÈpendra de lui que ce livre soit terne ou brillant, ardent ou glacÈ. Je dirai, si vous prÈfÈrez, que chaque mot d’un livre est un doigt mystÈrieux, qui effleure une fibre de notre cerveau comme la corde d’une harpe et Èveille ainsi une note dans notre ‚me sonore. En vain la main de l’artiste sera inspirÈe et savante. Le son qu’elle rendra dÈpend de la qualitÈ de nos cordes intimes. Il n’en est pas tout ‡ fait de mÍme du thÈ‚tre. Les petits signes noirs y sont remplacÈs par des images vivantes. Aux fins caractËres d’imprimerie qui laissent tant ‡ deviner sont substituÈs des hommes et des femmes, qui n’ont rien de vague ni de mystÈrieux. Le tout est exactement dÈterminÈ. Il en rÈsulte que les impressions reÁues par les spectateurs sont aussi peu dissemblables que possible, en Ègard ‡ la fatale diversitÈ des sentiments humains. Aussi voit-on, dans toutes les reprÈsentations (que des querelles littÈraires ou politiques ne troublent point), une vÈritable sympathie s’Ètablir entre tous les assistants. Si l’on considËre, d’ailleurs, que le thÈ‚tre est l’art qui s’Èloigne le moins de la vie, on reconnaÓtra qu’il est le plus facile ‡ comprendre et ‡ sentir et l’on en conclura que c’est celui sur lequel le public est le mieux d’accord et se trompe le moins. * * * Que la mort nous fasse pÈrir tout entiers, je n’y contredis point. Cela est fort possible. En ce cas, il ne faut pas la craindre: Je suis, elle n’est pas; elle est, je ne suis plus. Mais si, tout en nous frappant, elle nous laisse subsister, soyez bien s˚rs que nous nous retrouverons au del‡ du tombeau tels absolument que nous Ètions sur la terre. Nous en serons sans doute fort penauds. Cette idÈe est de nature ‡ nous g‚ter par avance le paradis et l’enfer. Elle nous Ùte toute espÈrance, car ce que nous souhaitons le plus, c’est de devenir tout autres que nous ne sommes. Mais cela nous est bien dÈfendu. * * * Il y a un petit livre allemand qui s’appelle: Notes ‡ ajouter au livre de la vie, et qui est signÈ Gerhard d’Amyntor, livre assez vrai et par consÈquent assez triste, o˘ l’on voit dÈcrite la condition ordinaire des femmes. ´C’est dans les soucis quotidiens que la mËre de famille perd sa fraÓcheur et sa force et se consume jusqu’‡ la moelle de ses os. L’Èternel retour de la question: ´Que faut-il faire cuire aujourd’hui?ª l’incessante nÈcessitÈ de balayer le plancher, de battre, de brosser les habits, d’Èpousseter, tout cela, c’est la goutte d’eau dont la chute constante finit par ronger lentement, mais s˚rement, l’esprit aussi bien que le corps. C’est devant le fourneau de cuisine que, par une magie vulgaire, la petite crÈature blanche et rose, au rire de cristal, se change en une momie noire et douloureuse. Sur l’autel fumeux o˘ mijote le pot-au-feu, sont sacrifiÈes jeunesse, libertÈ, beautÈ, joie.ª Ainsi s’exprime peu prËs Gerhard d’Amyntor. Tel est le sort, en effet, de l’immense majoritÈ des femmes. L’existence est dure pour elles comme pour l’homme. Et si l’on recherche aujourd’hui pourquoi elle est si pÈnible, on reconnaÓt qu’il n’en peut Ítre autrement sur une planËte o˘ les choses indispensables ‡ la vie sont rares, d’une production difficile ou d’une extraction laborieuse. Des causes si profondes et qui dÈpendent de la figure mÍme de la terre, de sa constitution, de sa flore et de sa faune, sont malheureusement durables et nÈcessaires. Le travail, avec quelque ÈquitÈ qu’on le puisse rÈpartir, pËsera toujours sur la plupart des hommes et sur la plupart des femmes, et peu d’entre elles auront le loisir de dÈvelopper leur beautÈ et leur intelligence dans des conditions esthÈtiques. La faute en est ‡ la nature. Cependant, que devient l’amour? Il devient ce qu’il peut. La faim est sa grande ennemie. Et c’est un fait incontestable que les femmes ont faim. Il est probable qu’au XX∞ siËcle comme au XIX∞ elles feront la cuisine, ‡ moins que le socialisme ne ramËne l’‚ge o les chasseurs dÈvoraient leur proie encore chaude et o˘ VÈnus dans les forÍts unissait les amants. Alors la femme Ètait libre. Je vais vous dire: Si j’avais crÈÈ l’homme et la femme, je les aurais formÈs sur un type trËs diffÈrent de celui qui a prÈvalu et qui est celui des mammifËres supÈrieurs. J’aurais fait les hommes et les femmes, non point ‡ la ressemblance des grands singes comme ils sont en effet, mais ‡ l’image des insectes qui, aprËs avoir vÈcu chenilles, se transforment en papillons et n’ont, au terme de leur vie, d’autre souci que d’aimer et d’Ítre beaux. J’aurais mis la jeunesse ‡ la fin de l’existence humaine. Certains insectes ont, dans leur derniËre mÈtamorphose, des ailes et pas d’estomac. Ils ne renaissent sous cette forme ÈpurÈe que pour aimer une heure et mourir. Si j’Ètais un dieu, ou plutÙt un dÈmiurge,–car la philosophie alexandrine nous enseigne que ces minimes ouvrages sont plutÙt l’affaire du dÈmiurge, ou simplement de quelque dÈmon constructeur,–si donc j’Ètais dÈmiurge ou dÈmon, ce sont ces insectes que j’aurais pris pour modËles de l’homme. J’aurais voulu que, comme eux, l’homme accomplÓt d’abord, ‡ l’Ètat de larve, les travaux dÈgo˚tants par lesquels il se nourrit. En cette phase, il n’y aurait point eu de sexes, et la faim n’aurait point avili l’amour. Puis j’aurais fait en sorte que, dans une transformation derniËre, l’homme et la femme, dÈployant des ailes Ètincelantes, vÈcussent de rosÈe et de dÈsir et mourussent dans un baiser. J’aurais de la sorte donnÈ ‡ leur existence mortelle l’amour en rÈcompense et pour couronne. Et cela aurait ÈtÈ mieux ainsi. Mais je n’ai pas crÈÈ le monde, et le dÈmiurge qui s’en est chargÈ n’a pas pris mes avis. Je doute, entre nous, qu’il ait consultÈ les philosophes et les gens d’esprit. * * * C’est une grande erreur de croire que les vÈritÈs scientifiques diffËrent essentiellement des vÈritÈs vulgaires. Elles n’en diffËrent que par l’Ètendue et la prÈcision. Au point de vue pratique, c’est l‡ une diffÈrence considÈrable. Mais il ne faut pas oublier que l’observation du savant s’arrÍte ‡ l’apparence et au phÈnomËne, sans jamais pouvoir pÈnÈtrer la substance ni rien savoir de la vÈritable nature des choses. Un oeil armÈ du microscope n’en est pas moins un oeil humain. Il voit plus que les autres yeux, il ne voit pas autrement. Le savant multiplie les rapports de l’homme avec la nature, mais il lui est impossible de modifier en rien le caractËre essentiel de ces rapports. Il voit comment se produisent certains phÈnomËnes qui nous Èchappent, mais il lui est interdit, aussi bien qu’‡ nous, de rechercher pourquoi ils se produisent. Demander une morale ‡ la science, c’est s’exposer ‡ de cruels mÈcomptes. On croyait, il y a trois cents ans, que la terre Ètait le centre de la crÈation. Nous savons aujourd’hui qu’elle n’est qu’une goutte figÈe du soleil. Nous savons quels gaz br˚lent ‡ la surface des plus lointaines Ètoiles. Nous savons que l’univers, dans lequel nous sommes une poussiËre errante, enfante et dÈvore dans un perpÈtuel travail; nous savons qu’il naÓt sans cesse et qu’il meurt des astres. Mais en quoi notre morale a-t-elle ÈtÈ changÈe par de si prodigieuses dÈcouvertes? Les mËres en ont-elles mieux ou moins bien aimÈ leurs petits enfants? En sentons-nous plus ou moins la beautÈ des femmes? Le coeur en bat-il autrement dans la poitrine des hÈros? Non! non! que la terre soit grande ou petite, il n’importe ‡ l’homme. Elle est assez grande pourvu qu’on y souffre, pourvu qu’on y aime. La souffrance et l’amour, voil‡ les deux sources jumelles de son inÈpuisable beautÈ. La souffrance! quelle divine mÈconnue! Nous lui devons tout ce qu’il y a de bon en nous, tout ce qui donne du prix ‡ la vie; nous lui devons la pitiÈ, nous lui devons le courage, nous lui devons toutes les vertus. La terre n’est qu’un grain de sable dans le dÈsert infini des mondes. Mais, si l’on ne souffre que sur la terre, elle est plus grande que tout le reste du monde. Que dis-je? elle est tout, et le reste n’est rien. Car, ailleurs, il n’y a ni vertu ni gÈnie. Qu’est-ce que le gÈnie, sinon l’art de charmer la souffrance? C’est sur le sentiment seul que la morale repose naturellement. De trËs grands esprits ont nourri, je le sais, d’autres espÈrances. Renan s’abandonnait volontiers en souriant au rÍve d’une morale scientifique. Il avait dans la science une confiance ‡ peu prËs illimitÈe. Il croyait qu’elle changerait le monde, parce qu’elle perce les montagnes. Je ne crois pas, comme lui, qu’elle puisse nous diviniser. A vrai dire, je n’en ai guËre l’envie. Je ne sens pas en moi l’Ètoffe d’un dieu, si petit qu’il soit. Ma faiblesse m’est chËre. Je tiens ‡ mon imperfection comme ‡ ma raison d’Ítre. * * * Il y a une petite toile de Jean BÈraud qui m’intÈresse Ètrangement. C’est la salle Graffard; une rÈunion publique o l’on voit fumer les cerveaux avec les pipes et les lampes. La scËne sans doute tourne au comique. Mais combien ce comique est profond et vrai! Combien il est mÈlancolique! Il y a dans cet Ètonnant tableau une figure qui me fait mieux comprendre ‡ elle seule l’ouvrier socialiste que vingt volumes d’histoire et de doctrine, celle de ce petit homme chauve, tout en cr‚ne, sans Èpaules, qui siËge au bureau dans son cache-nez, un ouvrier d’art sans doute, et un homme ‡ idÈes, maladif et sans instincts, l’ascËte du prolÈtariat, le saint de l’atelier, chaste et fanatique comme les saints de l’…glise, aux premiers ‚ges. Certes, celui-l‡ est un apÙtre et on sent ‡ le voir qu’une religion nouvelle est nÈe dans le peuple. * * * Un gÈologue anglais, de l’esprit le plus riche et le plus ouvert, sir Charles Lyell, a Ètabli, il y a quarante ans environ, ce qu’on nomme la thÈorie des causes actuelles. Il a dÈmontrÈ que les changements survenus dans le cours des ‚ges sur la face de la terre n’Ètaient pas dus, comme on le croyait, ‡ des cataclysmes soudains, qu’ils Ètaient l’effet de causes insensibles et lentes qui ne cessent point d’agir encore aujourd’hui. ¿ le suivre, on voit que ces grands changements, dont les vestiges Ètonnent, ne semblent si terribles que par le raccourci des ‚ges et qu’en rÈalitÈ ils s’accomplirent trËs doucement. C’est sans fureur que les mers changËrent de lit et que les glaciers descendirent dans les plaines, couvertes autrefois de fougËres arborescentes. Des transformations semblables s’accomplissent sous nos yeux, sans que nous puissions mÍme nous en apercevoir. L‡, enfin, o Cuvier voyait d’Èpouvantables bouleversements, Charles Lyell nous montre la lenteur clÈmente des forces naturelles. On sent combien cette thÈorie des causes actuelles serait bienfaisante si on pouvait la transporter du monde physique au monde moral et en tirer des rËgles de conduite. L’esprit conservateur et l’esprit rÈvolutionnaire, y trouveraient un terrain de conciliation. PersuadÈ qu’ils restent insensibles quand ils s’opËrent d’une maniËre continue, le conservateur ne s’opposerait plus aux changements nÈcessaires, de peur d’accumuler des forces destructives ‡ l’endroit mÍme o˘ il aurait placÈ l’obstacle. Et le rÈvolutionnaire, de son cÙtÈ, renoncerait ‡ solliciter imprudemment des Ènergies qu’il saurait Ítre toujours actives. Plus j’y songe et plus je me persuade que, si la thÈorie morale des causes actuelles pÈnÈtrait dans la conscience de l’humanitÈ, elle transformerait tous les peuples de la terre en une rÈpublique de sages. La seule difficultÈ est de l’y introduire, et il faut convenir qu’elle est grande. * * * Je viens de lire un livre dans lequel un poËte philosophe nous montre des hommes exempts de joie, de douleur et de curiositÈ. Au sortir de cette nouvelle terre d’Utopie quand, de retour sur la terre, on voit autour de soi des hommes lutter, aimer, souffrir, comme on se prend ‡ les aimer et comme on est content de souffrir avec eux! Comme on sent bien que l‡ seulement est la vÈritable joie! Elle est dans la souffrance comme le baume est dans la blessure de l’arbre gÈnÈreux. Ils ont tuÈ la passion, et du mÍme coup ils ont tout tuÈ, joie et douleur, souffrance et voluptÈ, bien, mal, beautÈ, tout enfin et surtout la vertu. Ils sont sages et pourtant ils ne valent plus rien, car on ne vaut que par l’effort. Qu’importe que leur vie soit longue, s’ils ne l’emplissent pas, s’ils ne la vivent pas? Ce livre fait beaucoup pour me rendre chËre par rÈflexion cette condition d’homme qui cependant est dure, pour me rÈconcilier avec cette douloureuse vie, pour me ramener enfin ‡ l’estime de mes semblables et ‡ la grande sympathie humaine. Ce livre a cela d’excellent qu’il fait aimer la rÈalitÈ et met en garde contre l’esprit de chimËre et d’illusion. En nous montrant des Ítres exempts de maux, il nous fait comprendre que ces tristes bienheureux ne nous Ègalent pas et que ce serait une grande folie que de quitter (‡ supposer que cela f˚t possible) notre condition pour la leur. Oh! le misÈrable bonheur que celui-l‡! N’ayant plus de passions, ils n’ont pas d’art. Et comment auraient-ils des poËtes? Ils ne sauraient go˚ter ni la muse Èpique qui s’inspire des fureurs de la haine et de l’amour, ni la muse comique qui rit en cadence des vices et des ridicules des hommes. Ils ne peuvent plus imaginer les Didon et les PhËdre, les malheureux! ils ne voient plus ces ombres divines qui passent en frissonnant sous les myrtes immortels. Ils sont aveugles et sourds aux miracles de cette poÈsie qui divinise la terre des hommes. Ils n’ont pas Virgile, et on les dit heureux, parce qu’ils ont des ascenseurs. Pourtant un seul beau vers a fait plus de bien au monde que tous les chefs-d’oeuvre de la mÈtallurgie. Inexorable progrËs! ce peuple d’ingÈnieurs n’a plus ni passions, ni poÈsie, ni amour. HÈlas! comment sauraient-ils aimer, puisqu’ils sont heureux? L’amour ne fleurit que dans la douleur. Qu’est-ce que les aveux des amants, sinon des cris de dÈtresse? ´Qu’un Dieu serait misÈrable ‡ ma place! s’Ècrie, dans un Èlan d’amour, le hÈros d’un poËte anglais. Un dieu, ma bien-aimÈe, ne pourrait pas souffrir, ne pourrait pas mourir pour toi! Pardonnons ‡ la douleur et sachons bien qu’il est impossible d’imaginer un bonheur plus grand que celui que nous possÈdons en cette vie humaine, si douce et si amËre, si mauvaise et si bonne, ‡ la fois idÈale et rÈelle, et qui contient toutes choses et concilie tous les contrastes. L‡ est notre jardin, qu’il faut bÍcher avec zËle. * * * C’est la force et la bontÈ des religions d’enseigner ‡ l’homme sa raison d’Ítre et ses fins derniËres. Quand on a repoussÈ les dogmes de la thÈologie morale, comme nous l’avons fait presque tous en cet ‚ge de science et de libertÈ intellectuelle, il ne reste plus aucun moyen de savoir pourquoi on est sur ce monde et ce qu’on y est venu faire. Le mystËre de la destinÈe nous enveloppe tout entiers dans ses puissants arcanes, et il faut vraiment ne penser ‡ rien pour ne pas ressentir cruellement la tragique absurditÈ de vivre. C’est l‡, c’est dans l’absolue ignorance de notre raison d’Ítre qu’est la racine de notre tristesse et de nos dÈgo˚ts. Le mal physique et le mal moral, les misËres de l’‚me et des sens, le bonheur des mÈchants, l’humiliation du juste, tout cela serait encore supportable si l’on en concevait l’ordre et l’Èconomie et si l’on y devinait une providence. Le croyant se rÈjouit de ses ulcËres; il a pour agrÈables les injustices et les violences de ses ennemis; ses fautes mÍme et ses crimes ne lui Ùtent pas l’espÈrance. Mais, dans un monde o˘ toute illumination de la foi est Èteinte, le mal et la douleur perdent jusqu’‡ leur signification et n’apparaissent plus que comme des plaisanteries odieuses et des farces sinistres. * * * Il y a toujours un moment o˘ la curiositÈ devient un pÈchÈ, et le diable s’est toujours mis du cÙtÈ des savants. * * * Me trouvant ‡ Saint-LÙ, il y a une dizaine d’annÈes, je rencontrai, chez un ami qui habite cette petite ville montueuse, un prÍtre instruit et Èloquent avec lequel je pris plaisir causer. Insensiblement, je gagnai sa confiance et nous e˚mes sur de graves sujets des entretiens o˘ il montrait ‡ la fois la subtilitÈ pÈnÈtrante de son esprit et la divine candeur de son ‚me. C’Ètait un sage et c’Ètait un saint. Grand casuiste et grand thÈologien, il s’exprimait avec tant de puissance et de charme que rien, dans cette petite ville, ne m’Ètait si cher que de l’entendre. Pourtant je demeurai plusieurs jours sans oser le regarder. Pour la taille, la forme et l’apparence, c’Ètait un monstre. Figurez-vous un nain bancal et tors, agitÈ d’une sorte de danse de Saint-Guy et sautillant dans sa soutane comme dans un sac. Sur son front des boucles blondes de cheveux, en rÈvÈlant sa jeunesse, le rendaient plus Èpouvantable encore. Mais enfin, ayant excitÈ mon courage ‡ le voir en face, je pris ‡ sa laideur une sorte d’intÈrÍt puissant. Je la contemplais et je la mÈditais. Tandis que ses lËvres dÈcouvraient dans un sourire sÈraphique les restes noirs de trois dents et que ses yeux, qui cherchaient le ciel, roulaient entre des paupiËres sanglantes, je l’admirais et, loin de le plaindre, j’enviais un Ítre si merveilleusement prÈservÈ, par la dÈformation parfaite de son corps, des troubles de la chair, des faiblesses des sens et des tentations que la nuit apporte dans ses ombres. Je l’estimais heureux entre les hommes. Or, un jour, comme tous deux nous descendions au soleil la rampe des collines, en disputant de la gr‚ce, ce prÍtre s’arrÍta tout ‡ coup, posa lourdement sa main sur mon bras et me dit d’une voix vibrante que j’entends encore: –Je l’affirme, je le sais: la chastetÈ est une vertu qui ne peut Ítre gardÈe sans un secours spÈcial de Dieu. Cette parole me dÈcouvrit l’abÓme insondable des pÈchÈs de la chair. Quel juste n’est point tentÈ si celui-l‡ qui n’avait de corps, ce semble, que pour la souffrance et le dÈgo˚t, sentait aussi les aiguillons du dÈsir? * * * Les personnes trËs pieuses ou trËs artistes mettent dans la religion ou dans l’art un sensualisme raffinÈ. Or, on n’est pas sensuel sans Ítre un peu fÈtichiste. Le poËte a le fÈtichisme des mots et des sons. Il prÍte des vertus merveilleuses certaines combinaisons de syllabes et tend, comme les dÈvots, croire ‡ l’efficacitÈ des formules consacrÈes. Il y a dans la versification plus de liturgie qu’on ne croit. Et, pour un poËte blanchi dans la poÈtique, faire des vers, c’est accomplir les rites sacrÈs. Cet Ètat d’esprit est essentiellement conservateur, et il ne faut point s’Ètonner de l’intolÈrance qui en est le naturel effet. A peine a-t-on le droit de sourire en voyant que ceux qui, ‡ tort ou ‡ raison, prÈtendent avoir le plus innovÈ sont ceux-l‡ mÍmes qui repoussent les nouveautÈs avec le plus de colËre ou de dÈgo˚t. C’est l‡ le tour ordinaire de l’esprit humain, et l’histoire de la RÈforme en a fait paraÓtre des exemples tragiques. On a vu un Henry Estienne qui, contraint de fuir pour Èchapper au b˚cher, du fond de sa retraite dÈnonÁait au bourreau ses propres amis qui ne pensaient pas comme lui. On a vu Calvin, et l’on sait que l’intolÈrance des rÈvolutionnaires n’est pas mÈdiocre. J’ai connu jadis un vieux sÈnateur de la RÈpublique qui, dans sa jeunesse, avait conspirÈ avec toutes les sociÈtÈs secrËtes contre Charles X, fomentÈ soixante Èmeutes sous le gouvernement de Juillet, tramÈ, dÈj‡ vieux, des complots pour renverser l’Empire et pris sa large part de trois rÈvolutions. C’Ètait un vieillard paisible, qui gardait dans les dÈbats des assemblÈes une douceur souriante. Il semblait que rien ne d˚t troubler dÈsormais son repos, achetÈ par tant de fatigues. Il ne respirait plus que la paix et le contentement. Un jour pourtant, je le vis indignÈ. Un feu qu’on croyait depuis longtemps Èteint brillait dans ses yeux. Il regardait par une fenÍtre du palais un monÙme d’Ètudiants qui dÈroulait sa queue dans le jardin du Luxembourg. La vue de cette innocente Èmeute lui inspirait une sorte de fureur. –Un tel dÈsordre sur la voie publique! s’Ècria-t-il d’une voix ÈtranglÈe par la colËre et l’Èpouvante. Et il appelait la police. C’Ètait un brave homme. Mais, aprËs avoir fait des Èmeutes, il en craignait l’ombre. Ceux qui ont fait des rÈvolutions ne souffrent pas qu’on en veuille faire aprËs eux. Semblablement, les vieux poËtes qui ont marquÈ dans quelque changement poÈtique ne veulent plus qu’on change rien. En cela, ils sont hommes. Il est pÈnible, quand on n’est point un grand sage, de voir la vie continuer aprËs soi et de se sentir noyÈ dans l’Ècoulement des choses. PoËte, sÈnateur ou cordonnier, on se rÈsigne mal n’Ítre pas la fin dÈfinitive des mondes et la raison suprÍme de l’univers. * * * On peut dire que, la plupart du temps, les poËtes ne connaissent pas les lois scientifiques auxquelles ils obÈissent quand ils font des vers excellents. En matiËre de prosodie, ils s’en tiennent; avec raison, a l’empirisme le plus naÔf. Il serait bien peu intelligent de les en bl‚mer. En art comme en amour, l’instinct suffit, et la science n’y porte qu’une lumiËre importune. Bien que la beautÈ rÈlËve de la gÈomÈtrie, c’est par le sentiment seul qu’il est possible d’en saisir les formes dÈlicates. Les poËtes sont heureux: une part de leur force est dans leur ignorance mÍme. Seulement, il ne faut pas qu’ils disputent trop vivement des lois de leur art: ils y perdent leur gr‚ce avec leur innocence et, comme les poissons tirÈs hors de l’eau, ils se dÈbattent vainement dans les rÈgions arides de la thÈorie. * * * C’est une grande niaiserie que le ´connais-toi toi-mÍmeª de la philosophie grecque. Nous ne connaÓtrons jamais ni nous ni autrui. Il s’agit bien de cela! CrÈer le monde est moins impossible que de le comprendre. Hegel en eut quelque soupÁon. Il se peut que l’intelligence nous serve un jour ‡ fabriquer un univers. A concevoir celui-ci, jamais! Aussi bien est-ce faire un abus vraiment inique de l’intelligence que de l’employer rechercher la vÈritÈ. Encore moins peut-elle nous servir juger, selon la justice, les hommes et leurs oeuvres. Elle s’emploie proprement ‡ ces jeux, plus compliquÈs que la marelle ou les Èchecs, qu’on appelle mÈtaphysique, Èthique, esthÈtique. Mais o˘ elle sert le mieux et donne le plus d’agrÈment, c’est saisir Áa et l‡ quelque saillie ou clartÈ des choses et ‡ en jouir, sans g‚ter cette joie innocente par esprit de systËme et manie de juger. * * * Vous dites que l’Ètat mÈditatif est la cause de tous nos maux. Pour croire cet Ètat si funeste il en faut beaucoup exagÈrer la grandeur et la puissance. En rÈalitÈ, l’intelligence usurpe bien moins qu’on ne croit sur les instincts et les sentiments naturels, mÍme chez les hommes dont l’intelligence a le plus de force et qui sont ÈgoÔstes, avares et sensuels comme les autres hommes. On ne verra jamais un physiologiste soumettre au raisonnement les battements de son coeur et le rythme de sa respiration. Dans la civilisation la plus savante, les opÈrations auxquelles l’homme se livre avec une mÈthode philosophique demeurent peu nombreuses et peu importantes au regard de celles que l’instinct et le sens commun accomplissent seuls; et nous rÈagissons si peu contre les mouvements rÈflexes que je n’ose pas dire qu’il y a dans les sociÈtÈs humaines un Ètat intellectuel en opposition avec l’Ètat de nature. A tout considÈrer, un mÈtaphysicien ne diffËre pas du reste des hommes autant qu’on croit et qu’il veut qu’on croie. Et qu’est-ce que penser? Et comment pense-t-on? Nous pensons avec des mots; cela seul est sensuel et ramËne ‡ la nature. Songez-y, un mÈtaphysicien n’a, pour constituer le systËme du monde, que le cri perfectionnÈ des singes et des chiens. Ce qu’il appelle spÈculation profonde et mÈthode transcendante, c’est de mettre bout ‡ bout, dans un ordre arbitraire, les onomatopÈes qui criaient la faim, la peur et l’amour dans les forÍts primitives et auxquelles se sont attachÈes peu ‡ peu des significations qu’on croit abstraites quand elles sont seulement rel‚chÈes. N’ayez pas peur que cette suite de petits cris Èteints et affaiblis qui composent un livre de philosophie nous en apprenne trop sur l’univers pour que nous ne puissions plus y vivre. Dans la nuit o˘ nous sommes tous, le savant se cogne au mur, tandis que l’ignorant reste; tranquillement au milieu de la chambre. * * * A Gabriel SÈailles. Je ne sais si ce monde est le pire des mondes possible. C’est le flatter, je crois, que de lui accorder quelque excellence, f˚t-ce celle du mal. Ce que nous pouvons imaginer des autres mondes est peu de chose, et l’astronomie physique ne nous renseigne pas bien exactement sur les conditions de la vie ‡ la surface des planËtes mÍme les plus voisines de la nÙtre. Nous savons seulement que VÈnus et Mars ressemblent beaucoup ‡ la terre. Cette seule ressemblance nous permet de croire que le mal y rËgne comme ici et que la terre n’est qu’une des provinces de son vaste empire. Nous n’avons aucune raison de supposer que la vie est meilleure la surface des mondes gÈants, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune, qui glissent en silence dans des espaces o˘ le soleil commence d’Èpuiser sa chaleur et sa lumiËre. Qui sait ce que sont les Ítres sur ces globes enveloppÈs de nuÈes Èpaisses et rapides? Nous ne pouvons nous empÍcher de penser, par analogie, que notre systËme solaire tout entier est une gÈhenne o˘ l’animal naÓt pour la souffrance et pour la mort. Et il ne nous reste pas l’illusion de concevoir que les Ètoiles Èclairent des planËtes plus heureuses. Les Ètoiles ressemblent trop ‡ notre soleil. La science a dÈcomposÈ le faible rayon qu’elles mettent des annÈes, des siËcles ‡ nous envoyer; l’analyse de leur lumiËre nous a fait connaÓtre que les substances qui br˚lent ‡ leur surface sont celles-l‡ mÍme qui s’agitent sur la sphËre de l’astre qui, depuis qu’il est des hommes, Èclaire et rÈchauffe leurs misËres, leurs folies, leurs douleurs. Cette analogie suffirait seule ‡ me dÈgo˚ter de l’univers. L’unitÈ de sa composition chimique me fait assez pressentir la monotonie rigoureuse des Ètats d’‚me et de chair qui se produisent dans son inconcevable Ètendue et je crains raisonnablement que tous les Ítres pensants ne soient aussi misÈrables dans le monde de Sirius et dans le systËme d’AltaÔr qu’ils le sont, ‡ notre connaissance, sur la terre.–Mais, dites-vous, tout cela n’est pas l’univers.–J’en ai bien aussi quelque soupÁon, et je sens que ces immensitÈs ne sont rien et qu’enfin, s’il y a quelque chose, ce quelque chose n’est pas ce que nous voyons. Je sens que nous sommes dans une fantasmagorie et que notre vue de l’univers est purement l’effet du cauchemar de ce mauvais sommeil qui est la vie. Et c’est cela le pis. Car il est clair que nous ne pouvons rien savoir, que tout nous trompe, et que la nature se joue cruellement de notre ignorance et de notre imbÈcillitÈ. * * * A Paul Hervieu. Je suis persuadÈ que l’humanitÈ a de tout temps la mÍme somme de folie et de bÍtise ‡ dÈpenser. C’est un capital qui doit fructifier d’une maniËre ou d’une autre. La question est de savoir si, aprËs tout, les insanitÈs consacrÈes par le temps ne constituent pas le placement le plus sage qu’un homme puisse faire de sa bÍtise. Loin de me rÈjouir quand je vois s’en aller quelque vieille erreur, je songe ‡ l’erreur nouvelle qui viendra la remplacer, et je me demande avec inquiÈtude si elle ne sera pas plus incommode ou plus dangereuse que l’autre. A tout bien considÈrer, les vieux prÈjugÈs sont moins funestes que les nouveaux: le temps, en les usant, les a polis et rendus presque innocents. * * * Ceux qui ont le sentiment et le go˚t de l’action font, dans les desseins les mieux concertÈs, la part de la fortune, sachant que toutes les grandes entreprises sont incertaines. La guerre et le jeu enseignent ces calculs de probabilitÈs qui font saisir les chances sans s’user ‡ les attendre toutes. * * * Quand on dit que la vie est bonne et quand on dit qu’elle est mauvaise, on dit une chose qui n’a point de sens. Il faut dire qu’elle est bonne et mauvaise ‡ la fois, car c’est par elle, et par elle seule, que nous avons l’idÈe du bon et du mauvais. La vÈritÈ est que la vie est dÈlicieuse, horrible, charmante, affreuse, douce, amËre, et qu’elle est tout. Il en est d’elle comme de l’arlequin du bon Florian: l’un la voit rouge, l’autre la voit bleue, et tous les deux la voient comme elle est, puisqu’elle est rouge et bleue et de toutes les couleurs. Voil de quoi nous mettre tous d’accord et rÈconcilier les philosophes qui se dÈchirent entre eux. Mais nous sommes ainsi faits que nous voulons forcer les autres a sentir et ‡ penser comme nous et que nous ne permettons pas ‡ notre voisin d’Ítre gai quand nous sommes tristes. * * * Le mal est nÈcessaire. S’il n’existait pas, le bien n’existerait pas non plus. Le mal est l’unique raison d’Ítre du bien. Que serait le courage loin du pÈril et la pitiÈ sans la douleur? Que deviendraient le dÈvouement et le sacrifice an milieu du bonheur universel? Peut-on concevoir la vertu sans le vice, l’amour sans la haine, la beautÈ sans la laideur? C’est gr‚ce au mal et ‡ la souffrance que la terre peut Ítre habitÈe et que la vie vaut la peine d’Ítre vÈcue. Aussi ne faut-il pas trop se plaindre du diable. C’est un grand artiste et un grand savant; il a fabriquÈ pour le moins la moitiÈ du monde. Et cette moiti est si bien emboÓtÈe dans l’autre qu’il est impossible d’entamer la premiËre sans causer du mÍme coup un semblable dommage ‡ la seconde. ¿ chaque vice qu’on dÈtruit correspondait une vertu qui pÈrit avec lui. J’ai eu le plaisir de voir un jour, ‡ une foire de village, la vie du grand Saint-Antoine reprÈsentÈe par des marionnettes. C’est un spectacle qui passe en philosophie les tragÈdies de Shakespeare et les drames de M. d’Ennery, Oh! qu’on apprÈcie bien l‡ tout ensemble la gr‚ce de Dieu et celle du diable! Le thÈ‚tre reprÈsente une solitude affreuse, mais qui sera bientÙt peuplÈe d’anges et de dÈmons. L’action, en se dÈroulant, imprime dans les coeurs une terrible impression de fatalitÈ, qui rÈsulte de l’intervention symÈtrique des dÈmons et des anges, ainsi que de l’allure des personnages, qui sont conduits par des fils que tient une main invisible. Pourtant, quand, aprËs avoir fait sa priËre, le grand Saint-Antoine, encore agenouillÈ soulËve son front devenu calleux comme le genou des chameaux, pour avoir ÈtÈ longtemps prosternÈ sur la pierre, et, levant ses yeux br˚lÈs de larmes, voit devant lui la reine de Saba, qui les bras ouverts, lui sourit dans sa robe d’or, on frÈmit, on tremble qu’il ne succombe, on suit avec angoisse le spectacle de son trouble et de sa dÈtresse. Nous nous reconnaissons tous en lui et, quand il a triomphÈ, nous nous associons tous ‡ son triomphe. C’est celui de l’humanit tout entiËre dans sa lutte Èternelle. Saint-Antoine n’est un grand saint que parce qu’il a rÈsistÈ ‡ la reine de Saba. Or, il faut bien le reconnaÓtre, en lui envoyant cette belle dame qui cache son pied fourchu sous une longue robe brodÈe de perles, le diable fit une besogne nÈcessaire ‡ la saintetÈ de l’ermite. Ainsi le spectacle des marionnettes m’a confirmÈ dans cette idÈe que le mal est indispensable au bien et le diable nÈcessaire ‡ la beautÈ morale du monde. * * * J’ai trouvÈ chez des savants la candeur des enfants, et l’on voit tous les jours des ignorants qui se croient l’axe du monde. HÈlas! chacun de nous se voit le centre de l’univers. C’est la commune illusion. Le balayeur de la rue n’y Èchappe pas. Elle lui vient de ses yeux dont les regards, arrondissant autour de lui la vo˚te cÈleste, le mettent au beau milieu du ciel et de la terre. Peut-Ítre cette erreur est-elle un peu ÈbranlÈe chez celui qui a beaucoup mÈditÈ. L’humilitÈ rare chez les doctes, l’est encore plus chez les ignares. * * * Une thÈorie philosophique du monde ressemble au monde comme une sphËre sur laquelle on tracerait seulement les degrÈs de longitude et de latitude ressemblerait ‡ la terre. La mÈtaphysique a cela d’admirable qu’elle Ùte au monde tout ce qu’il a et qu’elle lui donne ce qu’il n’avait pas, travail merveilleux sans doute, et jeu plus beau, plus illustre incomparablement que les dames et que les Èchecs, mais, ‡ tout prendre, de mÍme nature. Le monde pensÈ se rÈduit ‡ des lignes gÈomÈtriques dont l’arrangement amuse. Un systËme comme celui de Kant ou de Hegel ne diffËre pas essentiellement de ces rÈussites par lesquelles les femmes trompent, avec des cartes, l’ennui de vivre. * * * Peut-on, me dis-je, en lisant ce livre, nous charmer ainsi, non point avec des formes et des couleurs, comme fait la nature en ses bons moments, qui sont rares, mais avec de petits signes empruntÈs au langage! Ces signes Èveillent en nous des images divines. C’est l‡ le miracle! Un beau vers est comme un archet promenÈ sur nos fibres sonores. Ce ne sont pas ses pensÈes, ce sont les nÙtres que la poËte fait chanter en nous. Quand il nous parla d’une femme qu’il aime, ce sont nos amours et nos douleurs qu’il Èveille dÈlicieusement en notre ‚me. Il est un Èvocateur. Quand nous le comprenons, nous sommes aussi poËtes que lui. Nous avons en nous, tous tant que nous sommes, un exemplaire de chacun de nos poËtes que personne ne connaÓt, et qui pÈrira ‡ jamais avec toutes ses variantes lorsque nous ne sentirons plus rien. Et croyez-vous que nous aimerions tant nos lyriques s’ils nous parlaient d’autre chose que de nous? Quel heureux malentendu! Les meilleurs d’entre eux sont des ÈgoÔstes. Ils ne pensent qu’ eux. Ils n’ont mis qu’eux dans leurs vers et nous n’y trouvons que nous. Les poËtes nous aident ‡ aimer: ils ne servent qu’ cela, Et c’est un assez bel emploi de leur vanitÈ dÈlicieuse. Aussi en est-il de leurs strophes comme des femmes; rien n’est plus vain que de les louer: la mieux aimÈe sera toujours la plus belle. Quant ‡ faire confesser au public que celle qu’on a choisie est incomparable, cela est plutÙt d’un chevalier errant que d’un homme sage. * * * Je ne sais si, comme la thÈologie l’enseigne, la vie est une Èpreuve; en tout cas, ce n’est pas une Èpreuve ‡ laquelle nous soyons soumis volontairement. Les conditions n’en sont pas rÈglÈes avec une clartÈ suffisant. Enfin elle n’est point Ègale pour tous. Qu’est-ce que l’Èpreuve de la vie pour les enfants qui meurent sitÙt nÈs, pour les idiots et les fous? Voil‡ des objections auxquelles on a dÈj‡ rÈpondu.–On y rÈpond toujours, et il faut que la rÈponse ne soit pas trËs bonne, pour qu’on soit obligÈ de la fuire tant de fois. La vie n’a pas l’air d’une salle d’examen. Elle ressemble plutÙt ‡ un vaste atelier de poterie o˘ l’on fabrique toutes sortes de vases pour des destinations inconnues et dont plusieurs, rompus dans le moule, sont rejetÈs comme de vils tessons sans avoir jamais servi. Les autres ne sont employÈs qu’‡ des usages absurdes ou dÈgo˚tants. Ces pots, c’est nous. * * * ¿ Pierre VÈber. La destinÈe du Judas de Kerioth nous plonge dans un abÓme d’Ètonnement. Car enfin cet homme est venu pour accomplir les prophÈties; il fallait qu’il vendit le fils de Dieu pour trente deniers. Et le baiser du traÓtre est, comme la lance et les clous vÈnÈrÈs, un des instruments nÈcessaires de la Passion. Sans Judas, le mystËre ne s’accomplissait point et le genre humain n’Ètait point sauvÈ. Et pourtant c’est une opinion constante parmi les thÈologiens que Judas est damnÈ. Ils la fondent sur cette parole du Christ: ´Il e˚t mieux valu pour lui n’Ítre pas nȪ. Cette idÈe que Judas a perdu son ‚me en travaillant au salut du monde a tourmentÈ plusieurs chrÈtiens mystiques et entre autres l’abbÈ Oegger, premier vicaire de la cathÈdrale de Paris. Ce prÍtre, qui avait l’ame pleine de pitiÈ, ne pouvait tolÈrer l’idÈe que Judas souffrait dans l’enfer les tourments Èternels. Il y songeait sans cesse et son trouble croissait dans ses perpÈtuelles mÈditations, il en vint ‡ penser que le rachat de cette malheureuse ‚me intÈressait la misÈricorde divine et qu’en dÈpit de la parole obscure de l’…vangile et de la tradition de l’…glise, l’homme de Kerioth devait Ítre sauvÈ. Ses doutes lui Ètaient insupportables; il voulut en Ítre Èclairci. Une nuit, comme il ne pouvait dormir, il se leva et entra par la sacristie dans l’Èglise dÈserte o˘ les lampes perpÈtuelles br˚laient sous d’Èpaisses tÈnËbres. L‡, s’Ètant prosternÈ au pied du maÓtre autel, il lit cette priËre: ´Mon Dieu, Dieu de clÈmence et d’amour, s’il est vrai que tu as reÁu dans ta gloire le plus malheureux de tes disciples; s’il est vrai, comme je l’espËre et le veux croire, que Judas Iscarioth est assis ‡ ta droite, ordonne qu’il descende vers moi et qu’il m’annonce lui-mÍme le chef-d’oeuvre de ta misÈricorde. ª Et toi qu’on maudit depuis dix-huit siËcles et que je vÈnËre parce que tu sembles avoir pris l’enfer pour toi seul afin de nous laisser le ciel, bouc Èmissaire des traÓtres et des inf‚mes, ‡ Judas, viens m’imposer les mains pour le sacerdoce de la misÈricorde et de l’amour! AprËs avoir fait cette priËre, le prÍtre prosternÈ sentit deux mains se poser sur sa tÍte comme celles de l’ÈvÍque le jour de l’ordination. Le lendemain, il annonÁait sa vocation l’archevÍque.–´Je suis lui dit-il, prÍtre de la MisÈricorde, selon l’ordre de Judas, secundnm ordinem Judas. Et, dËs ce jour mÍme, M. Oegger alla prÍcher par le monde l’Èvangile de la pitiÈ infinie, au nom de Judas rachetÈ. Son apostolat s’enfonÁa dans la misËre et dans la folie. M. Oegger devint swedenborgien et mourut ‡ Munich. C’est le dernier et le plus doux des caÓnites. * * * M. Aristide, qui est grand chasseur ‡ tir et ‡ courre, a sauv une nitÈe de chardonnerets frais Èclos dans un rosier, sous sa fenÍtre. Un chat grimpait dans le rosier. Il est bon, dans l’action, de croire aux causes finales et de penser que les chats sont faits pour dÈtruire les souris ou pour recevoir du plomb dans les cÙtes. M. Aristide prit son revolver et tira sur le chat. On est content d’abord de voir les chardonnerets sauvÈs et leur ennemi puni. Mais il en est de ce coup de revolver comme de toutes les actions humaines: on n’en voit plus la justice quand on y regarde de trop prËs. Car, si l’on y rÈflÈchit, ce chat, qui Ètait un chasseur, comme M. Aristide, pouvait bien, comme lui, croire aux causes finales, et, dans ce cas, il ne doutait point que les chardonnerets ne fussent pondus pour lui. C’est une illusion bien naturelle. Le coup de revolver lui apprit un peu tard qu’il se trompait sur la cause finale des petits oiseaux qui piaillent dans les rosiers. Quel Ítre ne se croit pas la fin de l’univers et n’agit pas comme s’il l’Ètait? C’est la condition mÍme de la vie. Chacun de nous pense que le monde aboutit ‡ lui. Quand je parle de nous, je n’oublie pas les bÍtes. Il n’est pas un animal qui ne se sente la fin suprÍme o tendait la nature. Nos voisins, comme le revolver de M. Aristide, ne manquent point de nous dÈtromper un jour ou l’autre, nos voisins, ou seulement un chien, un cheval, un microbe, un grain de sable. * * * Tout ce qui ne vaut que par la nouveautÈ du tour et par un certain go˚t d’art vieillit vite. La mode artiste passe comme toutes les autres modes. Il en est des phrases affrÈtÈes et qui veulent Ítre neuves comme des robes qui sortent de chez les grands couturiers: elles ne durent qu’une saison. A Rome, au dÈclin de l’art, les statues des impÈratrices Ètaient coiffÈes la derniËre mode. Ces coiffures devenaient bientÙt ridicules; il fallait les changer, et l’on mettait aux statues des perruques de marbre. Il conviendrait qu’un style peignÈ comme ces statues f˚t recoiffÈs tous les ans. Et il se trouve qu’en ces temps-ci, o nous vivons trËs vite, les Ècoles littÈraires ne subsistent que peu d’annÈes, et parfois que peu de mois. Je sais des jeunes gens dont le style date dÈj‡ de deux ou trois gÈnÈrations, et semble archaÔque. C’est sans doute l’effet de ce progrËs merveilleux de l’industrie et des machines qui emporte les sociÈtÈs ÈtonnÈes. Au temps de MM. de Goncourt et des chemins de fer, on pouvait vivre encore assez longtemps sur une Ècriture artiste. Mais depuis le tÈlÈphone, la littÈrature, qui dÈpend des moeurs, renouvelle ses formules avec une rapidit dÈcourageante. Nous dirons donc avec M. Ludovic HalÈvy que la forme simple est la seule faite pour traverser paisiblement, non pas les siËcles ce qui est trop dire, mais les annÈes. La seule difficultÈ est de dÈfinir la forme simple, et il faut, convenir que cette difficultÈ est grande. La nature, telle du moins que nous pouvons la connaÓtre et dans les milieux appropriÈs ‡ la vie, ne nous prÈsente rien de simple, et l’art ne peut prÈtendre ‡ plus de simplicitÈ que la nature. Pourtant nous nous entendons assez bien, quand nous disons que tel style est simple et que tel autre ne l’est pas. Je dirai donc, que, s’il n’y a pas proprement de style simple, il y a des styles qui paraissent simples, et que c’est prÈcisÈment ceux-l‡ que semblent attachÈs la jeunesse et la durÈe. Il ne reste plus qu’‡ rechercher d’o˘ leur vient cette apparence heureuse. Et l’on pensera sans doute qu’ils la doivent, non pas ‡ ce qu’ils sont moins riches que les autres en ÈlÈments divers, mais bien ‡ ce qu’ils forment un ensemble o˘ toutes les parties sont si bien fondues qu’on ne les distingue plus. Un bon style, enfin, est comme ce rayon de lumiËre qui entre par ma fenÍtre au moment o˘ j’Ècris et qui doit sa clartÈ pure ‡ l’union intime des sept couleurs dont il est composÈ. Le style simple est semblable ‡ la clartÈ blanche. Il est complexe mais il n’y parait pas. Ce n’est l‡ qu’une image, et l’on sait le peu que valent les images quand ce n’est pas un poËte qui les assemble. Mais j’ai voulu donner ‡ entendre que, dans le langage, la simplicitÈ belle et dÈsirable n’est qu’une apparence et qu’elle rÈsulte uniquement du bon ordre et de l’Èconomie souveraine des parties du discours. * * * Ne pouvant concevoir la beautÈ indÈpendante du temps et de l’espace, je ne commence ‡ me plaire aux oeuvres de l’esprit qu’au moment o˘ j’en dÈcouvre les attaches avec la vie, et c’est le point de jointure qui m’attire. Les grossiËres poteries d’Hissarlik m’ont fait mieux aimer l’Iliade et je go˚te mieux la Divine ComÈdie pour ce que je sais de la vie florentine au xiiie siËcle. C’est l’homme, et l’homme seulement, que je cherche dans l’artiste. Le poËme le plus beau est-il autre chose qu’une relique? Goethe a dit une parole profonde: ´Les seules oeuvres durables sont des oeuvres de circonstance.ª Mais il n’y a, ‡ tout prendre, que des oeuvres de circonstance, car toutes dÈpendent du lieu et du moment o˘ elles furent crÈÈes. On ne peut les comprendre ni les aimer d’un amour intelligent, si l’on ne connaÓt le lieu, le temps et les circonstances de leur origine. C’est le fait d’une imbÈcillitÈ orgueilleuse de croire qu’on a produit une oeuvre qui se suffit ‡ elle-mÍme. La plus haute n’a de prix que pour ses rapports avec la vie. Mieux je saisis ces rapports, plus je m’intÈresse ‡ l’oeuvre. * * * On peut, on doit tout dire, quand ou sait tout dire. Il y aurait tant d’intÈrÍt ‡ entendre une confession absolument sincËre! Et depuis qu’il y a des hommes rien de pareil n’a encore Èt entendu. Aucun n’a tout dit, pas mÍme cet ardent Augustin, plus occupÈ de confondre les manichÈens que de mettre son ‚me ‡ nu, non pas mÍme ce pauvre grand Rousseau que sa folie portait ‡ se calomnier lui-mÍme. * * * Les influences secrËtes du jour et de l’air, ces mille souffrances Èmanant de toute la nature, sont la ranÁon des Ítres sensuels, enclins ‡ chercher leur joie dans les formes et dans les couleurs. * * * L’intolÈrance est de tous les temps. Il n’est point de religion qui n’ait eu ses fanatiques. Nous sommes tous enclins l’adoration. Tout nous semble excellent dans ce que nous aimons, et cela nous f‚che quand on nous montre le dÈfaut de nos idoles. Les hommes ont grand’peine ‡ mettre un peu de critique dans les sources de leurs croyances et dans l’origine de leur foi. Aussi bien, si l’on regardait trop aux principes, on ne croirait jamais. * * * Beaucoup de gens, aujourd’hui, sont persuadÈs que nous sommes parvenus ‡ l’arriËre-fin des civilisations et qu’aprËs nous le monde pÈrira. Ils sont millÈnaires comme les saints des premiers ‚ges chrÈtiens; mais ce sont des millÈnaires raisonnables, au go˚t du jour. C’est, peut-Ítre, une sorte de consolation de se dire que l’univers ne nous survivra pas. Pour ma part, je ne dÈcouvre dans l’humanitÈ aucun signe de dÈclin. J’ai beau entendre parler de la dÈcadence. Je n’y crois pas. Je ne crois pas mÍme que nous soyons parvenus au plus haut point de civilisation. Je crois que l’Èvolution de l’humanit est extrÍmement lente et que les diffÈrences qui se produisent d’un siËcle ‡ l’autre dans les moeurs sont, ‡ les bien mesurer, plus petites qu’on ne s’imagine. Mais elles nous frappent. Et les innombrables ressemblances que nous avons avec nos pËres, nous ne les remarquons pas. Le train du monde est lent. L’homme a le gÈnie de l’imitation. Il n’invente guËre. Il y a, en psychologie comme en physique, une loi de la pesanteur qui nous attache au vieux sol. ThÈophile Gautier, qui Ètait ‡ sa faÁon un philosophe, avec quelque chose de turc dans sa sagesse, remarquait, non sans mÈlancolie, que les hommes n’Ètaient pas mÍme parvenus ‡ inventer un huitiËme pÈchÈ capital. Ce matin, en passant dans la rue, j’ai vu des maÁons qui b‚tissaient une maison et qui soulevaient des pierres comme les esclaves de ThËbes et de Ninive. J’ai vu des mariÈs qui sortaient de l’Èglise pour aller au cabaret, suivis de leur cortËge, et qui accomplissaient sans mÈlancolie les rites tant de fois sÈculaires. J’ai rencontrÈ un poËte lyrique qui m’a rÈcitÈ ses vers, qu’il croit immortels; et, pendant ce temps, des cavaliers passaient sur la chaussÈe, portant un casque, le casque des lÈgionnaires et des hoplites, le casque en bronze clair des guerriers homÈriques, d’o˘ pendait encore, pour terrifier l’ennemi, la criniËre mouvante qui effraya l’enfant Astyanax dans les bras de sa nourrice ‡ la belle ceinture. Ces cavaliers Ètaient des gardes rÈpublicains. ¿ cette vue et songeant que les boulangers de Paris cuisent le pain dans des fours, comme aux temps d’Abraham et de GoudÈa, j’ai murmurÈ la parole du Livre: ´Rien de nouveau sous le soleilª. Et je ne m’Ètonnai plus de subir des lois civiles qui Ètaient dÈj‡ vieilles quand CÈsar Justinien en forma un corps vÈnÈrable. * * * Une chose surtout donne de l’attrait ‡ la pensÈe des hommes: c’est l’inquiÈtude. Un esprit qui n’est point anxieux m’irrite ou m’ennuie. * * * Nous appelons dangereux ceux qui ont l’esprit fait autrement que le nÙtre et immoraux ceux qui n’ont point notre morale. Nous appelons sceptiques ceux qui n’ont point nos propres illusions, sans mÍme nous inquiÈter s’ils en ont d’autres. * * * Auguste Comte est aujourd’hui mis ‡ son rang, ‡ cotÈ de Descartes et de Leibnitz. La partie de sa philosophie qui traite des rapports des sciences entre elles et de leur subordination, celle encore o˘ il dÈgage de l’amas des faits historiques une constitution positive de la sociologie font dÈsormais partie des plus prÈcieuses richesses de la pensÈe humaine. Au contraire, le plan tracÈ par ce grand homme, ‡ la fin de sa vie, en vue d’une organisation nouvelle de la sociÈtÈ, n’a trouvÈ aucune faveur en dehors de l’…glise positiviste: c’est la partie religieuse de l’oeuvre. Auguste Comte la conÁut sous l’influence d’un amour mystique et chaste. Celle qui l’inspira, Clotilde de Vaux, mourut un an aprËs sa premiËre rencontre avec le philosophe, qui voua a la mÈmoire de cette jeune femme un culte continuÈ par les disciples fidËles. La religion d’Auguste Comte fut inspirÈe par l’amour. Pourtant elle est triste et tyrannique. Tous les actes de la vie et de la pensÈe y sont Ètroitement rÈglÈs. Elle donne ‡ l’existence une figure gÈomÈtrique. Toute curiositÈ de l’esprit y est sÈvËrement rÈprimÈe. Elle ne souffre que les connaissances utiles et subordonne entiËrement l’intelligence au sentiment. Chose digne de remarque! Par cela mÍme que cette doctrine est fondÈe sur la science, elle suppose la science dÈfinitivement constituÈe et, loin d’encourager les recherches ultÈrieures, elle les dÈconseille et bl‚me mÍme celles qui n’ont pas pour objet le bien des hommes. Cela seul m’empÍcherait d’aller frapper, en habit blanc de nÈophyte, aux portes du temple de la rue Monsieur-le-Prince. Bannir le caprice et la curiositÈ, que cela est cruel! Ce dont je me plains, ce n’est pas que les positivistes veuillent nous interdire toute recherche sur l’essence, l’origine et la fin des choses. Je suis bien rÈsign ‡ ne connaÓtre jamais la cause des causes et la fin des fins. Il y a beau temps que je lis les traitÈs de mÈtaphisique comme des romans plus amusants que les autres, non plus vÈritables. Mais ce qui rend le positivisme amer et dÈsolant, c’est la sÈvÈrit avec laquelle il interdit les sciences inutiles, qui sont les plus aimables. Vivre sans elles serait-ce encore vivre? Il ne nous laisse pas jouer en libertÈ avec les phÈnomËnes et nous enivrer des vaines apparences. Il condamne la folie dÈlicieuse d’explorer les profondeurs du ciel. Auguste Comte, qui professa vingt ans l’astronomie, voulait borner l’Ètude de cette science aux planËtes visibles de notre systËme, les seuls corps, disait-il, qui pussent avoir une influence apprÈciable sur le Grand-FÈtiche. C’est la terre qu’il appelait ainsi. Mais le Grand-FÈtiche ne serait plus habitable ‡ certains esprits si la vie y Ètait rÈglÈe heure par heure et si l’on n’y pouvait faire des choses inutiles, comme, par exemple, rÍver aux Ètoiles doubles. * * * ´Il faut que j’agisse puisque je vis,ª dit l’homunculus sorti de l’alambic du docteur Wagner. Et, dans le fait, vivre c’est agir. Malheureusement, l’esprit spÈculatif rend l’homme impropre l’action. L’empire n’est pas ‡ ceux qui veulent tout comprendre. C’est une infirmitÈ que de voir au del‡ du but prochain. Il n’y a pas que les chevaux et les mulets ‡ qui il faille des oeillËres pour marcher sans Ècart. Les philosophes s’arrÍtent en route et changent la course en promenade. L’histoire du petit Chaperon-Rouge est une grande leÁon aux hommes d’…tat qui portent le petit pot de beurre et ne doivent pas savoir s’il est des noisettes dans les sentiers du bois. * * * Plus je songe ‡ la vie humaine, plus je crois qu’il faut lui donner pour tÈmoins et pour juges l’Ironie et la PitiÈ, comme les …gyptiens appelaient sur leurs morts la dÈesse Isis et la dÈesse Nephtys. L’Ironie et la PitiÈ sont deux bonnes conseillËres; l’une, en souriant, nous rend la vie aimable; l’autre, qui pleure, nous la rend sacrÈe. L’Ironie que j’invoque n’est point cruelle. Elle ne raille ni l’amour, ni la beautÈ. Elle est douce et bienveillante. Son rire calme la colËre, et c’est elle qui nous enseigne ‡ nous moquer des mÈchants et des sors, que nous pouvions, sans elle, avoir la faiblesse de haÔr. * * * Cet homme aura toujours la foule pour lui. Il est s˚r de lui comme de l’univers. C’est ce qui plaÓt ‡ la foule; elle demande des affirmations et non des preuves. Les preuves la troublent et l’embarrassent. Elle est simple et ne comprend que la simplicitÈ. Il ne faut lui dire ni comment ni de quelle maniËre, mais seulement oui ou non. * * * Les morts se prÍtent aux rÈconciliations avec une extrÍme facilitÈ. C’est un bon instinct que de confondre dans la gloire et dans l’amour les ouvriers qui, bien qu’ennemis, travaillËrent en commun ‡ quelque grande oeuvre morale ou sociale. La lÈgende opËre ces rÈunions posthumes qui contentent tout un peuple. Elle a des ressources merveilleuses pour mettre Pierre et Paul et tout le monde d’accord. Mais la lÈgende de la RÈvolution a bien de la peine ‡ se faire. * * * Le go˚t des livres est vraiment un go˚t louable. On a raillÈ les bibliophiles, et peut-Ítre, aprËs tout, prÍtent-ils ‡ la raillerie; c’est le cas de tous les amoureux. Mais il faudrait plutÙt les envier puisqu’ils ont ornÈs leur vie d’une longue et paisible voluptÈ. On croit les confondre en disant qu’ils ne lisent point leurs livres. Mais l’un d’eux a rÈpondu sans embarras: ´Et vous, mangez-vous dans votre vieille faÔence?ª Que peut-on faire de plus honnÍte que de mettre des livres dans une armoire? Cela rappelle beaucoup, ‡ la vÈritÈ, la t‚che que se donnent les enfants, quand ils font des tas de sable au bord de la mer. Ils travaillent en vain, et tout ce qu’ils ÈlËvent sera ben tÙt renversÈ. Sans doute, il en est ainsi des collections de livres et de tableaux. Mais il n’en faut accuser que les vicissitudes de l’existence et la briËvetÈ de la vie. La mer emporte les tas de sable, le commissaire-priseur disperse les collections. Et pourtant on n’a rien de mieux ‡ faire que des tas de sable ‡ dix ans et des collections ‡ soixante. Rien ne restera de tout ce que nous Èlevons, et l’amour des bibelots n’est pas plus vain que tous les autres amours. * * * Pour peu qu’on ait pratiquÈ les savants, on s’aperÁoit qu’ils sont les moins curieux des hommes. …tant, il y a quelques annÈes, dans une grande ville d’Europe que je ne nommerai pas, je visitai les galeries d’histoire naturelle en compagnie d’un des conservateurs qui me dÈcrivait les zoolithes avec une extrÍme complaisance. Il m’instruisit beaucoup jusqu’aux terrains pliocËnes. Mais, lorsque nous nous trouv‚mes devant les premiers vestiges de l’homme, il dÈtourna la tÍte et rÈpondit ‡ mes questions que ce n’Ètait point sa vitrine. Je sentis mon indiscrÈtion. Il ne faut jamais demander ‡ un savant les secrets de l’univers qui ne sont point dans sa vitrine. Cela ne l’intÈresse point. * * * Le temps, dans sa fuite, blesse ou tue nos sentiments les plus ardents et les plus tendres. Il affaiblit l’admiration en lui Ùtant ses aliments naturels: la surprise et l’Ètonnement; il anÈantit l’amour et ses belles folies, il Èbranle la foi et l’espÈrance, il dÈfleurit, il effeuille toutes les innocences. Du moins, qu’il nous laisse la pitiÈ, afin que nous ne soyons pas enfermÈs dans la vieillesse comme dans un sÈpulcre. C’est par la pitiÈ qu’on demeure vraiment homme. Ne nous changeons pas en pierre comme les grandes impies des vieux mythes. Ayons pitiÈ des faibles parce qu’ils souffrent la persÈcution et des heureux de ce monde parce qu’il est Ècrit: ´Malheur ‡ vous qui riez!ª Prenons la bonne part, qui est de souffrir avec ceux qui souffrent, et disons des lËvres et du coeur, au malheureux, comme le chrÈtien ‡ Marie: ´_Fac me tecum plangere. * * * Ne craignons pas trop de prÍter aux artistes d’autrefois un idÈal qu’ils n’eurent jamais. On n’admire point sans quelque illusion, et comprendre un chef-d’oeuvre c’est, en somme, le crÈer en soi-mÍme ‡ nouveau. Les mÍmes oeuvres se reflËtent diversement dans les ‚mes qui les contemplent. Chaque gÈnÈration d’hommes cherche une Èmotion nouvelle devant les ouvrages des vieux maÓtres. Le spectateur le mieux douÈ est celui qui trouve, au prix de quelque heureux contresens, l’Èmotion la plus pure et la plus forte. Aussi l’humanitÈ ne s’attache-t-elle guËre avec passion qu’aux oeuvres d’art ou de poÈsie dont quelques parties sont obscures et susceptibles d’interprÈtations diverses. * * * On annonce, on attend, on voit dÈj‡ de grands changements dans la sociÈtÈ. C’est l’Èternelle erreur de l’esprit prophÈtique. L’instabilitÈ, sans doute, est la condition premiËre de la vie; tout ce qui vit se modifie sans cesse, mais insensiblement et presque ‡ notre insu. Tout progrËs, le meilleur comme le pire, est lent et rÈgulier. Il n’y aura pas de grands changements, il n’y en eut jamais, j’entends de prompts ou de soudains. Toutes les transformations Èconomiques s’opËrent avec la lenteur clÈmente des forces naturelles. Bonnes ou mauvaises ‡ notre sens, les choses sont toujours ce qu’il fallait qu’elles fussent. Notre Ètat social est reflet des Ètats qui l’ont prÈcÈdÈ, comme il est la cause des Ètats qui le suivront. Il tient des premiers, comme les suivants tiendront de lui. Et cet enchaÓnement fixe pour longtemps la persistance d’un mÍme type; cet ordre assure la tranquillitÈ de la vie. Il est vrai qu’il ne contente ni les esprits curieux de nouveautÈs, ni les coeurs altÈrÈs de charitÈ. Mais c’est l’ordre universel. Il faut s’y soumettre. Ayons le zËle du coeur et les illusions nÈcessaires; travaillons ‡ ce que nous croyons utile et bon, mais non point dans l’espoir d’un succËs subit et merveilleux, non point au milieu des imaginations d’une apocalypse sociale: toutes les apocalypses Èblouissent et dÈÁoivent. N’attendons point de miracle. RÈsignons-nous a prÈparer, pour notre inperceptible part, l’avenir meilleur ou pire que nous ne verrons pus. * * * Il faut, dans la vie, faire la part du hasard. Le hasard, en dÈfinitive, c’est Dieu. * * * Les philosophies sont intÈressantes seulement comme des monuments psychiques propres a Èclairer le savant sur les divers Ètats qu’a traversÈs l’esprit humain. PrÈcieuses pour la connaissance de l’homme, elles ne sauraient nous instruire en rien de ce qui n’est pas l’homme. Les systËmes sont comme ces minces fils de platine qu’on met dans les lunettes astronomiques pour en diviser le champ en parties Ègales. Ces fils sont utiles ‡ l’observation exacte des astres, mais ils sont de l’homme et non du ciel. Il est bon qu’il y ait des fils de platine dans les lunettes. Mais il ne faut pas oublier que c’est l’opticien qui les a mis. * * * A dix-sept ans, je vis, un jour, Alfred de Vigny dans un cabinet de lecture de la rue de l’Arcade. Je n’oublierai jamais qu’il portait une Èpaisse cravate de satin noir attachÈe au cou par un camÈe et sur laquelle se rabattait un col aux bords arrondis. Il tenait ‡ la main une mince canne de jonc ‡ pomme d’or. J’Ètais bien jeune, et pourtant il ne me parut pas vieux. Son visage Ètait paisible et doux. Ses cheveux dÈcolorÈs, mais soyeux encore et lÈgers, tombaient en boucles sur ses joues rondes. Il se tenait trËs droit, marchait ‡ petits pas et parlait ‡ voix basse. AprËs son dÈpart, je feuilletai avec une Èmotion respectueuse le livre qu’il avait rapportÈ. C’Ètait un tome de la collection Petitot, les MÈmoires de La Noue, je crois. J’y trouvai un signet oubliÈ, une Ètroite bande de papier sur laquelle, de sa grande Ècriture allongÈe et pointue, qui rappelait celle de madame de SÈvignÈ, le poËte avait tracÈ au crayon un seul mot, un nom: BellÈrophon. HÈros fabuleux ou navire historique, que signifiait ce nom? Vigny songeait-il, en l’Ècrivant, ‡ NapolÈon trouvant les bornes des grandeurs de chair, ou bien se disait-il: ´Le cavalier mÈlancolique portÈ par PÈgase n’a point, quoi qu’en aient dit les Grecs, tuÈ le monstre terrible et charmant que, la sueur au front, la gorge br˚lante et les pieds en sang, nous poursuivons Èperdument, la ChimËre? * * * La tristesse philosophique s’est plus d’une fois exprimÈe avec une morne magnificence. Comme les croyants parvenus ‡ un haut degrÈ de beautÈ morale go˚tent les joies du renoncement, le savant, persuadÈ que tout autour de nous n’est qu’apparence et duperie, s’enivre de cette mÈlancolie philosophique et s’oublie dans les dÈlices d’un calme dÈsespoir. Douleur profonde et belle, que ceux qui l’ont go˚tÈe n’Èchangeraient pas contre les gaietÈs frivoles et les vaines espÈrances du vulgaire. Et les contradicteurs qui, malgrÈ la beautÈ esthÈtique de ces pensÈes, les trouveraient funestes ‡ l’homme et aux nations, suspendront peut-Ítre l’anathËme quand on leur montrera la doctrine de l’illusion universelle et de l’Ècoulement des choses unissant l’‚ge d’or de la philosophie grecque avec XÈnophane et se perpÈtuant ‡ travers l’humanitÈ polie, dans les intelligences les plus hautes, les plus sereines, les plus douces, un DÈmocrite, un …picure, un Gassendi. * * * Je sais une petite fille de neuf ans plus sage que les sages. Elle me disait tout ‡ l’heure: ´On voit dans les livres ce qu’on ne peut pas voir en rÈalitÈ, parce que c’est trop loin ou parce que c’est passÈ. Mais ce qu’on voit dans les livres, on le voit mal, et tristement. Et les petits enfants ne doivent pas lire des livres. Il y a tant de choses bonnes ‡ voir, et qu’ils n’ont pas vues: les lacs, les montagnes, les riviËres, les villes et les campagnes, la mer et les bateaux, le ciel et les Ètoiles! Je suis bien de son avis. Nous avons une heure ‡ vivre, pourquoi nous charger de tant de choses? Pourquoi tant apprendre, puisque nous savons que nous ne saurons jamais rien? Nous vivons trop dans les livres et pas assez dans la nature, et nous ressemblons ‡ ce niais de Pline le Jeune qui Ètudiait un orateur grec pendant que sous ses yeux le VÈsuve engloutissait cinq villes sous la