Chronique du XIXe siäcle by Stendhal [1 of 170 pseudnyms used by Marie-Henri Beyle] I “La vÃritÃ, l’Ãpre vÃritÔ Danton CHAPITRE PREMIER UNE PETITE VILLE Put thousands together Less bad, But the cage less gay. HOBBES LA petite ville de Verriäres peut passer pour l’une des plus jolies de la Franche-ComtÃ. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges s’Ãtendent sur la pente d’une colline, dont des touffes de vigoureux chÃtaigniers marquent les moindres sinuositÃs. Le Doubs coule à quelques centaines de pieds au-dessous de ses fortifications bÃties jadis par les Espagnols, et maintenant ruinÃes. Verriäres est abritÃe du cìtà du nord par une haute montagne, c’est une des branches du Jura. Les cimes brisÃes du Verra se couvrent de neige däs les premiers froids d’octobre. Un torrent, qui se prÃcipite de la montagne, traverse Verriäres avant de se jeter dans le Doubs et donne le mouvement à un grand nombre de scies à bois; c’est une industrie fort simple et qui procure un certain bien-à tre à la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois. Ce ne sont pas cependant les scies à bois qui ont enrichi cette petite ville. C’est à la fabrique des toiles peintes, dites de Mulhouse, que l’on doit l’aisance gÃnÃrale qui, depuis la chute de NapolÃon a fait rebÃtir les faáades de presque toutes les maisons dà Verriäres. A peine entre-t-on dans la ville que l’on est Ãtourdi par le fracas d’une machine bruyante et terrible en apparence. Vingt marteaux pesants, et retombant avec un bruit qui fait trembler le pavÃ, sont ÃlevÃs par une roue que l’eau du torrent fait mouvoir. Chacun de ces marteaux fabrique, chaque jour, je ne sais combien de milliers de clous. Ce sont de jeunes filles fraÃ¥ches et jolies qui prÃsentent aux coups de ces marteaux Ãnormes les petits morceaux de fer qui sont rapidement transformÃs en clous’. Ce travail, si rude en apparence, est un de ceux qui Ãtonnent le plus le voyageur qui pÃnätre pour la premiäre fois dans les montagnes qui sÃparent la France de l’HelvÃtie. Si, en entrant à Verriäres, le voyageur demande à qui appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens qui montent la grande rue, on lui rÃpond avec un accent traÃ¥nard: Eh! elle est à M. le maire. Pour peu que le voyageur s’arrà te quelques instants dans cette grande rue de Verriäres, qui va en montant depuis la re du Doubs jusque vers le sommet de la colline, il y a cent à parier contre un qu’il verra paraÃ¥tre un grand homme à l’air affairà et important. A son aspect tous les drapeaux se lävent rapidement. Ses cheveux sont grisonnants, et il est và tu de gris. Il est chevalier de plusieurs ordres, il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne manque pas d’une certaine rÃgularitÃ: on trouve mà me, au premier aspect qu’elle rÃunit à la dignità du maire de village cette sorte d’agrÃment qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais bientìt le voyageur parisien est choquà d’un certain air de contentement de soi et de suffisance mà là à je ne sais quoi de bornà et de peu inventif. On sent enfin que le talent de cet homme-là se borne à se faire payer bien exactement ce qu’on lui doit, et à payer lui-mà me le plus tard possible quand il doit. Tel est le maire de Verriäres, M. de Rà nal. Apräs avoir traversà la rue d’un pas grave, il entre à la mairie et disparaÃ¥t aux yeux du voyageur. Mais, cent pas plus haut, si celui-ci continue sa promenade, il aperáoit une maison d’assez belle apparence, et à travers une grille de fer attenante à la maison, des jardins magnifiques. Au-delÃ, c’est une ligne d’horizon formÃe par les collines de la Bourgogne; et qui semble faite à souhait pour le plaisir des yeux. Cette vue fait oublier au voyageur l’atmosphäre empestÃe des petits intÃrà ts d’argent dont il commence à à tre asphyxiÃ. On lui apprend que cette maison appartient à M. de Rà nal. C’est aux bÃnÃfices qu’il a faits sur sa grande fabrique de clous que le maire de Verriäres doit cette belle habitation en pierre de taille qu’il achäve en ce moment. Sa famille dit-on, est espagnole antique, et, à ce qu’on prÃtend, Ãtablie dans le pays bien avant la conquà te de Louis X. Depuis 1815 il rougit d’à tre industriel: 1815 l’a fait maire de Verriäres. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de ce magnifique jardin qui, d’Ãtage en Ãtage, descend jusqu’au Doubs, sont aussi la rÃcompense de la science de M. de Rà nal dans le commerce du ter. Ne vous attendez point à trouver en France ces jardins pittoresques qui entourent les villes manufacturiäres de l’Allemagne, Leipzig, Francfort, Nuremberg, etc. En Franche-ComtÃ. plus on bÃtit de murs, plus on hÃrisse sa propriÃtà de pierres rangÃes les unes au-dessus des autres, plus on acquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de Rà nal, remplis de murs, sont encore admirÃs parce qu’il a achetà au poids de l’or certains petits morceaux de terrain qu’ils occupent. Par exemple, cette scie à bois, dont la position singuliäre sur la rive du Doubs vous a frappà en entrant à Verriäres, et oó vous avez remarquà le nom de SOREL, Ãcrit en caractäres gigantesques sur une planche qui domine le toit, elle occupait, il y a six ans, l’espace sur lequel on Ãläve en ce moment le mur de la quatriäme terrasse des jardins de M. de Rà nal. Malgrà sa fiertÃ, M. le maire a dñ faire bien des dÃmarches aupräs du vieux Sorel, paysan dur et entà tÃ; il a dñ lui compter de beaux louis d’or pour obtenir qu’il transportÃt son usine ailleurs. Quant au ruisseau public qui faisait aller la scie, M. de Rà nal, au moyen du crÃdit dont il jouit à Paris, a obtenu qu’il fñt dÃtournÃ. Cette grÃce lui vint apräs les Ãlections de 182… Il a donnà à Sorel quatre arpents pour un, à cinq cents pas plus bas sur les bords du Doubs. Et, quoique cette position fñt beaucoup plus avantageuse pour son commerce de planches de sapin, le päre Sorel, comme on l’appelle depuis qu’il est riche, a eu le secret d’obtenir de l’impatience et de la manie de propriÃtaire, qui animait son voisin, une somme de 6000 F. Il est vrai que cet arrangement a Ãtà critiquà par les bonnes tà tes de l’endroit. Une fois, c’Ãtait un jour de dimanche, il y a quatre ans de cela, M. de Rà nal, revenant de l’Ãglise en costume de maire, vit de loin le vieux Sorel, entourà de ses trois fils, sourire en le regardant. Ce sourire a portà un jour fatal dans l’Ãme de M. le maire, il pense depuis lors qu’il eñt pu obtenir l’Ãchange à meilleur marchÃ. Pour arriver à la considÃration publique à Verriäres, l’essentiel est de ne pas adopter, tout en bÃtissant beaucoup de murs, quelque plan apportà d’Italie par ces maáons, qui, au printemps, traversent les gorges du Jura pour gagner Paris. Une telle innovation vaudrait à l’imprudent bÃtisseur une Ãternelle rÃputation de mauvaise tà te, et il serait à jamais perdu aupräs des gens sages et modÃrÃs qui distribuent la considÃration en Franche-ComtÃ. Dans le fait, ces gens sages y exercent le plus ennuyeux despotisme; c’est à cause de ce vilain mot que le sÃjour des petites villes est insupportable, pour qui a vÃcu dans cette grande rÃpublique qu’on appelle Paris. La tyrannie de l’opinion, et quelle opinion! est aussi bà te dans les petites villes de France, qu’aux êtats-Unis d’AmÃrique. CHAPITRE II UN MAIRE L’importance! Monsieur, n’est-ce rien? Le respect des sots, l’Ãbahissement des enfants, l’envie des riches, le mÃpris du sage. BARNAVE Heureusement pour la rÃputation de M. de Rà nal comme administrateur, un immense mur de soutänement Ãtait nÃcessaire à la promenade publique qui longe la colline à une centaine de pieds au-dessus du cours du Doubs. Elle doit à cette admirable position une des vues les plus pittoresques de France. Mais, à chaque printemps, les eaux de pluie sillonnaient la promenade, y creusaient des ravins et le rendaient impraticable. Cet inconvÃnient senti par tous, mit M. de Rà nal dans l’heureuse nÃcessità d’immortaliser son administration par un mur de vingt pieds de hauteur et de trente ou quarante toises de long. Le parapet de ce mur, pour lequel M. de Rà nal a dñ faire trois voyages à Paris, car l’avant-dernier ministre de l’IntÃrieur s’Ãtait dÃclarà l’ennemi mortel de la promenade de Verriäres, le parapet de ce mur s’Ãläve maintenant de quatre pieds au-dessus du sol. Et, comme pour braver tous les ministres prÃsents et passÃs, on le garnit en ce moment avec des dalles de pierre de taille. Combien de fois, songeant aux bals de Paris abandonnÃs la veille, et la poitrine appuyÃe contre ces grands blocs de pierre d’un beau gris tirant sur le bleu, mes regards ont plongà dans la vallÃe du Doubs! Au-delÃ, sur la rive gauche, serpentent cinq ou six vallÃes au fond desquelles l’oeil distingue fort bien de petits ruisseaux. Apräs avoir couru de cascade en cascade, on les voit tomber dans le Doubs. Le soleil est fort chaud dans ces montagnes; lorsqu’il brille d’aplomb, la rà verie du voyageur est abritÃe sur cette terrasse par de magnifiques platanes. Leur croissance rapide et leur belle verdure tirant sur le bleu, ils la doivent à la terre rapportÃe, que M. le maire a fait placer derriäre son immense mur de soutänement, car, malgrà l’opposition du conseil municipal, il a Ãlargi la promenade de plus de six pieds (quoiqu’il soit ultra et moi libÃral, je l’en loue); c’est pourquoi dans son opinion et dans celle de M. Valenod, l’heureux directeur du dÃpìt de mendicità de Verriäres, cette terrasse peut soutenir la comparaison avec celle de Saint-Germain-en-Laye. Je ne trouve quant à moi qu’une chose à reprendre au COURS DE LA FIDELITê; on lit ce nom officiel en quinze ou vingt endroits, sur des plaques de marbre qui ont valu une croix de plus à M. de Rà nal, ce que je reprocherais au Cours de la FidÃlitÃ, c’est la maniäre barbare dont l’autorità fait tailler et tondre jusqu’au vif ces vigoureux platanes. Au lieu de ressembler par leurs tà tes basses rondes et aplaties, à la plus vulgaire des plantes potagäres, ils ne demanderaient pas mieux que d’avoir ces formes magnifiques qu’on leur voit en Angleterre. Mais la volontà de M. le maire est despotique, et deux fois par an tous les arbres appartenant à la commune sont impitoyablement amputÃs. Les libÃraux de l’endroit prÃtendent, mais ils exagärent, que la main du jardinier officiel est devenue bien plus sÃväre depuis que M. le vicaire Maslon a pris l’habitude de s’emparer des produits de la tonte. Ce jeune ecclÃsiastique fut envoyà de Besanáon, il y a quelques annÃes pour surveiller l’abbà ChÃlan et quelques curÃs des environs. Un vieux chirurgien-major de l’armÃe d’Italie, retirà à Verriäres, et qui de son vivant Ãtait à la fois, suivant M. le maire, jacobin et bonapartiste, osa bien un jour se plaindre à lui de la mutilation pÃriodique de ces beaux arbres. – J’aime l’ombre, rÃpondit M. de Rà nal avec la nuance de hauteur convenable quand on parle à un chirurgien, membre de la LÃgion d’honneur, j’aime l’ombre, je fais tailler mes arbres pour donner de l’ombre, et je ne conáois pas qu’un arbre soit fait pour autre chose, quand toutefois, comme l’utile noyer, il ne rapporte pas de revenu. Voilà le grand mot qui dÃcide de tout à Verriäres: RAPPORTER DU REVENU. A lui seul il reprÃsente la pensÃe habituelle de plus des trois quarts des habitants. Rapporter du revenu est la raison qui dÃcide de tout dans cette petite ville qui vous semblait si jolie. L’Ãtranger qui arrive, sÃduit par la beautà des fraÃ¥ches et profondes vallÃes qui l’entourent s’imagine d’abord que ses habitants sont sensibles au beau, ils ne parlent que trop souvent de la beautà de leur pays: on ne peut pas nier qu’ils n’en fassent grand cas, mais c’est parce qu’elle attire quelques Ãtrangers dont l’argent enrichit les aubergistes, ce qui, par le mÃcanisme de l’octroi, rapporte du revenu à la ville. C’Ãtait par un beau jour d’automne que M. de Rà nal se promenait sur le Cours de la FidÃlitÃ, donnant le bras à sa femme. Tout en Ãcoutant son mari qui parlait d’un air grave, l’oeil de Mme de Rà nal suivait avec inquiÃtude les mouvements de trois petits garáons. L’aÃ¥nÃ, qui pouvait avoir onze ans, s’approchait trop souvent du parapet et faisait mine d’y monter. Une voix douce prononáait alors le nom d’Adolphe, et l’enfant renonáait à son projet ambitieux. Mme de Rà nal paraissait une femme de trente ans, mais encore assez jolie. – Il pourrait bien s’en repentir, ce beau monsieur de Paris, disait M. de Rà nal d’un air offensÃ, et la joue plus pÃle encore qu’a l’ordinaire. Je ne suis pas sans avoir quelques amis au ChÃteau… Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pages, je n’aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les mÃnagements savants d’un dialogue de province. Ce beau monsieur de Paris, si odieux au maire de Verriäres, n’Ãtait autre que M. Appert, qui, deux jours auparavant, avait trouvà le moyen de s’introduire, non seulement dans la prison et le dÃpìt de mendicità de Verriäres, mais aussi dans l’hìpital administrà gratuitement par le maire et les principaux propriÃtaires de l’endroit. – Mais, disait timidement Mme de Rà nal, quel tort peut vous faire ce monsieur de Paris, puisque vous administrez le bien des pauvres avec la plus scrupuleuse probitÃ? – Il ne vient que pour dÃverser le blÃme, et ensuite il fera insÃrer des articles dans les journaux du libÃralisme. – Vous ne les lisez jamais, mon ami. – Mais on nous parle de ces articles jacobins; tout cela nous distrait et nous empà che de faire le bien*. Quant à moi, je ne pardonnerai jamais au curÃ. * Historique. CHAPITRE III LE BIEN DES PAUVRES Un curà vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village. FLEURY Il faut savoir que le curà de Verriäres vieillard de quatre-vingts ans, mais qui devait à l’air vif de ces montagnes une santà et un caractäre de fer, avait le droit de visiter à toute heure la prison, l’hìpital et mà me le dÃpìt de mendicitÃ. C’Ãtait prÃcisÃment à six heures du matin que M. Appert qui de Paris Ãtait recommandà au curÃ, avait eu la sagesse d’arriver dans une petite ville curieuse. Aussitìt il Ãtait allà au presbytäre. En lisant la lettre que lui Ãcrivait M. le marquis de La Mole, pair de France, et le plus riche propriÃtaire de la province, le curà ChÃlan resta pensif. “Je suis vieux et aimà ici, se dit-il enfin à mi-voix ils n’oseraient!”Se tournant tout de suite vers le monsieur de Paris, avec des yeux oó, malgrà le grand Ãge, brillait ce feu sacrà qui annonce le plaisir de faire une belle action un peu dangereuse: – Venez avec moi, monsieur, et en prÃsence du geìlier et surtout des surveillants du dÃpìt de mendicitÃ, veuillez n’Ãmettre aucune opinion sur les choses que nous verrons. M. Appert comprit qu’il avait affaire à un homme de coeur: il suivit le vÃnÃrable curà visita la prison, l’hospice, le dÃpìt, fit beaucoup de questions, et, malgrà d’Ãtranges rÃponses, ne se permit pas la moindre marque de blÃme. Cette visite dura plusieurs heures. Le curà invita à dÃ¥ner M. Appert, qui prÃtendit avoir des lettres à Ãcrire : il ne voulait pas compromettre davantage son gÃnÃreux compagnon. Vers les trois heures, ces messieurs allärent achever l’inspection du dÃpìt de mendicitÃ, et revinrent ensuite à la prison. LÃ, ils trouvärent sur la porte le geìlier, espäce de gÃant de six pieds de haut et à jambes arquÃes; sa figure ignoble Ãtait devenue hideuse par l’effet de la terreur. – Ah! monsieur, dit-il au curÃ, däs qu’il l’aperáut, ce monsieur, que je vois là avec vous, n’est-il pas M. Appert? – Qu’importe? dit le curÃ. – C’est que depuis hier j’ai l’ordre le plus prÃcis, et que M. le prÃfet a envoyà par un gendarme, qui a dñ galoper toute la nuit, de ne pas admettre M. Appert dans la prison. – Je vous dÃclare, M. Noiroud, dit le curÃ, que ce voyageur qui est avec moi, est M. Appert. Reconnaissez-vous que j’ai le droit d’entrer dans la prison à toute heure du jour et de la nuit, et en me faisant accompagner par qui je veux? – Oui, M. le curÃ, dit le geìlier à voix basse, et baissant la tà te, comme un bouledogue, que fait obÃir à regret la crainte du bÃton. Seulement, M. le curÃ, j’ai femme et enfants, si je suis dÃnoncà on me destituera; je n’ai pour vivre que ma place. – Je serais aussi bien fÃchà de perdre la mienne, reprit le bon curÃ, d’une voix de plus en plus Ãmue. – Quelle diffÃrence! reprit vivement le geìlier; vous, M. le curÃ, on sait que vous avez huit cents livres de rente, du bon bien au soleil… Tels sont les faits qui, commentÃs, exagÃrÃs de vingt faáons diffÃrentes, agitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses de la petite ville de Verriäres. Dans ce moment, ils servaient de texte à la petite discussion que M. de Rà nal avait avec sa femme. Le matin, suivi de M. Valenod directeur du dÃpìt de mendicitÃ, il Ãtait allà chez le curÃ, pour lui tÃmoigner le plus vif mÃcontentement. M. ChÃlan n’Ãtait protÃgà par personne; il sentit toute la portÃe de leurs paroles. – Eh bien, messieurs! je serai le troisiäme curÃ, de quatre-vingts ans d’Ãge, que les fidäles verront destituer dans ce voisinage. Il y a cinquante-six ans que je suis ici, j’ai baptisà presque tous les habitants de la ville, qui n’Ãtait qu’un bourg quand j’y arrivai. Je marie tous tes jours des jeunes gens, dont jadis j’ai marià les grands-päres. Verriäres est ma famille, mais la peur de la quitter ne me fera point transiger avec ma conscience ni admettre un autre directeur de mes actions. Je me suis dit en voyant l’Ãtranger: “Cet homme, venu de Paris, peut à tre à la vÃrità un libÃral, il n’y en a que trop, mais quel mal peut-il faire à nos pauvres et à nos prisonniers?” Les reproches de M. de Rà nal, et surtout ceux de M. Valenod, le directeur du dÃpìt de mendicitÃ, devenant de plus en plus vifs: – Eh bien, messieurs! faites-moi destituer, s’Ãtait Ãcrià le vieux curÃ, d’une voix tremblante. Je n’en habiterai pas moins le pays. On sait qu’il y a quarante-huit ans, j’ai hÃrità d’un champ qui rapporte huit cents livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point d’Ãconomies illicites dans ma place, moi, messieurs, et c’est peut-à tre pourquoi je ne suis pas si effrayà quand on parle de me la faire perdre. M. de Rà nal vivait fort bien avec sa femme mais ne sachant que rÃpondre à cette idÃe, qu’elle lui rÃpÃtait timidement: Quel mal ce monsieur de Paris peut-il faire aux prisonniers? il Ãtait sur le point de se fÃcher tout à fait, quand elle jeta un cri. Le second de ses fils venait de monter sur le parapet du mur de la terrasse, et y courait quoique ce mur fñt Ãlevà de plus de vingt pieds sur la vigne qui est de l’autre cìtÃ. La crainte ‘effrayer son fils et de le faire tomber empà chait Mme de Rà nal de lui adresser la parole. Enfin, l’enfant, qui riait de sa prouesse, ayant regardà sa märe, vit sa pÃleur, sauta sur la promenade et accourut à elle. Il fut bien grondÃ. Ce petit ÃvÃnement changea le cours de la conversation. – Je veux absolument prendre chez moi Sorel le fils du scieur de planches, dit M. de Rà nal, il surveillera les enfants, qui commencent à devenir trop diables pour nous. C’est un jeune prà tre, ou autant vaut, bon latiniste, et qui fera faire des progräs aux enfants, car il a un caractäre ferme. dit le curÃ. Je lui donnerai trois cents francs et la nourriture. J’avais quelques doutes sur sa moralitÃ; car il Ãtait le benjamin de ce vieux chirurgien, membre de la LÃgion d’honneur, qui, sous prÃtexte qu’il Ãtait leur cousin, Ãtait venu se mettre en pension chez les Sorel. Cet homme pouvait fort bien n’à tre au fond qu’un agent secret des libÃraux, il disait que l’air de nos montagnes faisait du bien à son asthme; mais c’est ce qui n’est pas prouvÃ. Il avait fait toutes les campagnes de Buonapartà en Italie; et mà me avait, dit-on, signà non pour l’Empire dans le temps. Ce libÃral montrait le latin au fils Sorel et lui a laissà cette quantità de livres qu’il avait apportÃs avec lui. Aussi n’aurais-je jamais songà à mettre le fils du charpentier aupräs de nos enfants; mais le curÃ, justement la veille de la scäne qui vient de nous brouiller à jamais, m’a dit que ce Sorel Ãtudie la thÃologie depuis trois ans, avec le projet d’entrer au sÃminaire; il n’est donc pas libÃral, et il est latiniste. “Cet arrangement convient de plus d’une faáon, continua M. de Rà nal, en regardant sa femme d’un air diplomatique, le Valenod est tout fier des deux beaux normands qu’il vient d’acheter pour sa caläche. Mais il n’a pas de prÃcepteur pour ses enfants. – Il pourrait bien nous enlever celui-ci. – Tu approuves donc mon projet? dit M. de Rà nal, remerciant sa femme, par un sourire, de l’excellente idÃe qu’elle venait d’avoir. Allons, voilà qui est dÃcidÃ. – Ah, bon Dieu! mon cher ami, comme tu prends vite un parti! – C’est que j’ai du caractäre, moi, et le curà l’a bien vu. Ne dissimulons rien, nous sommes environnÃs de libÃraux ici. Tous ces marchands de toile me portent envie, j’en ai la certitude, deux ou trois deviennent des richards, eh bien, j’aime assez qu’ils voient passer les enfants de M. de Rà nal allant à la promenade sous la conduite de leur prÃcepteur. Cela imposera. Mon grand-päre nous racontait souvent que, dans sa jeunesse, il avait eu un prÃcepteur. C’est cent Ãcus qu’il m’en pourra coñter, mais ceci doit à tre classà comme une dÃpense nÃcessaire pour soutenir notre rang. Cette rÃsolution subite laissa Mme de Rà nal toute pensive. C’Ãtait une femme grande, bien faite, qui avait Ãtà la beautà du pays, comme on dit dans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicitÃ, et de la jeunesse dans la dÃmarche, aux yeux d’un Parisien, cette grÃce naãve, pleine d’innocence et de vivacitÃ, serait mà me allÃe jusqu’à rappeler des idÃes de douce voluptÃ. Si elle eñt appris ce genre de succäs, Mme de Rà nal en eñt Ãtà bien honteuse. Ni la coquetterie, ni l’affection n’avaient jamais approchà de ce coeur. M. Valenod, le riche directeur du dÃpìt, passait pour lui avoir fait la cour, mais sans succäs ce qui avait jetà un Ãclat singulier sur sa vertu; car ce M. Valenod, grand jeune homme, taillà en force, avec un visage colorà et de gros favoris noirs, Ãtait un de ces à tres grossiers, effrontÃs et broyants qu’en province on appelle de beaux hommes. Mme de Rà nal, fort timide, et d’un caractäre en apparence fort inÃgal Ãtait surtout choquÃe du mouvement continuel, et des Ãclats de voix de M. Valenod. L’Ãloignement qu’elle avait pour ce qu’à Verriäres on appelle de la joie, lui avait valu la rÃputation d’à tre träs fiäre de sa naissance. Elle n’y songeait pas, mais avait Ãtà fort contente de voir les habitants de la ville venir moins chez elle. Nous ne dissimulerons pas qu’elle passait pour sotte aux yeux de leurs dames, parce que sans nulle politique à l’Ãgard de son mari, elle laissait Ãchapper les plus belles occasions de se faire acheter de beaux chapeaux de Paris ou de Besanáon. Pourvu qu’on la laissÃt seule errer dans son beau jardin, elle ne se plaignait jamais. C’Ãtait une Ãme naãve, qui jamais ne s’Ãtait ÃlevÃe mà me jusqu’à juger son mari, et à s’avouer qu’il l’ennuyait. Elle supposait sans se le dire qu’entre mari et femme il n’y avait pas de plus douces relations. Elle aimait surtout M. de Rà nal quand il lui parlait de ses projets sur leurs enfants, dont il destinait l’un à l’ÃpÃe, le second à la magistrature, et le troisiäme à l’êglise. En somme elle trouvait M. de Rà nal beaucoup moins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance. Ce jugement conjugal Ãtait raisonnable. Le maire de Verriäres devait une rÃputation d’esprit et surtout de bon ton à une demi-douzaine de plaisanteries dont il avait hÃrità d’un oncle. Le vieux capitaine de Rà nal servait avant la RÃvolution dans le rÃgiment d’infanterie de M. le duc d’OrlÃans, et, quand il allait à Paris, Ãtait admis dans les salons du prince. Il y avait vu Mme de Montesson, la fameuse Mme de Genlis, M. Ducrest, l’inventeur du Palais-Roval. Ces personnages ne reparaissaient que trop souvent dans les anecdotes de M. de Rà nal. Mais peu à peu ce souvenir de choses aussi dÃlicates à raconter Ãtait devenu un travail pour lui, et depuis quelque temps, il ne rÃpÃtait que dans les grandes occasions ses anecdotes relatives à la maison d’OrlÃans. Comme il Ãtait d’ailleurs fort poli, exceptà lorsqu’on parlait d’argent, il passait, avec raison, pour le personnage le plus aristocratique de Verriäres. CHAPITRE UN PERE ET UN FILS E sarà mia colpa, Se cosi ä? MACHIAVELLI “Ma femme a rÃellement beaucoup de tà te! se disait, le lendemain à six heures du matin, le maire de Verriäres, en descendant à la scie du päre Sorel. Quoique je le lui aie dit, pour conserver la supÃriorità qui m’appartient, je n’avais pas songà que si Je ne prends pas ce petit abbà Sorel, qui dit-on sait le latin comme un ange, le directeur du dÃpìt, cette Ãme sans repos, pourrait bien avoir la mà me idÃe que moi et me l’enlever. Avec quel ton de suffisance il parlerait du prÃcepteur de ses enfants!… Ce prÃcepteur, une fois à moi, portera-t-il la soutane?” M. de Rà nal Ãtait absorbà dans ce doute, lorsqu’il vit de loin un paysan, homme de präs de six pieds, qui, däs le petit jour, semblait fort occupà à mesurer des piäces de bois dÃposÃes le long du Doubs, sur le chemin de halage. Le paysan n’eut pas l’air fort satisfait de voir approcher M. le maire; car ces piäces de bois obstruaient le chemin, et Ãtaient dÃposÃes là en contravention. Le päre Sorel, car c’Ãtait lui, fut träs surpris et encore plus content de la singuliäre proposition que M. de Rà nal lui faisait pour son fils Julien. Il ne l’en Ãcouta pas moins avec cet air de tristesse mÃcontente et de dÃsintÃrà t, dont sait si bien se revà tir la finesse des habitants de ces montagnes. Esclaves du temps de la domination espagnole, ils conservent encore ce trait de la physionomie du fellah de l’êgypte. La rÃponse de Sorel ne fut d’abord que la longue rÃcitation de toutes les formules de respect qu’il savait par coeur. Pendant qu’il rÃpÃtait ces vaines paroles, avec un sourire gauche qui augmentait l’air de faussetà et presque de friponnerie naturel à sa physionomie, l’esprit actif du vieux paysan cherchait à dÃcouvrir quelle raison pouvait porter un homme aussi considÃrable à prendre chez lui son vaurien de fils. Il Ãtait fort mÃcontent de Julien et c’Ãtait pour lui que M. de Rà nal lui offrait le gage inespÃrà de trois cents francs par an, avec la nourriture et mà me l’habillement. Cette derniäre prÃtention, que le päre Sorel avait eu le gÃnie de mettre en avant subitement, avait Ãtà accordÃe de mà me par M. de Rà nal. Cette demande frappa le maire.”Puisque Sorel n’est pas ravi et comblà par ma proposition, comme naturellement il devrait l’à tre, il est clair, se dit-il, qu’on lui a fait des offres d’un autre cìtà et de qui peuvent-elles venir, si ce n’est du Valenod.”Ce fut en vain que M. de Rà nal pressa Sorel de conclure sur-le-champ: l’astuce du vieux paysan s’y refusa opiniÃtrement; il voulait, disait-il, consulter son fils, comme si, en province, un päre riche consultait un fils qui n’a rien, autrement que pour la forme. Une scie à eau se compose d’un hangar au bord d’un ruisseau. Le toit est soutenu par une charpente qui porte sur quatre gros piliers en bois. A huit ou dix pieds d’ÃlÃvation, au milieu du hangar, on voit une scie qui monte et descend, tandis qu’un mÃcanisme fort simple pousse contre cette scie une piäce de bois. C’est une roue mise en mouvement par le ruisseau qui fait aller ce double mÃcanisme, celui de la scie qui monte et descend, et celui qui pousse doucement la piäce de bois vers la scie, qui la dÃbite en planches. En approchant de son usine, le päre Sorel appela Julien de sa voix de stentor, personne ne rÃpondit. Il ne vit que ses fils aÃ¥nÃs, espäces de gÃants qui, armÃs de lourdes haches, Ãquarrissaient les troncs de sapin, qu’ils allaient porter à la scie. Tout occupÃs à suivre exactement la marque noire tracÃe sur la piäce de bois, chaque coup de leur hache en sÃparait des copeaux Ãnormes. Ils n’entendirent pas la voix de leur päre. Celui-ci se dirigea vers le hangar en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu’il aurait dñ occuper, à cìtà de la scie. Il l’aperáut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l’une des piäces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mÃcanisme, Julien lisait. Rien n’Ãtait plus antipathique au vieux Sorel; il eñt peut-à tre pardonnà à Julien sa taille mince peu propre aux travaux de force, et si diffÃrente de celle de ses aÃ¥nÃs; mais cette manie de lecture lui Ãtait odieuse, il ne savait pas lire lui-mà me. Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son livre! bien plus que le bruit de la scie l’empà cha d’entendre la terrible voix de son päre. Enfin, malgrà son Ãge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien, un second coup aussi violent, donnà sur la tà te, en forme de calotte, lui fit perdre l’Ãquilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisÃ, mais son päre le retint de la main gauche, comme il tombait. – Eh bien, paresseux! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curÃ, à la bonne heure. Julien, quoiqu’Ãtourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à cìtà de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de son livre qu’il adorait. – Descends, animal, que je te parle. Le bruit de la machine empà cha encore Julien d’entendre cet ordre. Son päre qui Ãtait descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mÃcanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l’en frappa sur l’Ãpaule. A peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison.”Dieu sait ce qu’il va me faire!”se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau oó Ãtait tombà son livre; c’Ãtait celui de tous qu’il affectionnait le plus, le MÃmorial de Sainte-HÃläne. Il avait les joues pourpres et les yeux baissÃs. C’Ãtait un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irrÃguliers, mais dÃlicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonáaient de la rÃflexion et du feu, Ãtaient animÃs en cet instant de l’expression de la haine la plus fÃroce. Des cheveux chÃtain foncÃ, plantÃs fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de coläre, un air mÃchant. Parmi les innombrables variÃtÃs de la physionomie humaine, il n’en est peut-à tre point qui se soit distinguÃe par une spÃcialità plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annonáait plus de lÃgäretà que de vigueur. Däs sa premiäre jeunesse son air extrà mement pensif et sa grande pÃleur avaient donnà l’idÃe à son päre qu’il ne vivrait pas, ou qu’il vivrait pour à tre une charge à sa famille. Objet des mÃpris de tous à la maison, il haãssait ses fräres et son päre; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il Ãtait toujours battu. Il n’y avait pas un an que sa jolie figure commenáait à lui donner quelques voix amies parmi les jeunes tilles. MÃprisà de tout le monde, comme un à tre faible, Julien avait adorà ce vieux chicurgien-major qui un jour osa parler au maire au sujet des platanes. Ce chirurgien payait quelquefois au päre Sorel la journÃe de son fils, et lui enseignait le latin et l’histoire c’est-Ã-dire ce qu’il savait d’histoire, la campagne de 1796 en Italie. En mourant, il lui avait lÃguà sa croix de la LÃgion d’honneur, les arrÃrages de sa demi-solde, et trente ou quarante volumes, dont le plus prÃcieux venait de faire le saut dans le ruisseau public, dÃtournà par le crÃdit de M. le maire. A peine entrà dans la maison, Julien se sentit l’Ãpaule arrà tÃe par la puissante main de son päre; il tremblait, s’attendant à quelques coups. – RÃponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d’un enfant retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes de Julien se trouvärent en face des petits yeux gris et mÃchants du vieux charpentier qui avait l’air de vouloir lire jusqu’au fond de son Ãme. CHAPITRE V UNE NEGOCIATION Cunctando restituit rem. ENNIUS. – RÃponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien de lisard, d’oó connais-tu Mme de Rà nal, quand lui as-tu parlÃ? – Je ne lui ai jamais parlà rÃpondit Julien, je n’ai jamais vu cette dame qu’à l’Ãglise. – Mais tu l’auras regardÃe, vilain effrontÃ? – Jamais! Vous savez qu’à l’Ãglise je ne vois que Dieu, ajouta Julien, avec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, à Ãloigner le retour des taloches. – Il y a pourtant quelque chose lÃ-dessous, rÃpliqua le paysan malin, et il se tut un instant; mais je ne saurai rien de toi, maudit sournois. Au fait, je vais à tre dÃlivrà de toi, et ma scie n’en ira que mieux. Tu as gagnà M. le curà ou tout autre qui t’a procurà une belle place. Va faire ton paquet, et je te mänerai chez M. de Rà nal, oó tu seras prÃcepteur des enfants. – Qu’aurai-je pour cela? – La nourriture, l’habillement et trois cents francs de gages. – Je ne veux pas à tre domestique. – Animal, qui te parle d’à tre domestique, est-ce que je voudrais que mon fils fñt domestique? – Mais, avec qui mangerai-je? Cette demande dÃconcerta le vieux Sorel, il sentit qu’en parlant, il pourrait commettre quelque imprudence; il s’emporta contre Julien, qu’il accabla d’injures, en l’accusant de gourmandise, et le quitta pour aller consulter ses autres fils. Julien les vit bientìt apräs, chacun appuyà sur sa hache et tenant conseil. Apräs les avoir longtemps regardÃs, Julien ne pouvant rien deviner, alla se placer de l’autre cìtà de la scie, pour Ãviter d’à tre surpris. Il voulait penser mñrement à cette annonce imprÃvue qui changeait son sort, mais il se sentit incapable de prudence; son imagination Ãtait tout entiäre à se figurer ce qu’il verrait dans la belle maison de M. de Rà nal. “Il faut renoncer à tout cela se dit-il, plutìt que de se laisser rÃduire à manger avec lÃs domestiques. Mon päre voudra m’y forcer; plutìt mourir. J’ai quinze francs huit sous d’Ãconomie, je me sauve cette nuit, en deux jours, par des chemins de traverse oó je ne crains nul gendarme, je suis à Besanáon; lÃ, je m’engage comme soldat, et, s’il le faut, je passe en Suisse. Mais alors plus d’avancement, plus d’ambition pour moi, plus de ce bel Ãtat de prà tre qui mäne à tout.” Cette horreur pour manger avec les domestiques n’Ãtait pas naturelle à Julien; il eñt fait, pour arriver à là fortune, des choses bien autrement pÃnibles. Il puisait cette rÃpugnance dans les Confessions de Rousseau. C’Ãtait le seul livre à l’aide duquel son imagination se figurÃt le monde. Le recueil des bulletins de la grande armÃe et le MÃmorial de Sainte-HÃläne complÃtaient son Coran. Il se serait fait tuer pour ces trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre. D’apräs un mot du vieux chirurgien-major, il regardait tous les autres livres du monde comme menteurs, et Ãcrits par des fourbes pour avoir de l’avancement. Avec une Ãme de feu, Julien avait une de ces mÃmoires Ãtonnantes si souvent unies à la sottise. Pour gagner le vieux curà ChÃlan, duquel il voyait bien que dÃpendait son sort à venir, il avait appris par coeur tout le Nouveau Testament en latin, il savait aussi le livre Du Pape de M. de Maistre, et croyait à l’un aussi peu qu’à l’autre. Comme par un accord mutuel. Sorel et son fils Ãvitärent de se parler ce jour-lÃ. Sur la brune, Julien alla prendre sa leáon de thÃologie chez le curÃ, mais il ne jugea pas prudent de lui rien dire de l’Ãtrange proposition qu’on avait faite à son päre.”Peut-à tre est-ce un piäge, se disait-il, il faut taire semblant de l’avoir oubliÃ.” Le lendemain de bonne heure, M. de Rà nal fit appeler le vieux Sorel, qui, apräs s’à tre fait attendre une heure ou deux, finit par arriver, en faisant däs la porte cent excuses, entremà lÃes d’autant de rÃvÃrences. A force de parcourir toutes sortes d’objections, Sorel comprit que son fils mangerait avec le maÃ¥tre et la maÃ¥tresse de maison, et les jours oó il y aurait du monde, seul dans une chambre à part avec les enfants. Toujours plus disposà à incidenter à mesure qu’il distinguait un vÃritable empressement chez M. le maire, et d’ailleurs rempli de dÃfiance et d’Ãtonnement, Sorel demanda à voir la chambre oó coucherait son fils. C’Ãtait une grande piäce meublÃe fort proprement, mais dans laquelle on Ãtait dÃjà occupà à transporter les lits des trois enfants. Cette circonstance fut un trait de lumiäre pour le vieux paysan; il demanda aussitìt avec assurance à voir l’habit que l’on donnerait à son fils. M. de Rà nal ouvrit son bureau et prit cent francs. – Avec cet argent, votre fils ira chez M. Durand, le drapier, et lävera un habit noir complet. – Et quand mà me je le retirerais de chez vous, dit le paysan qui avait tout à coup oublià ses formes rÃvÃrencieuses, cet habit noir lui restera? – Sans doute. – Oh! bien, dit Sorel, d’un ton de voix traÃ¥nard, il ne reste donc plus qu’à nous mettre d’accord sur une seule chose, l’argent que vous lui donnerez. – Comment! s’Ãcria M. de Rà nal indignÃ, nous sommes d’accord depuis hier: je donne trois cents francs; je crois que c’est beaucoup, et peut-à tre trop. – C’Ãtait votre offre, je ne le nie point, dit le vieux Sorel, parlant encore plus lentement, et, par un effort de gÃnie qui n’Ãtonnera que ceux qui ne connaissent pas les paysans francs-comtois, il ajouta, en regardant fixement M. de Rà nal: Nous trouvons mieux ailleurs. A ces mots, la figure du maire fut bouleversÃe. Il revint cependant à lui, et, apräs une conversation savante de deux grandes heures, oó pas un mot ne fut dit au hasard la finesse du paysan l’emporta sur la finesse de l’homme riche, qui n’en a pas besoin pour vivre. Tous les nombreux articles, qui devaient rÃgler la nouvelle existence de Julien, se trouvärent arrà tÃs; non seulement ses appointements furent rÃglÃs à quatre cents francs, mais on dut les payer d’avance, le premier de chaque mois. – Eh bien, je lui remettrai trente-cinq francs, dit M. de Rà nal. – Pour faire la somme ronde, un homme riche et gÃnÃreux comme monsieur notre maire, dit le paysan d’une voix cÃline, ira bien jusqu’à trente-six francs. – Soit, dit M. de Rà nal, mais finissons-en. Pour le coup, la coläre lui donnait le ton de la fermetÃ. Le paysan vit qu’il fallait cesser de marcher en avant. Alors, à son tour M. de Rà nal fit des progräs. Jamais il ne voulut remettre le premier mois de trente-six francs au vieux Sorel fort empressà de le recevoir pour son fils. M. de Rà nal vint à penser qu’il serait obligà de raconter à sa femme le rìle qu’il avait jouà dans toute cette nÃgociation. – Rendez-moi les cent francs que je vous ai remis, dit-il avec humeur. M. Durand me doit quelque chose. J’irai avec votre fils faire la levÃe du drap noir. Apräs cet acte de vigueur, Sorel rentra prudemment dans ses formules respectueuses; elles prirent un bon quart d’heure. A la fin voyant qu’il n’y avait dÃcidÃment plus rien à gagner, il se retira. Sa derniäre rÃvÃrence finit par ces mots: – Je vais envoyer mon fils au chÃteau. C’Ãtait ainsi que les administrÃs de M. le maire appelaient sa maison quand ils voulaient lui plaire. De retour à son usine, ce fut en vain que Sorel chercha son fils. Se mÃfiant de ce qui pouvait arriver, Julien Ãtait sorti au milieu de la nuit. Il avait voulu mettre en sñretà ses livres et sa croix de la LÃgion d’honneur. Il avait transportà le tout chez un jeune marchand de bois, son ami, nommà FouquÃ, qui habitait dans la haute montagne qui domine Verriäres. Quand il reparut: – Dieu sait, maudit paresseux, lui dit son päre, si tu auras jamais assez d’honneur pour me payer le prix de ta nourriture, que j’avance depuis tant d’annÃes! Prends tes guenilles, et va-t’en chez M. le maire. Julien. Ãtonnà de n’à tre pas battu. se hÃta de partir. Mais à peine hors de la vue de son terrible päre il ralentit le pas. Il jugea qu’il serait utile à son hypocrisie d’aller faire une station à l’Ãglise. Ce mot vous surprend? Avant d’arriver à cet horrible mot, l’Ãme du jeune paysan avait eu bien du chemin à parcourir. Däs sa premiäre enfance, la vue de certains dragons du 6Ã, aux longs manteaux blancs, et la tà te couverte de casques aux longs crins noirs, qui revenaient d’Italie et que Julien vit attacher leurs chevaux à la fenà tre grillÃe de la maison de son päre, le rendit fou de l’Ãtat militaire. Plus tard, il Ãcoutait avec transport les rÃcits des batailles du pont de Lodi, d’Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux chirurgien-major. Il remarqua les regards enflammÃs que le vieillard jetait sur sa croix. Mais lorsque Julien avait quatorze ans, on commenáa à bÃtir à Verriäres une Ãglise, que l’on peut appeler magnifique pour une aussi petite ville. Il y avait surtout quatre colonnes de marbre dont la vue frappa Julien; elles devinrent cÃläbres dans le pays, par la haine mortelle qu’elles suscitärent entre le juge de paix et le jeune vicaire, envoyà de Besanáon, qui passait pour à tre l’espion de la congrÃgation. Le juge de paix fut sur le point de perdre sa place, du moins telle Ãtait l’opinion commune. N’avait-il pas osà avoir un diffÃrend avec un prà tre, qui, presque tous les quinze jours, allait à Besanáon, oó il voyait, disait-on, Mgr l’Ãvà que? Sur ces entrefaites, le juge de paix, päre d’une nombreuse famille, rendit plusieurs sentences qui semblärent injustes, toutes furent portÃes contre ceux des habitants qui lisaient le Constitutionnel. Le bon parti triompha. Il ne s’agissait, il est vrai, que de sommes de trois ou cinq francs; mais une de ces petites amendes dot à tre payÃe par un cloutier, parrain de Julien. Dans sa coläre cet homme s’Ãcriait: “Quel changement! et dire que, depuis plus de vingt ans, le juge de paix passait pour un si honnà te homme!”Le chirurgien-major, ami de Julien, Ãtait mort. Tout à coup Julien cessa de parler de NapolÃon; il annonáa le projet de se faire prà tre, et on le vit constamment, dans la scie de son päre, occupà à apprendre par coeur une bible latine que le curà lui avait prà tÃe. Ce bon vieillard, Ãmerveillà de ses progräs, passait des soirÃes entiäres à lui enseigner la thÃologie. Julien ne faisait paraÃ¥tre devant lui que des sentiments pieux. Qui eñt pu deviner que cette figure de jeune fille, si pÃle et si douce cachait la rà solution inÃbranlable de s’exposer à mille morts plutìt que de ne pas faire fortune? Pour Julien, faire fortune, c’Ãtait d’abord sortir de Verriäres; il abhorrait sa patrie. Tout ce qu’il y voyait glaáait son imagination. Däs sa premiäre enfance, il avait eu des moments d’exaltation. Alors il songeait avec dÃlices qu’un jour il serait prÃsentà aux jolies femmes de Paris; il saurait attirer leur attention par quelque action d’Ãclat. Pourquoi ne serait-il pas aimà de l’une d’elles, comme Bonaparte pauvre encore, avait Ãtà aimà de la brillante Mme de Beauharnais? Depuis bien des annÃes, Julien ne passait peut-à tre pas une heure de sa vie, sans se dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s’Ãtait fait le maÃ¥tre du monde avec son ÃpÃe. Cette idÃe le consolait de ses malheurs qu’il croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait. La construction de l’Ãglise et les sentences du juge de paix l’Ãclairärent tout à coup; une idÃe qui lui vint le rendit comme fou pendant quelques semaines, et enfin s’empara de lui avec la toute-puissance de la premiäre idÃe qu’une Ãme passionnÃe croit avoir inventÃe. “Quand Bonaparte fit parler de lui la France avait peur d’à tre envahie; le mÃrite militaire Ãtait nÃcessaire et à la mode. Aujourd’hui, on voit des prà tres, de quarante ans, avoir cent mille francs d’appointements, c’est-Ã-dire trois fois autant que les fameux gÃnÃraux de division de NapolÃon. Il leur faut des gens qui les secondent. Voilà ce juge de paix, si bonne tà te, si honnà te homme jusqu’ici, si vieux, qui se dÃshonore par crainte de dÃplaire à un jeune vicaire de trente ans. Il faut à tre prà tre.” Une fois, au milieu de sa nouvelle piÃtÃ, il y avait dÃjà deux ans que Julien Ãtudiait la thÃologie, il fut trahi par une irruption soudaine du feu qui dÃvorait son Ãme. Ce fut chez M. ChÃlan à un dÃ¥ner de prà tres auquel le bon curà l’avait prÃsentà comme un prodige d’instruction, il lui arriva de louer NapolÃon avec fureur. Il se lia le bras droit contre la poitrine prÃtendit s’à tre disloquà le bras en remuant un tronc dà sapin, et le porta pendant deux mois dans cette position gà nante. Apräs cette peine afflictive, il se pardonna. Voilà le jeune homme de dix-neuf ans, mais faible en apparence, et à qui l’on en eñt tout au plus donnà dix-sept, qui, portant un petit paquet sous le bras, entrait dans la magnifique Ãglise de Verriäres. Il la trouva sombre et solitaire. A l’occasion d’une fà te, toutes les croisÃes de l’Ãdifice avaient Ãtà couvertes d’Ãtoffe cramoisie. Il en rÃsultait, aux rayons du soleil, un effet de lumiäre Ãblouissant, du caractäre le plus imposant et le plus religieux. Julien tressaillit. Seul dans l’Ãglise, il s’Ãtablit dans le banc qui avait la plus belle apparence. Il portait les armes de M. de Rà nal. Sur le prie-Dieu, Julien remarqua un morceau de papier imprimÃ, Ãtalà là comme pour à tre lu. Il y porta es yeux et vit: DÃtails de l’exÃcution et des derniers moments de Louis Jenrel, exÃcutà à Besanáon, le… Le papier Ãtait dÃchirÃ. Au revers on lisait les deux premiers mots d’une ligne, c’Ãtaient: Le premier pas. “Qui a pu mettre ce papier lÃ? dit Julien. Pauvre malheureux, ajouta-t-il avec un soupir, son nom finit comme le mien…”et il froissa le papier. En sortant, Julien crut voir du sang präs du bÃnitier, c’Ãtait de l’eau bÃnite qu’on avait rÃpandue: le reflet des rideaux rouges qui couvraient les fenà tres la faisait paraÃ¥tre du sang. Enfin, Julien eut honte de sa terreur secräte. “Serais-je un lÃche? se dit-il, aux armes!” Ce mot, si souvent rÃpÃtà dans les rÃcits de batailles du vieux chirurgien, Ãtait hÃroãque pour Julien. Il se leva et marcha rapidement vers la maison de M. de Rà nal. Malgrà ses belles rÃsolutions, däs qu’il l’aperáut à vingt pas de lui, il fut saisi d’une invincible timiditÃ. La grille de fer Ãtait ouverte, elle lui semblait magnifique, il fallait entrer lÃ-dedans. Julien n’Ãtait pas la seule personne dont le coeur fñt troublà par son arrivÃe dans cette maison. L’extrà me timidità de Mme de Rà nal Ãtait dÃconcertÃe par l’idÃe de cet Ãtranger, qui, d’apräs ses fonctions, allait se trouver constamment entre elle et ses enfants. Elle Ãtait accoutumÃe à avoir ses fils couchÃs dans sa chambre. Le matin, bien des larmes avaient coulà quand elle avait vu transporter leurs petits lits dans l’appartement destinà au prÃcepteur. Ce fut en vain qu’elle demanda à son mari que le lit de Stanislas-Xavier, le plus jeune, fñt reportà dans sa chambre. La dÃlicatesse de femme Ãtait poussÃe à un point excessif chez Mme de Rà nal. Elle se faisait l’image la plus dÃsagrÃable d’un à tre grossier et mal peignÃ, chargà de gronder ses enfants, uniquement parce qu’il savait le latin, un langage barbare pour lequel on fouetterait ses fils. CHAPITRE Vl L’ENNUI Non so pió cosa son, Cosa faccio. MOZART: Figaro. Avec la vivacità et la grÃce qui lui Ãtaient naturelles quand elle Ãtait loin des regards des hommes, Mme de Rà nal sortait par la porte-fenà tre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperáut präs de la porte d’entrÃe la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrà mement pÃle et qui venait de pleurer. Il Ãtait en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette. Le teint de ce petit paysan Ãtait si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de Mme de Rà nal eut d’abord l’idÃe que ce pouvait à tre une jeune fille dÃguisÃe, qui venait demander quelque grÃce à M. le maire. Elle eut pitià de cette pauvre crÃature, arrà tÃe à la porte d’entrÃe, et qui Ãvidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Mme de Rà nal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivÃe du prÃcepteur. Julien tournà vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout präs de l’oreille: – Que voulez-vous ici, mon enfant? Julien se tourna vivement, et frappà du regard si rempli de grÃce de Mme de Rà nal, il oublia une partie de sa timiditÃ. Bientìt, Ãtonnà de sa beautÃ, il oublia tout, mà me ce qu’il venait faire. Mme de RÃnal avait rÃpÃtà sa question. – Je viens pour à tre prÃcepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux. Mme de Rà nal resta interdite; ils Ãtaient fort präs l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un à tre aussi bien và tu et surtout une femme avec un teint si Ãblouissant, lui parler d’un air doux. Mme de Rà nal regardait les grosses larmes, qui s’Ãtaient arrà tÃes sur les joues si pÃles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientìt elle se mit à rire, avec toute la gaietà folle d’une jeune fille; elle se moquait d’elle-mà me et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’Ãtait là ce prÃcepteur qu’elle s’Ãtait figurà comme un prà tre sale et mal và tu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants! – Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin? Ce mot de monsieur Ãtonna si fort Julien qu’il rÃflÃchit un instant. – Oui, madame, dit-il timidement. Mme de Rà nal Ãtait si heureuse, qu’elle osa dire à Julien: – Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants? – Moi, les gronder, dit Julien ÃtonnÃ, et pourquoi? – N’est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle apräs un petit silence et d’une voix dont chaque instant augmentait l’Ãmotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez? S’entendre appeler de nouveau monsieur, bien sÃrieusement, et par une dame si bien và tue Ãtait au-dessus de toutes les prÃvisions de Julien: dans tous les chÃteaux en Espagne de sa jeunesse, il s’Ãtait dit qu’aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rà nal de son cìtà Ãtait complätement trompÃe par la beautà du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu’à l’ordinaire parce que pour se rafraÃ¥chir il venait de plonger la tà te dans le bassin de la fontaine publique. A sa grande joie elle trouvait l’air timide d’une jeune fille à ce fatal prÃcepteur, dont elle avait tant redoutà pour ses enfants la duretà et le ton rÃbarbatif. Pour l’Ãme si paisible de Mme de Rà nal, le contraste de ses craintes et de ce qu’elle voyait fut un grand ÃvÃnement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut ÃtonnÃe de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si präs de lui. – Entrons, monsieur, lui dit-elle d’un air assez embarrassÃ. De sa vie, une sensation purement agrÃable n’avait aussi profondÃment Ãmu Mme de Rà nal; jamais une apparition aussi gracieuse n’avait succÃdà à des craintes plus inquiÃtantes. Ainsi ses jolis enfants, si soignÃs par elle, ne tomberaient pas dans les mains d’un prà tre sale et grognon. A peine entrÃe sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la suivait timidement. Son air ÃtonnÃ, à l’aspect d’une maison si belle, Ãtait une grÃce de plus aux yeux de Mme de Rà nal. Elle ne pouvait en croire ses yeux, il lui semblait surtout que le prÃcepteur devait avoir un habit noir. – Mais est-il vrai, monsieur, lui dit-elle, en s’arrà tant encore, et craignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait heureuse, vous savez le latin? Ces mots choquärent l’orgueil de Julien et dissipärent le charme dans lequel il vivait depuis un quart d heure. – Oui, madame, lui dit-il, en cherchant à prendre un air froid, Je sais le latin aussi bien que M. le curà et mà me quelquefois il a la bontà de dire mieux que lui. Mme de Rà nal trouva que Julien avait l’air fort mÃchant; il s’Ãtait arrà tà à deux pas d’elle. Elle s’approcha et lui dit à mi-voix: – N’est-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le fouet à mes enfants, mà me quand ils ne sauraient pas leurs leáons? Ce ton si doux et presque suppliant d’une si belle dame fit tout à coup oublier à Julien ce qu’il devait à sa rÃputation de latiniste. La figure de Mme de Rà nal Ãtait präs de la sienne, il sentit le parfum des và tements d’Ãtà d’une femme, chose si Ãtonnante pour un pauvre paysan. Julien rougit extrà mement et dit avec un soupir, et d’une voix dÃfaillante: – Ne craignez rien, madame, je vous obÃirai en tout. Ce fut en ce moment seulement, quand son inquiÃtude pour ses enfants fut tout à fait dissipÃe, que Mme de Rà nal fut frappÃe de l’extrà me beautà de Julien. La forme presque fÃminine de ses traits, et son air d’embarras, ne semblärent point ridicules à une femme extrà mement timide elle-mà me. L’air mÃle que l’on trouve communÃment nÃcessaire à la beautà d’un homme lui eñt fait peur. – Quel Ãge avez-vous, monsieur? dit-elle à Julien. – Bientìt dix-neuf ans. – Mon fils aÃ¥nà a onze ans, reprit Mme de Rà nal tout à fait rassurÃe, ce sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois son päre a voulu le battre; l’enfant a Ãtà malade pendant toute une semaine, et cependant c’Ãtait un bien petit coup. “Quelle diffÃrence avec moi, pensa Julien. Hier encore mon päre m’a battu. Que ces gens riches sont heureux!” Mme de Rà nal en Ãtait dÃjà à saisir les moindres nuances de ce qui se passait dans l’Ãme du prÃcepteur; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la timiditÃ, et voulut l’encourager. – Quel est votre nom, monsieur? lui dit-elle, avec un accent et une grÃce dont Julien sentit tout le charme, sans pouvoir s’en rendre compte. – On m’appelle Julien Sorel, madame; je tremble en entrant pour la premiäre fois de ma vie dans une maison Ãtrangäre j’ai besoin de votre protection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers jours. Je n’ai jamais Ãtà au colläge, j’Ãtais trop pauvre; je n’ai jamais parlà à d’autres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la LÃgion d’honneur, et M. le curà ChÃlan. Il vous rendra bon tÃmoignage de moi. Mes fräres m’ont toujours battu, ne les croyez pas s’ils vous disent du mal de moi, pardonnez mes fautes, madame, je n’aurai jamais mauvaise intention. Julien se rassurait pendant ce long discours, il examinait Mme de Rà nal. Tel est l’effet de la grÃce parfaite quand elle est naturelle au caractäre, et que surtout là personne qu’elle dÃcore ne songe pas à avoir de la grÃce; Julien, qui se connaissait fort bien en beautà fÃminine eñt jurà dans cet instant qu’elle n’avait que vingt ans. Il eut sur-le-champ l’idÃe hardie de lui baiser la main. Bientìt il eut peur de son idÃe, un instant apräs, il se dit: “Il y aurait de la lÃchetà à moi de ne pas exÃcuter une action qui peut m’à tre utile, et diminuer le mÃpris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier à peine arrachà à la scie.”Peut-à tre Julien fut-il un peu encouragà par ce mot de joli garáon, que depuis six mois il entendait rÃpÃter le dimanche par quelques jeunes filles. Pendant ces dÃbats intÃrieurs, Mme de Rà nal lui adressait deux ou trois mots d’instruction sur la faáon de dÃbuter avec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau fort pÃle; il dit, d’un air contraint: – Jamais, madame, je ne battrai vos enfants; je le jure devant Dieu. Et en disant ces mots, il osa prendre la main de Mme de Rà nal, et la porter à ses lävres. Elle fut ÃtonnÃe de ce geste, et par rÃflexion choquÃe. Comme il faisait träs chaud, son bras Ãtait tout à fait nu sous son chÃle, et le mouvement de Julien, en portant la main à ses lävres, l’avait entiärement dÃcouvert. Au bout de quelques instants, elle se gronda elle-mà me, il lui sembla qu’elle n’avait pas Ãtà assez rapidement indignÃe. M. de Rà nal qui avait entendu parler, sortit de son cabinet, du mà me air majestueux et paterne qu’il prenait lorsqu’il faisait des mariages à la mairie, il dit à Julien: – Il est essentiel que je vous parle avant que les enfants ne vous voient. Il fit entrer Julien dans un cabinet et retint sa femme qui voulait les laisser seuls. La porte fermÃe, M. de Rà nal s’assit avec gravitÃ. – M. le curà m’a dit que vous Ãtiez un bon sujet, tout le monde vous traitera ici avec honneur, et si je suis content j’aiderai à vous faire par la suite un petit Ãtablissement. Je veux que vous ne voyiez plus ni parents ni amis, leur ton ne peut convenir à mes enfants. Voici trente-six francs pour le premier mois; mais j’exige votre parole de ne pas donner un sou de cet argent à votre päre. M. de Rà nal Ãtait piquà contre le vieillard, qui, dans cette affaire, avait Ãtà plus fin que lui. – Maintenant, monsieur, car d’apräs mes ordres tout le monde ici va vous appeler monsieur et vous sentirez l’avantage d’entrer dans une maison dà gens comme il faut, maintenant, monsieur, il n’est pas convenable que les enfants vous voient en veste. Les domestiques l’ont-il aperáu? dit M. de Rà nal à sa femme. – Non, mon ami, rÃpondit-elle, d’un air profondÃment pensif. – Tant mieux. Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant une redingote à lui. Allons maintenant chez M. Durand le marchand de draps. Plus d’une heure apräs, quand M. de Rà nal rentra avec le nouveau prÃcepteur tout habillà de noir, il retrouva sa femme assise à la mà me place. Elle se sentit tranquillisÃe par la prÃsence de Julien, en l’examinant elle oubliait d’en avoir peur. Julien ne songeait point à elle, malgrà toute sa mÃfiance du destin et des hommes, son Ãme dans ce moment n’Ãtait que celle d’un enfant; il lui semblait avoir vÃcu des annÃes depuis l’instant oó, trois heures auparavant, il Ãtait tremblant dans l’Ãglise. Il remarqua l’air glacà de Mme de Rà nal, il comprit qu’elle Ãtait en coläre de ce qu’il avait osà lui baiser la main. Mais le sentiment d’orgueil que lui donnait le contact d’habits si diffÃrents de ceux qu’il avait coutume de porter, le mettait tellement hors de lui-mà me, et il avait tant envie de cacher sa joie, que tous ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Mme de Rà nal le contemplait avec des yeux ÃtonnÃs. – De la gravitÃ, monsieur, lui dit M. de Rà nal, si vous voulez à tre respectà de mes enfants et de mes gens. – Monsieur, rÃpondit Julien, je suis gà nà dans ces nouveaux habits; moi, pauvre paysan, je n’ai jamais portà que des vestes; j’irai, si vous le permettez, me renfermer dans ma chambre. – Que te semble de cette nouvelle acquisition? dit M. de Rà nal à sa femme. Par un mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se rendit pas compte, Mme de Rà nal dÃguisa la vÃrità à son mari. – Je ne suis point aussi enchantÃe que vous de ce petit paysan, vos prÃvenances en feront un impertinent que vous serez obligà de renvoyer avant un mois. – Eh bien! nous le renverrons, ce sera une centaine de francs qu’il pourra m’en coñter, et Verriäres sera accoutumÃe à voir un prÃcepteur aux enfants de M. de Rà nal. Ce but n’eñt point Ãtà rempli si j’eusse laissà à Julien l’accoutrement d’un ouvrier. En le renvoyant, je retiendrai bien entendu l’habit noir complet que je viens de lever chez le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait chez le tailleur, et dont je l’ai couvert. L’heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant à Mme de Rà nal. Les enfants auxquels l’on avait annoncà le nouveau prÃcepteur, accablaient leur märe de questions. Enfin Julien parut. C’Ãtait un autre homme. C’eñt Ãtà mal parler que de dire qu’il Ãtait grave; c’Ãtait la gravità incarnÃe. Il fut prÃsentà aux enfants, et leur parla d’un air qui Ãtonna M. de Rà nal lui-mà me. – Je suis ici, messieurs, leur dit-il en finissant son allocution, pour vous apprendre le latin. Vous savez ce que c’est que de rÃciter une leáon. Voici la sainte Bible dit-il en leur montrant un petit volume in-32, relià en noir. C’est particuliärement l’histoire de Notre-Seigneur JÃsus-Christ, c’est la partie qu’on appelle le Nouveau Testament. Je vous ferai souvent rÃciter des leáons faites-moi rÃciter la mienne. Adolphe, l’aÃ¥nà des enfants, avait pris le livre. – Ouvrez-le au hasard, continua Julien, et dites-moi les trois premiers mots d’un alinÃa. Je rÃciterai par coeur le livre sacrÃ, rägle de notre conduite à tous, jusqu’à ce que vous m’arrà tiez. Adolphe ouvrit le livre, lut deux mots, et Julien rÃcita toute la page, avec la mà me facilità que s’il eñt parlà franáais. M. de Rà nal regardait sa femme d’un air de triomphe. Les enfants voyant l’Ãtonnement de leurs parents, ouvraient de grandes yeux. Un domestique vint à la porte du salon, Julien continua de parler latin. Le domestique resta d’abord immobile, et disparut ensuite. Bientìt la femme de chambre de madame, et la cuisiniäre, arrivärent präs de la porte, alors Adolphe avait dÃjà ouvert le livre en huit endroits, et Julien rÃcitait toujours avec la mà me facilitÃ. – Ah! mon Dieu! le joli petit prà tre, dit tout haut la cuisiniäre, bonne fille fort dÃvote. L’amour-propre de M. de Rà nal Ãtait inquiet; loin de songer à examiner le prÃcepteur, il Ãtait tout occupà à chercher dans sa mÃmoire quelques mots latins enfin, il put dire un vers d’Horace. Julien ne savait de latin que sa Bible. Il rÃpondit en fronáant le sourcil: – Le saint ministäre auquel je me destine m’a dÃfendu de lire un poäte aussi profane. M. de Rà nal cita un assez grand nombre de prÃtendus vers d’Horace. Il expliqua à ses enfants ce que c’Ãtait qu’Horace; mais les enfants, frappÃs d’admiration, ne faisaient guäre attention à ce qu’il disait. Ils regardaient Julien. Les domestiques Ãtant toujours à la porte, Julien crut devoir prolonger l’Ãpreuve: – Il faut dit-il au plus jeune des enfants, que M. Stanislas-Xavier m’indique aussi un passade du livre saint. Le petit Stanislas, tout fier, lut tant bien que mal le premier mot d’un alinÃa, et Julien dit toute la page. Pour que rien ne manquÃt au triomphe de M. de Rà nal, comme Julien rÃcitait, enträrent M. Valenod, le possesseur des beaux chevaux normands, et M. Charcot de Maugiron, sous-prÃfet de l’arrondissement. Cette scäne valut à Julien le titre de monsieur; les domestiques eux-mà mes n’osärent pas le lui refuser. Le soir tout Verriäres afflua chez M. de Rà nal pour voir la merveille. Julien rÃpondait à tous d’un air sombre qui tenait à distance. Sa gloire s’Ãtendit si rapidement dans la ville, que peu de jours apräs M. de Rà nal, craignant qu’on ne le lui enlevÃt, lui proposa de signer un engagement de deux ans. – Non, monsieur, rÃpondit froidement Julien, si vous vouliez me renvoyer je serais obligà de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger à rien n’est point Ãgal, Je le refuse. Julien sut si bien faire que moins d’un mois apräs son arrivÃe dans la maison, M. dà Rà nal lui-mà me le respectait. Le curà Ãtant brouillà avec MM. de Rà nal et Valenod, personne ne put trahir l’ancienne passion de Julien pour NapolÃon, il n’en parlait qu’avec horreur.. CHAPITRE VII LES AFFINITêS êLECTES Ils ne savent toucher le coeur qu’en le froissant. UN MODFRNE. Les enfants l’adoraient, lui ne les aimait point; sa pensÃe Ãtait ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l’impatientait jamais. Froid, juste, impassible, et cependant aimÃ, parce que son arrivÃe avait en quelque sorte chassà l’ennui de la maison, il fut un bon prÃcepteur. Pour lui, il n’Ãprouvait que haine et horreur pour la haute sociÃtà oó il Ãtait admis, à la vÃrità au bas bout de la table ce qui explique peut-à tre la haine et l’horreur. Il y eut certains dÃ¥ners d’apparat oó il put à grand-peine contenir sa haine pour tout ce qui l’environnait. Un jour de la Saint-Louis entre autres, M. Valenod tenait le de chez M. de Rà nal, Julien fut sur le point de se trahir; il se sauva dans le jardin, sous prÃtexte de voir les enfants.”Quels Ãloges de la probitÃ, s’Ãcria-t-il! on dirait que c’est la seule vertu; et cependant quelle considÃration, quel respect bas pour un homme qui Ãvidemment a doublà et triplà sa fortune, depuis qu’il administre le bien des pauvres! je parierais qu’il gagne mà me sur les fonds destinÃs aux enfants trouvÃs, à ces pauvres, dont la misäre est encore plus sacrÃe que celle des autres! Ah! monstres! monstres! Et moi aussi, je suis une sorte d’enfant trouvÃ, haã de mon päre, de mes fräres, de toute ma famille. ” Quelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et disant son brÃviaire dans un petit bois, qu’on appelle le BelvÃdäre’, et qui domine le Cours de la FidÃlitÃ, avait cherchà en vain à Ãviter ses deux fräres, qu’il voyait venir de loin par un sentier solitaire. La jalousie de ces ouvriers grossiers avait Ãtà tellement provoquÃe par le bel habit noir, par l’air extrà mement propre de leur fräre, par le mÃpris sincäre qu’il avait pour eux, qu’ils l’avaient battu au point de le laisser Ãvanoui et tout sanglant. Mme de Rà nal, se promenant avec M. Valenod et le sous-prÃfet, arriva par hasard dans le petit bois; elle vit Julien Ãtendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu’il donna de la jalousie à M. Valenod. Il prenait l’alarme trop tìt. Julien trouvait Mme de Rà nal fort belle, mais il la haãssait à cause de sa beautÃ; c’Ãtait le premier Ãcueil qui avait failli arrà ter sa fortune. Il lui parlait le moins possible afin de faire oublier le transport qui, le premier jour, l’avait portà à lui baiser la main. êlisa, la femme de chambre de Mme de Rà nal, n’avait pas manquà de devenir amoureuse du jeune prÃcepteur; elle en parlait souvent à sa maÃ¥tresse. L’amour de Mlle êlisa avait valu à Julien la haine d’un des valets. Un jour, il entendit cet homme qui disait à êlisa: “Vous ne voulez plus me parler, depuis que ce prÃcepteur crasseux est entrà dans la maison.”Julien ne mÃritait pas cette injure; mais, par instinct de joli garáon, il redoubla de soin pour sa personne. La haine de M. Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne convenait pas à un jeune abbÃ. A la soutane präs c’Ãtait le costume que portait Julien. Mme de Rà nal remarqua qu’il parlait plus souvent que de coutume à Mlle êlisa; elle apprit que ces entretiens Ãtaient causÃs par la pÃnurie de la träs petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, qu’il Ãtait obligà de le faire laver fort souvent hors de la maison, et c’est pour ces petits soins qu’êlisa lui Ãtait utile. Cette extrà me pauvretÃ, qu’elle ne soupáonnait pas, toucha Mme de Rà nal, elle eut envie de lui faire des cadeaux, mais elle n’osa pas; cette rÃsistance intÃrieure fut le premier sentiment pÃnible que lui causa Julien. Jusque-là le nom de Julien, et le sentiment d’une joie pure et tout intellectuelle, Ãtaient synonymes pour elle. TourmentÃe par l’idÃe de la pauvretà de Julien, Mme de Rà nal parla à son mari de lui faire un cadeau de linge: – Quelle duperie! rÃpondit-il. Quoi! faire des cadeaux à un homme dont nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien? cc serait dans le cas oó il se nÃgligerait qu’il faudrait stimuler son zäle. Mme de Rà nal fut humiliÃe de cette maniäre de voir; elle ne l’eñt pas remarquÃe avant l’arrivÃe de Julien. Elle ne voyait jamais l’extrà me propretà de la mise d’ailleurs fort simple du jeune abbÃ, sans se dire: “Ce pauvre garáon, comment peut-il faire?” Peu à peu, elle eut pitià de tout ce qui manquait à Julien, au lieu d’en à tre choquÃe. Mme de Rà nal Ãtait une de ces femmes de province, que l’on peut träs bien prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu’on les voit. Elle n’avait aucune expÃrience de la vie, et ne se souciait pas de parler. DouÃe d’une Ãme dÃlicate et dÃdaigneuse, cet instinct de bonheur naturel à tous les à tres faisait que, la plupart du temps, elle ne donnait aucune attention aux actions des personnages grossiers, au milieu desquels le hasard l’avait jetÃe. On l’eñt remarquÃe pour le naturel et la vivacità d’esprit, si elle eñt reáu la moindre Ãducation. Mais en sa qualità d’hÃritiäre, elle avait Ãtà ÃlevÃe chez des religieuses adoratrices passionnÃes du SacrÃ-Coeur de JÃsus, et animÃes d’une haine violente pour les Franáais ennemis des jÃsuites. Mme de Rà nal s’Ãtait trouvÃe assez de sens pour oublier bientìt, comme absurde, tout ce qu’elle avait appris au couvent; mais elle ne mit rien à la place, et finit par ne rien savoir. Les flatteries prÃcoces dont elle avait Ãtà l’objet, en sa qualità d’hÃritiäre d’une grande fortune, et un penchant dÃcidà à la dÃvotion passionnÃe, lui avaient donnà une maniäre de vivre tout intÃrieure. Avec l’apparence de la condescendance la plus parfaite, et d’une abnÃgation de volontÃ, que les maris de Verriäres citaient en exemple à leurs femmes, et qui faisait l’orgueil de M. de Rà nal, la conduite habituelle de son Ãme Ãtait en effet le rÃsultat de l’humeur la plus altiäre. Telle princesse, citÃe à cause de son orgueil, prà te infiniment plus d’attention à ce que ses gentilshommes font autour d’elle, que cette femme si douce, si modeste en apparence, n’en donnait à tout ce que disait ou faisait son mari. Jusqu’à l’arrivÃe de Julien, elle n’avait rÃellement eu d’attention que pour ses enfants. Leurs petites maladies, leurs douleurs, leurs petites joies, occupaient toute la sensibilità de cette Ãme, qui, de la vie, n’avait adorà que Dieu, quand elle Ãtait au SacrÃ-Coeur de Besanáon. Sans qu’elle daignÃt le dire à personne, un accäs de fiävre d’un de ses fils la mettait presque dans le mà me Ãtat que si l’enfant eñt Ãtà mort. Un Ãclat de rire grossier, un haussement d’Ãpaules, accompagnà de quelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment accueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin d’Ãpanchement l’avait portÃe à faire à son mari, dans les premiäres annÃes de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries, quand surtout elles portaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard dans le coeur de Mme de Rà nal. Voilà ce qu’elle trouva au milieu des flatteries empressÃes et mielleuses du couvent jÃsuitique oó elle avait passà sa jeunesse. Son Ãducation fut faite par la douleur. Trop fiäre pour parler de ce genre de chagrins, mà me à son amie Mme Derville, elle se figura que tous les hommes Ãtaient comme son mari, M. Valenod et le sous-prÃfet Charcot de Maugiron. La grossiäretÃ, et la plus brutale insensibilità à tout ce qui n’Ãtait pas intÃrà t d’argent, de prÃsÃance ou de croix; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter des bottes et un chapeau de feutre. Apräs de longues annÃes, Mme de Rà nal n’Ãtait pas encore accoutumÃe à ces gens à argent au milieu desquels il fallait vivre. De là le succäs du petit paysan Julien. Elle trouva des jouissances douces, et toutes brillantes du charme de la nouveautÃ, dans la sympathie de cette Ãme noble et fiäre. Mme de Rà nal lui eut bientìt pardonnà son ignorance extrà me gui Ãtait une grÃce de plus, et la rudesse de ses faáons qu’elle parvint à corriger. Elle trouva qu’il valait la peine de l’Ãcouter, mà me quand on parlait des choses les plus communes, mà me quand il s’agissait d’un pauvre chien ÃcrasÃ, comme il traversait la rue, par la charrette d’un paysan allant au trot. Le spectacle de cette douleur donnait son gros rire à son mari, tandis qu’elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arquÃs de Julien. La gÃnÃrositÃ, la noblesse d’Ãme, l’humanità lui semblärent peu à peu n’exister que chez ce jeune abbÃ. Elle eut pour lui seul toute la sympathie et mà me l’admiration que ces vertus excitent chez les Ãmes bien nÃes. A Paris, la position de Julien envers Mme de Rà nal eñt Ãtà bien vite simplifiÃe; mais à Paris, l’amour est fils des romans. Le jeune prÃcepteur et sa timide maÃ¥tresse auraient retrouvà dans trois ou quatre romans et jusque dans les couplets du Gymnase, l’Ãclaircissement de leur position. Les romans leur auraient tracà le rìle à jouer, montrà le modäle à imiter, et ce modäle, tìt ou tard, et quoique sans nul plaisir, et peut-à tre en rechignant, la vanità eñt forcà Julien à le suivre. Dans une petite ville de l’Aveyron ou des PyrÃnÃes, le moindre incident eñt Ãtà rendu dÃcisif par le feu du climat. Sous nos cieux plus sombres un jeune homme pauvre, et qui n’est qu’ambitieux parce que la dÃlicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l’argent, voit tous les jours une femme de trente ans sincärement sage, occupÃe de ses enfants, et qui ne prend nullement dans les romans des exemples de conduite. Tout va lentement, tout se fait peu à peu dans les provinces, il y a plus de naturel. Souvent, en songeant à la pauvretà du jeune prÃcepteur, Mme de Rà nal Ãtait attendrie jusqu’aux larmes. Julien la surprit un jour, pleurant tout à fait. – Eh, madame, vous serait-il arrivà quelque malheur! – Non, mon ami, lui rÃpondit-elle; appelez les enfants, allons nous promener. Elle prit son bras et s’appuya d’une faáon qui parut singuliäre à Julien. C’Ãtait pour la premiäre fois qu’elle l’avait appelà mon ami. Vers fa fin de la promenade, Julien remarqua qu’elle rougissait beaucoup. Elle ralentit le pas. – On vous aura racontÃ, dit-elle sans le regarder, que je suis l’unique hÃritiäre d’une tante fort riche qui habite Besanáon. Elle me comble de prÃsents… Mes fils font des progräs… si Ãtonnants… que je voudrais vous prier d’accepter un petit prÃsent, comme marque de ma reconnaissance. Il ne s’agit que de quelques louis pour vous faire du linge. Mais… ajouta-t-elle en rougissant encore plus, et elle cessa de parler. – Quoi, madame? dit Julien. – Il serait inutile, continua-t-elle en baissant la tà te, de parler de ceci à mon mari. – Je suis petit, madame mais je ne suis pas bas, reprit Julien en s’arrà tant, les yeux brillants de coläre, et se relevant de toute sa hauteur, c’est à quoi vous n’avez pas assez rÃflÃchi. Je serais moins qu’un valet, si je me mettais dans le cas de cacher à M. de Rà nal quoi que ce soit de relatif à mon argent. Mme de Rà nal Ãtait atterrÃe. – M. le maire, continua Julien, m’a remis cinq fois trente-six francs depuis que j’habite sa maison; je suis prà t à montrer mon livre de dÃpenses à M. de Rà nal et à qui que ce soit, mà me à M. Valenod qui me hait. A la suite de cette sortie, Mme de Rà nal Ãtait restÃe pÃle et tremblante, et la promenade se termina sans que ni l’un ni l’autre pñt trouver un prÃtexte pour renouer le dialogue. L’amour pour Mme de Rà nal devint de plus en plus impossible dans le coeur orgueilleux de Julien; quant à elle, elle le respecta elle l’admira, elle en avait Ãtà grondÃe. Sous prÃtexte dà rÃparer l’humiliation involontaire qu’elle lui avait causÃe, elle se permit les soins les plus tendres. La nouveautà de ces maniäres fit pendant huit jours le bonheur de Mme de Rà nal. Leur effet fut d’apaiser en partie la coläre de Julien; il Ãtait loin d’y voir rien qui pñt ressembler à un goñt personnel. – VoilÃ, se disait-il, comme sont ces gens riches, ils humilient et croient ensuite pouvoir tout rÃparer, par quelques singeries! Le coeur de Mme de Rà nal Ãtait trop plein, et encore trop innocent, pour que, malgrà se s’rà solutions à cet Ãgard, elle ne racontÃt pas à son mari l’offre qu’elle avait faite à Julien, et la faáon dont elle avait Ãtà repoussÃe. – Comment, reprit M. de Rà nal vivement piquÃ, avez-vous pu tolÃrer un refus de la part d’un domestique? Et comme Mme de Rà nal se rÃcriait sur ce mot: – Je parle, madame, comme feu M. le prince de CondÃ, prÃsentant ses chambellans à sa nouvelle Ãpouse: “Tous ces gens-lÃ, lui dit-il sont nos domestiques.”Je vous ai lu ce passage des MÃmoires de Besenval, essentiel pour les prÃsÃances. Tout ce qui n’est pas gentilhomme, qui vit chez vous et reáoit un salaire, est votre domestique. Je vais dire deux mots à ce monsieur Julien, et lui donner cent francs. – Ah! mon ami, dit Mme de Rà nal tremblante, que ce ne soit pas du moins devant les domestiques! – Oui, ils pourraient à tre jaloux et avec raison, dit son mari, en s’Ãloignant et pensant à la quotità de la somme. Mme de Rà nal tomba sur une chaise, presque Ãvanouie de douleur. Il va humilier Julien, et par ma faute! Elle eut horreur de son mari et se cacha la figure avec les mains. Elle se promit bien de ne jamais faire de confidences. Lorsqu’elle revit Julien, elle Ãtait toute tremblante, sa poitrine Ãtait tellement contractÃe qu’elle ne put parvenir à prononcer la moindre parole. Dans son embarras elle lui prit les mains qu’elle serra. – Eh bien, mon ami, lui dit-elle enfin, à tes-vous content de mon mari? – Comment ne le serais-je pas? rÃpondit Julien avec un sourire amer; il m’a donnà cent francs. Mme de Rà nal le regarda comme incertaine. – Donnez-moi le bras, dit-elle enfin avec un accent de courage que Julien ne lui avait jamais vu. Elle osa aller jusque chez le libraire de Verriäres, malgrà son affreuse rÃputation de libÃralisme’. LÃ, elle choisit pour dix louis de livres qu’elle donna à ses fils. Mais ces livres Ãtaient ceux qu’elle savait que Julien dÃsirait. Elle exigea que lÃ, dans la boutique du libraire, chacun des enfants ÃcrivÃ¥t son nom sur les livres qui lui Ãtaient Ãchus en partage. Pendant que Mme de Rà nal Ãtait heureuse de la sorte de rÃparation qu’elle avait l’audace de faire à Julien, celui-ci Ãtait Ãtonnà de la quantità de livres qu’il apercevait chez le libraire. Jamais il n’avait osà entrer en un lieu aussi profane; son coeur palpitait. Loin de songer à deviner ce qui se passait dans le coeur de Mme de Rà nal, il rà vait profondÃment au moyen qu’il y aurait, pour un jeune Ãtudiant en thÃologie, de se procurer quelques-uns de ces livres. Enfin il eut l’idÃe qu’il serait possible, avec de l’adresse, de persuader à M. de Rà nal qu’il fallait donner pour sujet de thäme à ses fils l’histoire des gentilshommes cÃläbres nÃs dans la province. Apres un mois de soins, Julien vit rÃussir cette idÃe, et à un tel point, que, quelque temps apräs, il osa hasarder, en parlant à M. de Rà nal, la mention d’une action bien autrement pÃnible pour le noble maire, il s’agissait de contribuer à la fortune d’un libÃral, en prenant un abonnement chez le libraire. M. de Rà nal convenait bien qu’il Ãtait sage de donner à son fils aÃ¥nà l’idÃe de visu de plusieurs ouvrages qu’il entendrait mentionner dans la conversation, lorsqu’il serait à l’êcole militaire, mais Julien voyait M. le maire s’obstiner à ne pas aller plus loin. Il soupáonnait une raison secräte, mais ne pouvait la deviner. – Je pensais, monsieur, lui dit-il un jour, qu’il y aurait une haute inconvenance à ce que le nom d’un bon gentilhomme tel qu’un Rà nal parñt sur le sale registre du libraire. Le front de M. de Rà nal s’Ãclaircit. – Ce serait aussi une bien mauvaise note, continua Julien, d’un ton plus humble, pour un pauvre Ãtudiant en thÃologie, si l’on pouvait un jour dÃcouvrir que son nom a Ãtà sur le registre d’un libraire loueur de livres. Les libÃraux pourraient m’accuser d’avoir demandà les livres les plus infÃmes; qui sait mà me s’ils n’iraient pas jusqu’à Ãcrire apräs mon nom les titres de ces livres pervers. Mais Julien s’Ãloignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire reprendre l’expression de l’embarras et de l’humeur. Julien se tut.”Je tiens mon homme”, se dit-il. Quelques jours apräs, l’aÃ¥nà des enfants interrogeant Julien sur un livre annoncà dans la Quotidienne, en prÃsence de M. de Rà nal: – Pour Ãviter tout sujet de triomphe au parti jacobin dit le jeune prÃcepteur, et cependant me donner les moyens de rÃpondre à M. Adolphe, on pourrait faire prendre un abonnement chez le libraire par le dernier de vos gens. – Voilà une idÃe qui n’est pas mal, dit M. de Rà nal Ãvidemment fort joyeux. – Toutefois il faudrait spÃcifier, dit Julien, de cet air grave et presque malheureux qui va si bien à de certaines gens, quand ils voient le succäs des affaires qu’ils ont le plus longtemps dÃsirÃes, il faudrait spÃcifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une fois dans la maison, ces livres dangereux pourraient corrompre les filles de madame, et le domestique lui-mà me. – Vous oubliez les pamphlets politiques, ajouta M. de Rà nal, d’un air hautain. Il voulait cacher l’admiration que lui donnait le savant mezzo-termine inventà par le prÃcepteur de ses enfants. La vie de Julien se composait ainsi d’une suite de petites nÃgociations, et leur succäs l’occupait beaucoup plus que le sentiment de prÃfÃrence marquÃe qu’il n’eñt tenu qu’à lui de lire dans le coeur de Mme de Rà nal. La position morale oó il avait Ãtà toute sa vie se renouvelait chez M. le maire de Verriäres. LÃ, comme à la scierie de son päre, il mÃprisait profondÃment les gens avec qui il vivait, et en Ãtait haã. Il voyait chaque jour dans les rÃcits faits par le sous-prÃfet, par M. Valenod, par les autres amis de la maison, à l’occasion de choses qui venaient de se passer sous leurs yeux, combien leurs idÃes ressemblaient peu à la rÃalitÃ. Une action lui semblait-elle admirable? c’Ãtait celle-là prÃcisÃment qui attirait le blÃme des gens qui l’environnaient. Sa rÃplique intÃrieure Ãtait toujours: “Quels monstres ou quels sots!”Le plaisant, avec tant d’orgueil, c’est que souvent il ne comprenait absolument rien à ce dont on parlait. De la vie, il n’avait parlà avec sincÃrità qu’au vieux chirurgien-major; le peu d’idÃes qu’il avait Ãtaient relatives aux campagnes de Bonaparte en Italie, ou à la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au rÃcit circonstancià des opÃrations les plus douloureuses; il se disait: “Je n’aurais pas sourcillÃ.” La premiäre fois que Mme de Rà nal essaya avec lui une conversation Ãtrangäre à l’Ãducation des enfants, il se mit à parler d’opÃrations chirurgicales; elle pÃlit et le pria de cesser. Julien ne savait rien au-delÃ. Ainsi, passant sa vie avec Mme de Rà nal, le silence le plus singulier s’Ãtablissait entre eux däs qu’ils Ãtaient seuls. Dans le salon, quelle que fñt l’humilità de son maintien, elle trouvait dans ses yeux un air de supÃriorità intellectuelle envers tout ce qui venait chez elle. Se trouvait-elle seule un instant avec lui, elle le voyait visiblement embarrassÃ. Elle en Ãtait inquiäte, car son instinct de femme lui faisait comprendre que cet embarras n’Ãtait nullement tendre. D’apräs je ne sais quelle idÃe prise dans quelque rÃcit de la bonne sociÃtÃ, telle que l’avait vue le vieux chirurgien-major, däs qu’on se taisait dans un lieu oó il se trouvait avec une femme, Julien se sentait humilià comme si ce silence eñt Ãtà son tort particulier. Cette sensation Ãtait cent fois plus pÃnible dans le tà te-Ã-tà te. Son imagination remplie des notions les plus exagÃrÃes, les plus espagnoles ‘, sur ce qu’un homme doit dire quand il est seul avec une femme, ne lui offrait dans son trouble que des idÃes inadmissibles. Son Ãme Ãtait dans les nues, et cependant il ne pouvait sortir du silence le plus humiliant. Ainsi son air sÃväre, pendant ses longues promenades avec Mme de Rà nal et les enfants, Ãtait augmentà par les souffrances les plus cruelles. Il se mÃprisait horriblement. Si par malheur il se foráait à parler, il lui arrivait de dire les choses les plus ridicules. Pour comble de misäre, il voyait et s’exagÃrait son absurditÃ, mais ce qu’il ne voyait pas, c’Ãtait l’expression de ses yeux; ils Ãtaient si beaux et annonáaient une Ãme si ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils donnaient quelquefois un sens charmant à ce qui n’en avait pas. Mme de Rà nal remarqua que, seul avec elle, il n’arrivait jamais à dire quelque chose de bien que lorsque, distrait par quelque ÃvÃnement imprÃvu. il ne songeait pas à bien tourner un compliment. Comme les amis de la maison ne la gÃtaient pas en lui prÃsentant des idÃes nouvelles et brillantes, elle jouissait avec dÃlices des Ãclairs d’esprit de Julien. Depuis la chute de NapolÃon, toute apparence de galanterie est sÃvärement bannie des moeurs de la province. On a peur d’à tre destituÃ. Les fripons cherchent un appui dans la congrÃgation; et l’hypocrisie a fait les plus beaux progräs mà me dans les classes libÃrales. L’ennui redouble. Il ne reste d’autre plaisir que la lecture et l’agriculture. Mme de Rà nal, riche hÃritiäre d’une tante dÃvote mariÃe à seize ans à un bon gentilhomme, n’avait de sa vie Ãprouvà ni vu rien qui ressemblÃt le moins du monde à l’amour. Ce n’Ãtait guäre que son confesseur, le bon curà ChÃlan, qui lui avait parlà de l’amour, à propos des poursuites de M. Valenod, et il lui en avait fait une image si dÃgoñtante, que ce mot ne lui reprÃsentait que l’idÃe du libertinage le plus abject. Elle recardait comme une exception, ou mà me comme tout à fait hors de nature, l’amour tel qu’elle l’avait trouvà dans le träs petit nombre de romans que le hasard avait mis sous ses yeux. GrÃce à cette ignorance, Mme de Rà nal, parfaitement heureuse, occupÃe sans cesse de Julien, Ãtait loin de se faire le plus petit reproche. CHAPITRE VIII PETITS êVêNEMENTS Then there were sighs, the deeper for suppression, And stolen glances, sweeter for the theft, And burning blushes, though for no transgression. Don Juan C. 1 et 74. L’angÃlique douceur que Mme de Rà nal devait à son caractäre et à son bonheur actuel n’Ãtait un peu altÃrÃe que quand elle venait à songer à sa femme de chambre Elisa. Cette fille fit un hÃritage, alla se confesser au curà ChÃlan et lui avoua le projet d’Ãpouser Julien. Le curà eut une vÃritable joie du bonheur de son ami, mais sa surprise fut extrà me, quand Julien lui dit d’un air rÃsolu que l’offre de Mlle êlisa ne pouvait lui convenir. – Prenez garde, mon enfant, à ce qui se passe dans votre coeur, dit le curà fronáant le sourcil; je vous fÃlicite de votre vocation, si c’est à elle seule que vous devez le mÃpris d’une fortune plus que suffisante. Il y a cinquante-six ans sonnÃs que je suis curà de Verriäres, et cependant, suivant toute apparence’ je vais à tre destituÃ. Ceci m’afflige, et toutefois j ai huit cents livres de rente. Je vous fais part de ce dÃtail afin que vous ne vous fassiez pas d’illusions sur ce qui vous attend dans l’Ãtat de prà tre. Si vous songez à faire la cour aux hommes qui ont la puissance, votre perte Ãternelle est assurÃe. Vous pourrez faire fortune, mais il faudra nuire aux misÃrables, flatter le sous-prÃfet, le maire, l’homme considÃrà et servir ses passions: cette conduite, qui dans le monde s’appelle savoir vivre, peut, pour un laãc, n’à tre pas absolument incompatible avec le salut, mais, dans notre Ãtat, il faut opter il s’agit de faire fortune dans ce monde ou dans l’autre, il n’y a pas de milieu. Allez, mon cher ami, rÃflÃchissez, et revenez dans trois jours me rendre une rÃponse dÃfinitive. J’entrevois avec peine, au fond de votre caractäre, une ardeur sombre qui ne m’annonce pas la modÃration et la parfaite abnÃgation des avantages terrestres nÃcessaires à un prà tre; j’augure bien de votre esprit; mais, permettez-moi de vous le dire, ajouta le bon curÃ, les larmes aux yeux, dans l’Ãtat de prà tre, je tremblerai pour votre salut. Julien avait honte de son Ãmotion, pour la premiäre fois de sa vie, il se voyait aimÃ; il pleurait avec dÃlices et alla cacher ses larmes dans les grands bois au-dessus de Verriäres. “Pourquoi l’Ãtat oó je me trouve? se dit-il enfin; je sens que je donnerais cent fois ma vie pour ce bon curà ChÃlan et cependant il vient de me prouver que je ne suis qu’un sot. C’est lui surtout qu’il m’importe de tromper, et il me devine. Cette ardeur secräte dont il me parle, c’est mon projet de faire fortune. Il me croit indigne d’à tre prà tre, et cela prÃcisÃment quand je me figurais que le sacrifice de cinquante louis de rentes allait lui donner la plus haute idÃe de ma piÃtà et de ma vocation. “A l’avenir, continua Julien, je ne compterai que sur les parties de mon caractäre que j’aurai ÃprouvÃes. Qui m’eñt dit que je trouverais du plaisir à rÃpandre des larmes! que j’aimerais celui qui me prouve que je ne suis qu’un sot!” Trois jours apräs, Julien avait trouvà le prÃtexte dont il eñt dñ se munir däs le premier jour; ce prÃtexte Ãtait une calomnie, mais qu’importe? Il avoua au curÃ, avec beaucoup d’hÃsitation, qu’une raison qu’il ne pouvait lui expliquer parce qu’elle nuirait à un tiers, l’avait dÃtournà tout d’abord de l’union projetÃe. C’Ãtait accuser la conduite d’êlisa. M. ChÃlan trouva dans ses maniäres un certain feu tout mondain, bien diffÃrent de celui qui eñt dñ animer un jeune lÃvite. – Mon ami, lui dit-il encore, soyez un bon bourgeois de campagne, estimable et instruit, plutìt qu’un prà tre sans vocation. Julien rÃpondit à ces nouvelles remontrances, fort bien, quant aux paroles: il trouvait les mots qu’eñt employÃs un jeune sÃminariste fervent; mais le ton dont il les prononáait, mais le feu mal cachà qui Ãclatait dans ses yeux alarmaient M. ChÃlan. Il ne faut pas trop mal augurer de Julien; il inventait correctement les paroles d’une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce n’est pas mal à son Ãge. Quant au ton et aux gestes, il vivait avec des campagnards, il avait Ãtà privà de la vue des grands modäles. Par la suite, à peine lui eut-il Ãtà donnà d’approcher de ces messieurs, qu’il fut admirable pour les gestes comme pour les paroles. Mme de Rà nal fut ÃtonnÃe que la nouvelle fortune de sa femme de chambre ne rendÃ¥t pas cette fille plus heureuse; elle la voyait aller sans cesse chez le curÃ, et en revenir les larmes aux yeux; enfin Elisa lui parla de son mariage. Mme de Rà nal se crut malade; une sorte de fiävre l’empà chait de trouver le sommeil; elle ne vivait que lorsqu’elle avait sous les yeux sa femme de chambre ou Julien. Elle ne pouvait penser qu’à eux et au bonheur qu’ils trouveraient dans leur mÃnage. La pauvretà de cette petite maison oó l’on devrait vivre avec cinquante louis de rentes, se peignait à elle sous des couleurs ravissantes. Julien pourrait träs bien se faire avocat à Bray, la sous-prÃfecture à deux lieues de Verriäres; dans ce cas elle le verrait quelquefois. Mme de Rà nal crut sincärement qu’elle allait devenir folle; elle le dit à son mari, et enfin tomba malade. Le soir mà me, comme sa femme de chambre la servait, elle remarqua que cette fille pleurait. Elle abhorrait êlisa dans ce moment, et venait de la brusquer, elle lui en demanda pardon. Les larmes d’êlisa redoublärent; elle lui dit que si sa maÃ¥tresse le lui permettait, elle lui conterait tout son malheur. – Dites rÃpondit Mme de Rà nal. – Eh bien, madame, il me refuse; des mÃchants lui auront dit du mal de moi, il les croit. – Qui vous refuse? dit Mme de Rà nal respirant à peine. – Eh qui, madame, si ce n’est M. Julien? rÃpliqua la femme de chambre, en sanglotant. M. le curà n’a pu vaincre sa rÃsistance; car M. le curà trouve qu’il ne doit pas refuser une honnà te fille, sous prÃtexte qu’elle a Ãtà femme de chambre. Apräs tout, le päre de M. Julien n’est autre chose qu’un charpentier; lui-mà me comment gagnait-il sa vie avant d’à tre chez madame? Mme de Rà nal n’Ãcoutait plus, l’excäs du bonheur lui avait presque ìtà l’usage de la raison. Elle se fit rÃpÃter plusieurs fois l’assurance que Julien avait refusà d’une faáon positive, et qui ne permettait plus de revenir à une rÃsolution plus sage. – Je veux tenter un dernier effort, dit-elle à sa femme de chambre, je parlerai à M. Julien. Le lendemain apräs le dÃjeuner, Mme de Rà nal se donna la dÃlicieuse voluptà de plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la fortune d’êlisa refusÃes constamment pendant une heure. Peu à peu Julien sortit de ses rÃponses compassÃes, et finit par rÃpondre avec esprit aux sages reprÃsentations de Mme de Rà nal. Elle ne put rÃsister au torrent de bonheur qui inondait son Ãme apräs tant de jours de dÃsespoir. Elle se trouva mal tout à fait. Quand elle fut remise et bien Ãtablie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde. Elle Ãtait profondÃment ÃtonnÃe. “Aurais-je de l’amour pour Julien?”se dit-elle enfin. Cette dÃcouverte, qui dans tout autre moment l’aurait plongÃe dans les remords et dans une agitation profonde ne fut pour elle qu’un spectacle singulier, mais comme indiffÃrent. Son Ãme, ÃpuisÃe par tout ce qu’elle venait d’Ãprouver, n’avait plus de sensibilità au service des passions. Mme de Rà nal voulut travailler, et tomba dans un profond sommeil, quand elle se rÃveilla elle ne s’effraya pas autant qu’elle l’aurait dñ. Elle Ãtait trop heureuse pour pouvoir prendre en mal quelque chose. Naãve et innocente, jamais cette bonne provinciale n’avait torturà son Ãme, pour tÃcher d’en arracher un peu de sensibilità à quelque nouvelle nuance de sentiment ou de malheur. Entiärement absorbÃe, avant l’arrivÃe de Julien, par cette masse de travail qui, loin de Paris, est le lot d’une bonne märe de famille, Mme de Rà nal pensait aux passions, comme nous pensons à la loterie: duperie certaine et bonheur cherchà par les fous. La cloche du dÃ¥ner sonna; Mme de Rà nal rougit beaucoup quand elle entendit la voix de Julien, qui amenait les enfants. Un peu adroite depuis qu’elle aimait, pour expliquer sa rougeur, elle se plaignit d’un affreux mal de tà te. – Voilà comme sont toutes les femmes, lui rÃpondit M. de Rà nal, avec un gros rire. Il y a toujours quelque chose à raccommoder à ces machines-lÃ! Quoique accoutumÃe à ce genre d’esprit, ce ton de voix choqua Mme de Rà nal. Pour se distraire, elle regarda la physionomie de Julien, il eñt Ãtà l’homme le plus laid, que dans cet instant il lui eñt plu. Attentif à copier les allures des gens de coeur, däs les premiers beaux jours du printemps, M. de Rà nal s’Ãtablit à Vergy, c’est le village rendu cÃläbre par l’aventure tragique de Gabrielle’. A quelques centaines de pas des ruines si pittoresques de l’anciens Ãglise gothique, M. de Rà nal possäde un vieux chÃteau avec ses quatre tours, et un jardin dessinà comme celui des Tuileries, avec force bordures de bois et allÃes de marronniers taillÃs deux fois par an. Un champ voisin, plantà de pommiers servait de promenade. Huit ou dix noyers magnifiques Ãtaient au bout du verger; leur feuillage immense s’Ãlevait peut-à tre à quatre-vingts pieds de hauteur. “Chacun de ces maudits noyers, disait M. de Rà nal quand sa femme les admirait me coñte la rÃcolte d’un demi-arpent, le blà ne peut venir sous leur ombre.” La vue dà la campagne sembla nouvelle à Mme de Rà nal, son admiration allait jusqu’aux transports. Le sentiment dont elle Ãtait animÃe lui donnait de l’esprit et de la rÃsolution. Däs le surlendemain de l’arrivÃe à Vergy M. de Rà nal Ãtant retournà à la ville, pour les affairÃs de la mairie, Mme de Rà nal prit des ouvriers à ses frais. Julien lui avait donnà l’idÃe d’un petit chemin sablÃ, qui circulerait dans le verger et sous les grands noyers, et permettrait aux enfants de se promener däs le matin, sans que leurs souliers fussent mouillÃs par la rosÃe. Cette idÃe fut mise à exÃcution, moins de vingt-quatre heures apräs avoir Ãtà conáue. Mme de Rà nal passa toute la journÃe gaiement avec Julien à diriger les ouvriers. Lorsque le maire de Verriäres revint de la ville, il fut bien surpris de trouver l’allÃe faite. Son arrivÃe surprit aussi Mme de Rà nal; elle avait oublià son existence. Pendant deux mois, il parla avec humeur de la hardiesse qu’on avait eue de faire, sans le consulter, une rÃparation aussi importante; mais Mme de Rà nal l’avait exÃcutÃe à ses frais, ce qui le consolait un peu. Elle passait ses journÃes à courir avec ses enfants dans le verger, et à faire la chasse aux papillons. On avait construit de grands capuchons de gaze claire, avec lesquels on prenait les pauvres lÃpidoptäres. C’est le nom barbare que Julien apprenait à Mme de Rà nal. Car elle avait fait venir de Besanáon le bel ouvrage de M. Godart; et Julien lui racontait les moeurs singuliäres de ces insectes. On les piquait sans pitià avec des Ãpingles dans un grand cadre de carton arrangà aussi par Julien. Il y eut enfin entre Mme de Rà nal et Julien un sujet de conversation, il ne fut plus exposà à l’affreux supplice que lui donnaient les moments de silence. Ils se parlaient sans cesse, et avec un intÃrà t extrà me quoique toujours de choses fort innocentes. Cette vie active, occupÃe et gaie, Ãtait du goñt de tout le monde, exceptà de Mlle êlisa, qui se trouvait excÃdÃe de travail.”Jamais dans le carnaval, disait-elle, quand il y a bal à Verriäres, madame ne s’est donnà tant de soins pour sa toilette; elle change de robes deux ou trois fois par Jour.” Comme notre intention est de ne flatter personne, nous ne nierons point que Mme de Rà nal, qui avait une peau superbe, ne se fÃ¥t arranger des robes qui laissaient les bras et la poitrine fort dÃcouverts. Elle Ãtait träs bien faite, et cette maniäre de se mettre lui allait à ravir. – Jamais vous n’avez Ãtà si jeune, madame, lui disaient ses amis de Verriäres qui venaient dÃ¥ner à Vergy. (C’est une faáon de parler du pays.) Une chose singuliäre qui trouvera peu de croyance parmi nous, c’Ãtait sans intention directe que Mme de Rà nal se livrait à tant de soins. Elle y trouvait du plaisir; et, sans y songer autrement, tout le temps qu’elle ne passait pas à la chasse aux papillons avec les enfants et Julien, elle travaillait avec êlisa à bÃtir des robes. Sa seule course à Verriäres fut causÃe par l’envie d’acheter de nouvelles robes d’Ãtà qu’on venait d’apporter de Mulhouse. Elle ramena à Vergy une jeune femme de ses parentes. Depuis son mariage, Mme de Rà nal s’Ãtait liÃe insensiblement avec Mme Derville qui autrefois avait Ãtà sa compagne au SacrÃ-Coeur’. Mme Derville riait beaucoup de ce qu’elle appelait les idÃes folles de sa cousine: seule, jamais je n’y penserais, disait-elle. Ces idÃes imprÃvues qu’on eñt appelÃes saillies à Paris, Mme de Rà nal en avait honte comme d’une sottise, quand elle Ãtait avec son mari; mais la prÃsence de Mme Derville lui donnait du courage. Elle lui disait d’abord ses pensÃes d’une voix timide; quand ces dames Ãtaient longtemps seules, l’esprit de Mme de Rà nal s’animait, et une longue matinÃe solitaire passait comme un instant et laissait les deux amies fort gaies. A cc voyage, la raisonnable Mme Derville trouva sa cousine beaucoup moins gaie et beaucoup plus heureuse. Julien, de son cìtÃ, avait vÃcu en vÃritable enfant depuis son se jour à la campagne, aussi heureux de courir à la suite des papillons que ses Ãläves. Apräs tant de contrainte et de politique habile, seul, loin des regards des hommes, et, par instinct, ne craignant point Mme de Rà nal, il se livrait au plaisir d’exister, si vif à cet Ãge, et au milieu des plus belles montagnes du monde. Däs l’arrivÃe de Mme Derville il sembla à Julien qu’elle Ãtait son amie; il se hÃta dà lui montrer le point de vue que l’on a de l’extrÃmità de la nouvelle allÃe sous les grands noyers; dans le fait il est Ãgal, si ce n’est supÃrieur à ce que la Suisse et les lacs d’Italie peuvent offrir de plus admirable. Si l’on monte la cìte rapide qui commence à quelques pas de lÃ, on arrive bientìt à de grands prÃcipices bordÃs par des bois de chà nes, qui s’avancent presque jusque sur la riviäre. C’est sur les sommets de ces rochers coupÃs à pic, que Julien, heureux, libre, et mà me quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux amies, et jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes. – C’est pour moi comme de la musique de Mozart disait Mme Derville. La jalousie de ses fräres, la prÃsence d’un päre despote et rempli d’humeur, avaient gÃtà aux yeux de Julien les campagnes des environs de Verriäres. A Vergy il ne trouvait point de ces souvenirs amers; pour la premiäre fois de sa vie il ne voyait point d’ennemi. Quand M. de Rà nal Ãtait à la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire; bientìt, au lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond d’un vase à fleurs renversÃ, il put se livrer au sommeil, le jour dans l’intervalle des leáons des enfants, il venait dans ces rochers avec le livre, unique rägle de sa conduite et objet de ses transports. Il y trouvait à la fois bonheur, extase et consolation dans les moments de dÃcouragement. Certaines choses que NapolÃon dit des femmes, plusieurs discussions sur le mÃrite des romans à la mode sous son rägne, lui donnärent alors, pour la premiäre fois, quelques idÃes que tout autre jeune homme de son Ãge aurait eues depuis longtemps. Les grandes chaleurs arrivärent. On prit l’habitude de passer les soirÃes sous un immense tilleul à quelques pas de la maison. L’obscurità y Ãtait profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec dÃlices du plaisir de bien parler et à des femmes jeunes; en gesticulant, il toucha la main de Mme de Rà nal qui Ãtait appuyÃe sur le dos d’une de ces chaises de bois peint que l’on place dans les jardins. Cette main se retira bien vite, mais Julien pensa qu’il Ãtait de son devoir d’obtenir que l’on ne retirÃt pas cette main quand il la touchait. L’idÃe d’un devoir à accomplir, et d’un ridicule ou plutìt d’un sentiment d’infÃriorità à encourir si l’on n’y parvenait pas, Ãloigna sur-le-champ tout plaisir de son coeur. CHAPITRE IX UNE SOIREE A LA CAMPAGNE La Didon de M. GuÃrin, esquisse charmante! STROMBECK. Ses regards le lendemain, quand il revit Mme de Rà nal Ãtaient singuliers; il l’observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards si diffÃrents de ceux de la veille, firent perdre la tà te à Mme de Rà nal: elle avait Ãtà bonne pour lui, et il paraissait fÃchÃ. Elle ne pouvait dÃtacher ses regards des siens. La prÃsence de Mme Derville permettait à Julien de moins parler et de s’occuper davantage de ce qu’il avait dans la tà te. Son unique affaire, toute cette journÃe, fut de se fortifier par la lecture du livre inspirà qui retrempait son Ãme. Il abrÃgea beaucoup les leáons des enfants, et ensuite, quand la prÃsence de Mme de Rà nal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa gloire, il dÃcida qu’il fallait absolument qu’elle permÃ¥t ce soir-là que sa main restÃt dans la sienne. Le soleil en baissant, et rapprochant le moment dÃcisif fit battre le coeur de Julien d’une faáon singuliäre. La nuit vint. Il observa avec une joie qui lui ìta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort obscure. Le ciel chargà de gros nuages, promenÃs par un vent träs chaud, semblait annoncer une tempà te. Les deux amies se promenärent fort tard. Tout ce qu’elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines Ãmes dÃlicates, semble augmenter le plaisir d’aimer. On s’assit enfin, Mme de Rà nal à cìtà de Julien, et Mme Derville präs de son amie. PrÃoccupà de ce qu’il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait. “Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra?”se dit Julien, car il avait trop de mÃfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l’Ãtat de son Ãme. Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblà prÃfÃrables. Que de fois ne dÃsira-t-il pas voir survenir à Mme de Rà nal quelque affaire qui l’obligeÃt de rentrer à la maison et de quitter le jardin! La violence que Julien Ãtait obligà de se faire Ãtait trop forte pour que sa voix ne fñt pas profondÃment altÃrÃe, bientìt la voix de Mme de Rà nal devint tremblante aussi, mais Julien ne s’en aperáut point. L’affreux combat que le devoir livrait à la timidità Ãtait trop pÃnible, pour qu’il fñt en Ãtat de rien observer hors lui-mà me. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l’horloge du chÃteau sans qu’il eñt encore rien osÃ. Julien, indignà de sa lÃchetÃ, se dit: “Au moment prÃcis oó dix heures sonneront, j’exÃcuterai ce que, pendant toute la journÃe je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brñler la cervelle.” Apräs un dernier moment d’attente et d’anxiÃtÃ, pendant lequel l’excäs de l’Ãmotion mettait Julien comme hors de lui dix heures sonnärent à l’horloge qui Ãtait au-dessus dà sa tà te. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique. Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il Ãtendit la main, et prit celle de Mme de Rà nal, qui la retira aussitìt. Julien, sans trop savoir ce qu’il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien Ãmu lui-mà me, il fut frappà de la froideur glaciale de la main qu’il prenait, il la serrait avec une force convulsive, on fit un dernier effort pour la lui ìter, mais enfin cette main lui resta. Son Ãme fut inondÃe de bonheur, non qu’il aimÃt Mme de Rà nal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s’aperáñt de rien, il se crut obligà de parler, sa voix alors Ãtait Ãclatante et forte. Celle de Mme de Rà nal, au contraire, trahissait tant d’Ãmotion, que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger: “Si Mme de Rà nal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse oó j’ai passà la journÃe. J’ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m’est acquis.” Au moment oó Mme Derville renouvelait la proposition de rentrer au salon, Julien serra fortement la main qu’on lui abandonnait. Mme de Rà nal, qui se levait dÃjÃ, se rassit en disant, d’une voix mourante: – Je me sens, à la vÃritÃ, un peu malade, mais le grand air me fait du bien. Ces mots confirmärent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, Ãtait extrà me: il parla, il oublia de feindre, il parut l’homme le plus aimable aux deux amies qui l’Ãcoutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette Ãloquence qui lui arrivait tout à coup. Il craignait mortellement que Mme Derville fatiguÃe du vent qui commenáait à s’Ãlever et qui prÃcÃdait la tempà te, ne voulñt rentrer seule au salon. Alors il serait restà en tà te-Ã-tà te avec Mme de Rà nal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir; mais il sentait qu’il Ãtait hors de sa puissance de dire le mot le plus simple à Mme de Rà nal. Quelque lÃgers que fussent ses reproches, il allait à tre battu, et l’avantage qu’il venait d’obtenir anÃanti. Heureusement pour lui, ce soir-lÃ, ses discours touchants et emphatiques trouvärent grÃce devant Mme Derville, qui träs souvent le trouvait gauche comme un enfant, et peu amusant. Pour Mme de Rà nal la main dans celle de Julien, elle ne pensait à rien; elle se laissait vivre. Les heures qu’on passa sous ce grand tilleul que la tradition du pays dit plantà par Chartes le TÃmÃraire, furent pour elle une Ãpoque de bonheur. Elle Ãcoutait avec dÃlices les gÃmissements du vent dans l’Ãpais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commenáaient à tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne remarqua pas une circonstance qui l’eñt bien rassurÃ; Mme de Rà nal, qui avait Ãtà obligÃe de lui ìter sa main, parce qu’elle se leva pour aider sa cousine à relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser à leurs pieds, fut à peine assise de nouveau, qu’elle lui rendit sa main presque sans difficultÃ, et comme si dÃjà c’eñt Ãtà entre eux une chose convenue. Minuit Ãtait sonnà depuis longtemps; il fallut enfin quitter le jardin: on se sÃpara. Mme de Rà nal, transportÃe du bonheur d’aimer, Ãtait tellement ignorante, qu’elle ne se faisait aucun reproche. Le bonheur lui ìtait le sommeil. Un sommeil de plomb s’empara de Julien mortellement fatiguà des combats que, toute la journÃe, la timidità et l’orgueil s’Ãtaient livrÃs dans son coeur. Le lendemain on le rÃveilla à cinq heures; et, ce qui eñt Ãtà cruel pour Mme de Rà nal, si elle l’eñt su, à peine lui donna-t-il une pensÃe. Il avait fait son devoir, et un devoir hÃroãque. Rempli de bonheur par ce sentiment, il s’enferma à clef dans sa chambre, et se livra avec un plaisir tout nouveau à la lecture des exploits de son hÃros. Quand la cloche du dÃjeuner se fit entendre, il avait oubliÃ, en lisant les bulletins de la grande armÃe, tous ses avantages de la veille. Il se dit, d’un ton lÃger, en descendant au salon: “Il faut dire à cette femme que je l’aime.” Au lieu de ces regards chargÃs de voluptÃ, qu’il s’attendait à rencontrer, il trouva la figure sÃväre de M. de Rà nal, qui, arrivà depuis deux heures de Verriäres, ne cachait point son mÃcontentement de ce que Julien passait toute la matinÃe sans s’occuper des enfants. Rien n’Ãtait laid comme cet homme important, ayant de l’humeur et croyant pouvoir la montrer. Chaque mot aigre de son mari peráait le coeur de Mme de Rà nal. Quant à Julien, il Ãtait tellement plongà dans l’extase, encore si occupà des grandes choses qui, pendant plusieurs heures, venaient de passer devant ses yeux, qu’à peine d’abord put-il rabaisser son attention jusqu’à Ãcouter les propos durs que lui adressait M. de Rà nal. Il lui dit enfin, assez brusquement: – J’Ãtais malade. Le ton de cette rÃponse eñt piquà un homme beaucoup moins susceptible que le maire de Verriäres, il eut quelque idÃe de rÃpondre à Julien en le chassant à l’instant. Il ne fut retenu que par la maxime qu’il s’Ãtait faite de ne jamais trop se hÃter en affaires. “Ce jeune sot, se dit-il bientìt, s’est fait une sorte de rÃputation dans ma maison, le Valenod peut le prendre chez lui, ou bien il Ãpousera Elisa, et dans les deux cas au fond du coeur, il pourra se moquer de moi.” Malgrà la sagesse de ses rÃflexions le mÃcontentement de M. de Rà nal n’en Ãclata pas moins par une suite de mots grossiers qui, peu à peu, irritärent Julien. Mme de Rà nal Ãtait sur le point de fondre en larmes. A peine le dÃjeuner fut-il fini, qu’elle demanda à Julien de lui donner le bras pour la promenade; elle s’appuyait sur lui avec amitiÃ. A tout ce que Mme de Rà nal lui disait, Julien ne pouvait que rÃpondre à demi-voix: – Voilà bien les gens riches! M. de Rà nal marchait tout präs d’eux; sa prÃsence augmentait la coläre de Julien. Il s’aperáut tout à coup que Mme de Rà nal s’appuyait sur son bras d’une faáon marquÃe; ce mouvement lui fit horreur, il la repoussa avec violence et dÃgagea son bras. Heureusement M. de Rà nal ne vit point cette nouvelle impertinence, elle ne fut remarquÃe que de Mme Derville, son amie fondait en larmes. En ce moment M. de Rà nal se mit à poursuivre à coups de pierres une petite paysanne qui avait pris un sentier abusif, et traversait un coin du verger. – Monsieur Julien, de grÃce modÃrez-vous, songez que nous avons tous des moments d’humeur, dit rapidement Mme Derville. Julien la regarda froidement avec des yeux oó se peignait le plus souverain mÃpris. Ce regard Ãtonna Mme Derville, et l’eñt surprise bien davantage si elle en eñt devinà la vÃritable expression; elle y eñt lu comme un espoir vague de la plus atroce vengeance. Ce sont sans doute de tels moments d’humiliation qui ont fait les Robespierre. – Votre Julien est bien violent, il m’effraye, dit tout bas Mme Derville à son amie – Il a raison d’à tre en coläre, lui rÃpondit celle-ci. Apräs les progräs Ãtonnants qu’il a fait faire aux enfants qu’importe qu’il passe une matinÃe sans leur parler; il faut convenir que les hommes sont bien durs. Pour la premiäre fois de sa vie Mme de Rà nal sentit une sorte de dÃsir de vengeance contre son mari. La haine extrà me qui animait Julien contre les riches allait Ãclater. Heureusement M. de Rà nal appela son jardinier, et resta occupà avec lui à barrer avec des fagots d’Ãpines le sentier abusif à travers le verger. Julien ne rÃpondit pas un seul mot aux prÃvenances, dont pendant tout le reste de la promenade il fut l’objet. A peine M. de Rà nal s’Ãtait-il ÃloignÃ, que les deux amies, se prÃtendant fatiguÃes, lui avaient demandà chacune un bras. Entre ces deux femmes dont un trouble extrà me couvrait les joues de rougeur et d’embarras, la pÃleur hautaine, l’air sombre et dÃcidà de Julien formait un Ãtrange contraste. Il mÃprisait ces femmes et tous les sentiments tendres. “Quoi, se disait-il, pas mà me cinq cents francs de rente pour terminer mes Ãtudes. Ah! comme je l’enverrais promener!” Absorbà par ces idÃes sÃväres, le peu qu’il daignait comprendre des mots obligeants des deux amies lui dÃplaisait comme vide de sens, niais, faible, en un mot fÃminin A force de parler pour parler, et de chercher à maintenir la conversation vivante, il arriva à Mme de Rà nal de dire que son mari Ãtait venu de Verriäres parce qu’il avait fait marchÃ, pour de la paille de maãs, avec un de ses fermiers. (Dans ce pays, c’est avec de la paille de maãs que l’on remplit les paillasses des lits.) – Mon mari ne nous rejoindra pas, ajouta Mme de Rà nal; avec le jardinier et son valet de chambre, il va s’occuper d’achever le renouvellement des paillasses de la maison. Ce matin il a mis de la paille de mais dans tous les lits du premier Ãtage, maintenant il est au second. Julien changea de couleur, il regarda Mme de Rà nal d’un air singulier, et bientìt la prit à part en quelque sorte en doublant le pas. Mme Derville les laissa s’Ãloigner. – Sauvez-moi la vie, dit Julien à Mme de Rà nal, vous seule le pouvez; car vous savez que le valet de chambre me hait à la mort. Je dois vous avouer, madame, que j’ai un portrait je l’ai cachà dans la paillasse de mon lit. A ce mot Mme de Rà nal devint pÃle à son tour. – Vous seule, madame, pouvez dans ce moment entrer dans ma chambre; fouillez, sans qu’il y paraisse, dans l’angle de la paillasse qui est le plus rapprochà de la fenà tre, vous y trouverez une petite boÃ¥te de carton noir et lisse. – Elle renferme un portrait! dit Mme de Rà nal, pouvant à peine se tenir debout. Son air de dÃcouragement fut aperáu de Julien, qui aussitìt en profita. – J’ai une seconde grÃce à vous demander, madame je vous supplie de ne pas regarder ce portrait, c’est mon secret. – C’est un secret! rÃpÃta Mme de Rà nal, d’une voix Ãteinte. Mais, quoique ÃlevÃe parmi les gens fiers de leur fortune et sensibles au seul intÃrà t d’argent, l’amour avait dÃjà mis de la gÃnÃrosità dans cette Ãme. Cruellement blessÃe, ce fut avec l’air du dÃvouement le plus simple que Mme de Rà nal fit à Julien les questions nÃcessaires pour pouvoir bien s’acquitter de sa commission. – Ainsi, lui dit-elle en s’Ãloignant, une petite boÃ¥te ronde, de carton noir, bien lisse. – Oui, madame, rÃpondit Julien, de cet air dur que le danger donne aux hommes. Elle monta au second Ãtage du chÃteau pÃle comme si elle fñt allÃe à la mort. Pour comble de misäre, elle sentit qu’elle Ãtait sur le point de se trouver mal; mais la nÃcessità de rendre service à Julien lui rendit des forces. – Il faut que j’aie cette boÃ¥te, se dit-elle en doublant le pas. Elle entendit son mari parler au valet de chambre dans la chambre mà me de Julien. Heureusement ils passärent dans celle des enfants. Elle souleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle violence qu’elle s’Ãcorcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux petites douleurs de ce genre, elle n’eut pas la conscience de celle-ci, car presque en mà me temps elle sentit le poli de la boÃ¥te de carton. Elle la saisit et disparut. A peine fut-elle dÃlivrÃe de la crainte d’à tre surprise par son mari, que l’horreur que lui causait cette boÃ¥te fut sur le point de la faire dÃcidÃment se trouver mal. Julien est donc amoureux, et je tiens là le portrait de la femme qu’il aime! Assise sur une chaise dans l’antichambre de cet appartement, Mme de Rà nal Ãtait en proie à toutes les horreurs de la jalousie. Son extrà me ignorance lui fut encore utile en ce moment, l’Ãtonnement tempÃrait la douleur. Julien parut, saisit la boÃ¥te, sans remercier, sans rien dire et courut dans sa chambre oó il fit du feu et la brñla à l’instant. Il Ãtait pÃle, anÃanti, il s’exagÃrait l’Ãtendue du danger qu’il venait de courir. “Le portrait de NapolÃon, se disait-il en hochant la tà te, trouvà cachà chez un homme qui fait profession d’une telle haine pour l’usurpateur! trouvà par M. de Rà nal, tellement ultra et tellement irritÃ! et pour comble d’imprudence, sur le carton blanc derriäre le portrait des lignes Ãcrites de ma main! et qui ne peuvent laisser aucun doute sur l’excäs de mon admiration! et chacun de ces transports d’amour est datÃ! Il y en a d’avant-hier. “Toute ma rÃputation tombÃe, anÃantie en un moment! se disait Julien, en voyant brñler la boÃ¥te et ma rÃputation est tout mon bien, je ne vis que par elle… et encore, quelle vie, grand Dieu!” Une heure apräs, la fatigue et la pitià qu’il sentait pour lui-mà me le disposaient à l’attendrissement. Il rencontra Mme de Rà nal et prit sa main qu’il baisa avec plus de sincÃrità qu’il n’avait jamais fait. Elle rougit de bonheur, et presque au mà me instant repoussa Julien avec la coläre de la jalousie. La fiertà de Julien si rÃcemment blessÃe en fit un sot dans ce moment. Il ne vit en Mme de Rà nal qu’une femme riche, il laissa tomber sa main avec dÃdain et s’Ãloigna. Il alla se promener pensif dans le jardin, bientìt un sourire amer parut sur ses lävres. “Je me promäne lÃ, tranquille comme un homme maÃ¥tre de son temps! Je ne m’occupe pas des enfants! je m’expose aux mots humiliants de M. de Rà nal, et il aura raison.”Il courut à la chambre des enfants.” Les caresses du plus jeune qu’il aimait beaucoup calmärent un peu sa cuisante douleur. Celui-là ne me mÃprise pas encore, pensa Julien. Mais bientìt il se reprocha cette diminution de douleur comme une nouvelle faiblesse.”Ces enfants me caressent comme ils caresseraient le jeune chien de chasse que l’on a achetà hier.” CHAPITRE X UN GRAND COEUR ET UNE PETITE FORTUNE But passion most dissembles, yet betrays, Even by its darkness; as the blackest sky Foretells the heaviest tempest. Don Juan, C. I, st. 73. M. de Rà nal qui suivait toutes les chambres du chÃteau, revint dans celle des enfants avec les domestiques qui rapportaient les paillasses. L’entrÃe soudaine de cet homme fut pour Julien la goutte d’eau qui fait dÃborder le vase. Plus pÃle, plus sombre qu’à l’ordinaire, il s’Ãlanáa vers lui. M. de Rà nal s’arrà ta et regarda ses domestiques. – Monsieur lui dit Julien, croyez-vous qu’avec tout autre prÃcepteur, vos enfants eussent fait les mà mes progräs qu’avec moi? Si vous rÃpondez que non, continua Julien, sans laisser à M. de Rà nal le temps de parler, comment osez-vous m’adresser le reproche que je les nÃglige? M. de Rà nal, à peine remis de sa peur, conclut du ton Ãtrange qu’il voyait prendre à ce petit paysan, qu’il avait en poche quelque proposition avantageuse, et qu’il allait le quitter. La coläre de Julien s’augmentant à mesure qu’il parlait: – Je puis vivre sans vous, monsieur, ajouta-t-il. – Je suis vraiment fÃchà de vous voir si agitÃ, rÃpondit M. de Rà nal, en balbutiant un peu. Les domestiques Ãtaient à dix pas occupÃs à arranger les lits. – Ce n’est pas ce qu’il me faut, monsieur, reprit Julien hors de lui, songez à l’infamie des paroles que vous m’avez adressÃes, et devant des femmes encore! M. de Rà nal ne comprenait que trop ce que demandait Julien, et un pÃnible combat dÃchirait son Ãme. Il arriva que Julien, effectivement fou de coläre, s’Ãcria: – Je sais oó aller, monsieur, en sortant de chez vous. A ce mot, M. de Rà nal vit Julien installà chez M. Valenod. – Eh bien! monsieur, lui dit-il enfin avec un soupir et de l’air dont il eñt appelà le chirurgien pour l’opÃration la plus douloureuse, j accäde à votre demande. A compter d’apräs-demain, qui est le premier du mois, je vous donne cinquante francs par mois. Julien eut envie de rire et resta stupÃfait: toute sa coläre avait disparu. ” Je ne mÃprisais pas assez l’animal! se dit-il. Voilà sans doute la plus grande excuse que puisse faire une Ãme aussi basse.” Les enfants qui Ãcoutaient cette scäne bouche bÃante coururent au jardin, dire à leur märe que M. Julien Ãtait bien en coläre, mais qu’il allait avoir cinquante francs par mois. Julien les suivit par habitude sans mà me regarder M. de Rà nal, qu’il laissa profondÃment irritÃ. Voilà cent soixante-huit francs, se disait le maire, que me coñte M. Valenod. Il faut absolument que je lui dise deux mots fermes sur son entreprise des fournitures pour les enfants trouvÃs. Un instant apräs, Julien se retrouva vis-Ã-vis M. de Rà nal: – J’ai à parler de ma conscience à M. ChÃlan, j’ai l’honneur de vous prÃvenir que je serai absent quelques heures. – Eh, mon cher Julien! dit M. de Rà nal, en riant de l’air le plus faux, toute la journÃe si vous voulez, toute celle de demain, mon bon ami. Prenez le cheval du jardinier pour aller à Verriäres. “Le voilÃ, se dit M. de Rà nal qui va rendre rÃponse à Valenod; il ne m’a rien promis, mais il faut laisser se refroidir cette tà te de jeune homme.” Julien s’Ãchappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels on peut aller de Vergy à Verriäres. Il ne voulait point arriver sitìt chez M. ChÃlan. Loin de dÃsirer s’astreindre à une nouvelle scäne d’hypocrisie, il avait besoin d’y voir clair dans son Ãme, et de donner audience à la foule de sentiments qui l’agitaient. “J’ai gagnà une bataille, se dit-il aussitìt qu’il se vit dans les bois et loin du regard des hommes, j’ai donc gagnà une bataille!” Ce mot lui peignait en beau toute sa position et rendit à son Ãme quelque tranquillitÃ. “Me voilà avec cinquante francs d’appointements par mois, il faut que M. de Rà nal ait eu une belle peur. Mais de quoi?” Cette mÃditation sur ce qui avait pu faire peur à l’homme heureux et puissant contre lequel une heure auparavant il Ãtait bouillant de coläre, acheva de rassÃrÃner l’Ãme de Julien. Il fut presque sensible un moment à la beautà ravissante des bois au milieu desquels il marchait. D’Ãnormes quartiers de roches nues Ãtaient tombÃs jadis au milieu de la forà t du cìtà de la montagne. De grands hà tres s’Ãlevaient presque aussi haut que ces rochers dont l’ombre donnait une fraÃ¥cheur dÃlicieuse à trois pas des endroits oó la chaleur des rayons du soleil eñt rendu impossible de s’arrà ter. Julien prenait haleine un instant à l’ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientìt par un Ãtroit sentier à peine marquà et qui sert seulement aux gardiens des chävres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sñr d’à tre sÃparà de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu’il brñlait d’atteindre au moral. L’air pur de ces montagnes ÃlevÃes communiqua la sÃrÃnità et mà me la joie à son Ãme. Le maire de Verriäres Ãtait bien toujours, à ses yeux, le reprÃsentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre; mais Julien sentait que la haine qui venait de l’agiter, malgrà la violence de ses mouvements, n’avait rien de personnel. S’il eñt cessà de voir M. de Rà nal, en huit jours il l’eñt oubliÃ, lui, son chÃteau, ses chiens, ses enfants et toute sa famille.”Je l’ai forcà je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi i plus de cinquante Ãcus par an! un instant auparavant je m’Ãtais tirà du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour; la seconde est sans mÃrite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pÃnibles recherches.” Julien, debout sur son grand rocher regardait le ciel embrasà par un soleil d’aoñt. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher; quand elles se taisaient tout Ãtait silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque Ãpervier parti des grandes roches au-dessus de sa tà te Ãtait aperáu par lui, de temps à autre, dÃcrivant en silence ses cercles immenses. L’oeil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement. C’Ãtait la destinÃe de NapolÃon, serait-ce un jour la sienne? CHAPITRE XI UNE SOIRêE Yet Julia’s very coldness still was kind, And tremulously gentle her small hand Withdrew itself from his, but left behind A little pressure, thrilling, and so bland And slight, so very slight that to the mind. ‘Twas but a doubt. Don Juan C. I. st. 71. Il fallut pourtant paraÃ¥tre à Verriäres. En sortant du presbytäre, un heureux hasard fit que Julien rencontra M. Valenod auquel il se hÃta de raconter l’augmentation de ses appointements. De retour à Vergy Julien ne descendit au jardin que lorsqu’il fut nuit close. Son Ãme Ãtait fatiguÃe de ce grand nombre d’Ãmotions puissantes qui l’avaient agità dans cette journÃe,”Que leur dirai-je?”pensait-il avec inquiÃtude, en songeant aux dames. Il Ãtait loin de voir que son Ãme Ãtait prÃcisÃment au niveau des petites circonstances qui occupent ordinairement tout l’intÃrà t des femmes. Souvent Julien Ãtait inintelligible pour Mme Derville et mà me pour son amie, et à son tour, ne comprenait qu’à demi tout ce qu’elles lui disaient. Tel Ãtait l’effet de la force, et si j’ose parler ainsi de la grandeur des mouvements de passion qui bouleversaient l’Ãme de ce jeune ambitieux. Chez cet à tre singulier, c’Ãtait presque tous les jours tempà te. En entrant ce soir-là au jardin, Julien Ãtait disposà à s’occuper des idÃes des jolies cousines. Elles l’attendaient avec impatience. Il prit sa place ordinaire, à cìtà de Mme de RÃnal. L’obscurità devint bientìt profonde. Il voulut prendre une main blanche que depuis longtemps il voyait präs de lui, appuyÃe sur le dos d une chaise. On hÃsita un peu, mais on finit par la lui retirer d’une faáon qui marquait de l’humeur. Julien Ãtait disposà à se le tenir pour dit, et à continuer gaiement la conversation quand il entendit M. de Rà nal qui s’approchait. Julien avait encore dans l’oreille les paroles grossiäres du matin.”Ne serait-ce pas, se dit-il une faáon de se moquer de cet à tre, si comblà de tous les avantages de la fortune, que de prendre possession de la main de sa femme, prÃcisÃment en sa prÃsence? Oui je le ferai, moi pour qui il a tÃmoignà tant de mÃpris., De ce moment, la tranquillità si peu naturelle au caractäre de Julien, s’Ãloigna bien vite; il dÃsira avec anxiÃtÃ, et sans pouvoir songer à rien autre chose, que Mme de Rà nal voulñt bien lui laisser sa main. M. de Rà nal parlait politique avec coläre: deux ou trois industriels de Verriäres devenaient dÃcidÃment plus riches que lui, et voulaient le contrarier dans les Ãlections. Mme Derville l’Ãcoutait. Julien irrità de ces discours approcha sa chaise de celle de Mme de Rà nal. L’obscurità cachait tous les mouvements. Il osa placer sa main träs präs du joli bras que la robe laissait à dÃcouvert. Il fut troublÃ, sa pensÃe ne fut plus à lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses lävres. Mme de Rà nal frÃmit. Son mari Ãtait à quatre pas d’elle elle se hÃta de donner sa main à Julien, et en mà me temps de le repousser un peu. Comme M. de Rà nal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui s’enrichissent, Julien couvrait la main qu’on lui avait laissÃe de baisers passionnÃs ou du moins qui semblaient tels à Mme de Rà nal. Cependant la pauvre femme avait eu la preuve, dans cette journÃe fatale que l’homme qu’elle adorait sans se l’avouer aimait ailleurs! Pendant toute l’absence de Julien, elle avait Ãtà en proie à un malheur extrà me qui l’avait fait rÃflÃchir. “Quoi! j’aimerais, se disait-elle, j’aurais de l’amour! Moi, femme mariÃe, je serais amoureuse! Mais, se disait-elle, je n’ai jamais Ãprouvà pour mon mari cette sombre folie, qui fait que je ne puis dÃtacher ma pensÃe de Julien. Au fond ce n’est qu’un enfant plein de respect pour moi! Cette folie sera passagäre. Qu’importe à mon mari les sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme? M. de Rà nal serait ennuyà des conversations que j’ai avec Julien, sur des choses d’imagination. Lui, il pense à ses affaires. Je ne lui enläve rien pour le donner à Julien.” Aucune hypocrisie ne venait altÃrer la puretà de cette Ãme naãve, ÃgarÃe par une passion qu’elle n’avait jamais ÃprouvÃe. Elle Ãtait trompÃe, mais à son insu, et cependant un instinct de vertu Ãtait effrayÃ. Tels Ãtaient les combats qui l’agitaient quand Julien parut au jardin. Elle l’entendit parler, presque au mà me instant elle le vit s’asseoir à ses cìtÃs. Son Ãme fut comme enlevÃe par ce bonheur charmant qui depuis quinze jours l’Ãtonnait plus encore qu’il ne la sÃduisait. Tout Ãtait imprÃvu pour elle. Cependant, apräs quelques instants,”il suffit donc, se dit-elle, de la prÃsence de Julien pour effacer tous ses torts?”Elle fut effrayÃe; ce fut alors qu’elle lui ìta sa main. Les baisers remplis de passion, et tels que jamais elle n’en avait reáu de pareils lui firent tout à coup oublier que peut-à tre il aimait une autre femme. Bientìt il ne fut plus coupable à ses yeux. La cessation de la douleur poignante, fille du soupáon, la prÃsence d’un bonheur que jamais elle n’avait mà me rà và lui donnärent des transports d’amour et de folle gaietÃ. Cette soirÃe fut charmante pour tout le monde, exceptà pour le maire de Verriäres qui ne pouvait oublier ses industriels enrichis. Julien nà pensait plus à sa noire ambition, ni à ses projets si difficiles à exÃcuter. Pour la premiäre fois de sa vie, il Ãtait entraÃ¥nà par le pouvoir de la beautÃ. Perdu dans une rà verie vague et douce, si Ãtrangäre à son caractäre, pressant doucement cette main qui lui plaisait comme parfaitement jolie il Ãcoutait à demi le mouvement des feuilles du tilleul; agitÃes par ce lÃger vent de la nuit, et les chiens du moulin du Doubs qui aboyaient dans le lointain. Mais cette Ãmotion Ãtait un plaisir et non une passion. En rentrant dans sa chambre, il ne songea qu’à un bonheur, celui de reprendre son livre favori, à vingt ans l’idÃe du monde et de l’effet à y produire l’emporte sur public des marques les plus bruyantes du mÃpris gÃnÃral. Quand l’affreuse idÃe de l’adultäre et de toute l’ignominie que, dans son opinion, ce crime entraÃ¥ne à sa suite, lui laissait quelque repos, et qu’elle venait à songer à la douceur de vivre avec Julien innocemment, et comme par le passÃ, elle se trouvait jetÃe dans l’idÃe horrible que Julien aimait une autre femme. Elle voyait encore sa pÃleur quand il avait craint de perdre son portrait, ou de la compromettre en le laissant voir. Pour la premiäre fois, elle avait surpris la crainte sur cette physionomie si tranquille et si noble. Jamais il ne s’Ãtait montrà Ãmu ainsi pour elle ou pour ses enfants. Ce surcroÃ¥t de douleur arriva à toute l’intensità de malheur qu’il est donnà à l’Ãme humaine de pouvoir supporter. Sans s’en douter, Mme de Rà nal jeta des cris qui rÃveillärent sa femme de chambre. Tout à coup elle vit paraÃ¥tre aupräs de son lit la clartà d’une lumiäre, et reconnut êlisa. – Est-ce vous qu’il aime? s’Ãcria-t-elle dans sa folie. La femme de chambre, ÃtonnÃe du trouble affreux dans lequel elle surprenait sa maÃ¥tresse, ne fit heureusement aucune attention à ce mot singulier. Mme de Rà nal sentit son imprudence: – J’ai la fiävre, lui dit-elle, et, je crois, un peu de dÃlire, restez aupräs de moi. Tout à fait rÃveillÃe par la nÃcessità de se contraindre elle se trouva moins malheureuse; la raison reprit l’empire que l’Ãtat de demi-sommeil lui avait ìtÃ. Pour se dÃlivrer du regard fixe de sa femme de chambre, elle lui ordonna de lire le journal, et ce fut au bruit monotone de la voix de cette fille, lisant un long article de la Quotidienne, que Mme de Rà nal prit la rÃsolution vertueuse de traiter Julien avec une froideur parfaite quand elle le reverrait. CHAPITRE XII UN VOYAGE On trouve à Paris des gens ÃlÃgants, il peut y avoir en province des gens à caractäre. SIEYES. Le lendemain, däs cinq heures, avant que Mme de Rà nal fñt visible, Julien avait obtenu de son mari un congà de trois jours. Contre son attente, Julien se trouva le dÃsir de la revoir, il songeait à sa main si jolie. Il descendit au jardin, Mme de Rà nal se fit longtemps attendre. Mais si Julien l’eñt aimÃe, il l’eñt aperáue derriäre les persiennes à demi fermÃes du premier Ãtage, le front appuyà contre la vitre. Elle le regardait. Enfin, malgrà ses rÃsolutions, elle se dÃtermina à paraÃ¥tre au jardin. Sa pÃleur habituelle avait fait place aux plus vives couleurs. Cette femme si naãve Ãtait Ãvidemment agitÃe: un sentiment de contrainte et mà me de coläre altÃrait cette expression de sÃrÃnità profonde et comme au-dessus de tous les vulgaires intÃrà ts de la vie, qui donnait tant de charmes à cette figure cÃleste. Julien s’approcha d’elle avec empressement, il admirait ces bras si beaux qu’un chÃle jetà à la hÃte laissait apercevoir. La fraÃ¥cheur de l’air du matin semblait augmenter encore l’Ãtat d’un teint que l’agitation de la nuit ne rendait que plus sensible à toutes les impressions. Cette beautà modeste et touchante, et cependant pleine de pensÃes que l’on ne trouve point dans les classes infÃrieures, semblait rÃvÃler à Julien une facultà de son Ãme qu’il n’avait jamais sentie. Tout entier à l’admiration des charmes que surprenait son regard avide, Julien ne songeait nullement à l’accueil amical qu’il s’attendait à recevoir. Il fut d’autant plus Ãtonnà de la froideur glaciale qu’on cherchait à lui montrer, et à travers laquelle il crut mà me distinguer l’intention de le remettre à sa place. Le sourire du plaisir expira sur ses lävres; il se souvint du rang qu’il occupait dans la sociÃtÃ, et surtout aux yeux d’une noble et riche hÃritiäre. En un moment il n’y eut plus sur sa physionomie que de la hauteur et de la coläre contre lui-mà me. Il Ãprouvait un violent dÃpit d’avoir pu retarder son dÃpart de plus d’une heure pour recevoir un accueil aussi humiliant. “Il n’y a qu’un sot, se dit-il, qui soit en coläre contre les autres: une pierre tombe parce qu’elle est pesante. Serai-je toujours un enfant? quand donc aurai-je contractà la bonne habitude de donner de mon Ãme à ces gens-là juste pour leur argent? Si je veux à tre estimà et d’eux et de moi-mà me, il faut leur montrer que c’est ma pauvretà qui est en commerce avec leur richesse; mais que mon coeur est à mille lieues de leur insolence et placà dans une sphäre trop haute pour à tre atteint par leurs petites marques de dÃdain ou de faveur.” Pendant que ces sentiments se pressaient en foule dans l’Ãme du jeune prÃcepteur sa physionomie mobile prenait l’expression de l’orgueil souffrant et de la fÃrocitÃ. Mme de Rà nal en fut toute troublÃe. La froideur vertueuse qu’elle avait voulu donner à son accueil fit place à l’expression de l’intÃrà t, et d’un intÃrà t animà par toute la surprise du changement subit qu’elle venait de voir. Les paroles vaines que l’on s’adresse le matin sur la santÃ, sur la beautà du jour, tarirent à la fois chez tous les deux. Julien, dont le jugement n’Ãtait troublà par aucune passion, trouva bien vite un moyen de marquer à Mme de Rà nal combien peu il se croyait avec elle dans des rapports d’amitiÃ; il ne lui dit rien du petit voyage qu’il allait entreprendre la salua et partit. Comme elle le regardait aller, atterrÃe de la hauteur sombre qu’elle lisait dans ce regard si aimable la veille, son fils aÃ¥nÃ, qui accourait du fond du jardin, lui dit en l’embrassant: – Nous avons congÃ, M. Julien s’en va pour un voyage. A ce mot, Mme de Rà nal se sentit saisie d’un froid mortel: elle Ãtait malheureuse par sa vertu, et plus malheureuse encore par sa faiblesse. Ce nouvel ÃvÃnement vint occuper toute son imagination; elle fut emportÃe bien au-delà des sages rÃsolutions qu’elle devait à la nuit terrible qu’elle venait de passer. Il n’Ãtait plus question de rÃsister à cet amant si aimable, mais de le perdre à jamais. Il fallut assister au dÃjeuner. Pour comble de douleur, M. de Rà nal et Mme Derville ne parlärent que du dÃpart de Julien. Le maire de Verriäres avait remarquà quelque chose d’insolite dans le ton ferme avec lequel il avait demandà un congÃ. – Ce petit paysan a sans doute en poche des propositions de quelqu’un. Mais ce quelqu’un, fñt-ce M. Valenod, doit à tre un peu dÃcouragà par la somme de six cents francs, à laquelle maintenant il faut porter le dÃboursà annuel. Hier, à Verriäres, on aura demandà un dÃlai de trois jours pour rÃflÃchir; et ce matin, afin de n’à tre pas obligà à me donner une rÃponse, le petit monsieur part pour la montagne. Etre obligà de compter avec un misÃrable ouvrier qui fait l’insolent, voilà pourtant oó nous en sommes arrivÃs! “Puisque mon mari, qui ignore combien profondÃment il a blessà Julien, pense qu’il nous quittera, que dois-je croire moi-mà me? se dit Mme de Rà nal. Ah! tout est dÃcidÃ!” Afin de pouvoir du moins pleurer en libertÃ, et ne pas rÃpondre aux questions de Mme Derville, elle parla d’un mal de tà te affreux, et se mit au lit. – Voilà ce que c’est que les femmes, rÃpÃta M. de Rà nal, il y a toujours quelque chose de dÃrangà à ces machines compliquÃes. Et il s’en alla goguenard. Pendant que Mme de Rà nal Ãtait en proie à ce qu’a de plus cruel la passion terrible dans laquelle le hasard l’avait engagÃe, Julien poursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que puissent prÃsenter les scänes de montagnes. Il fallait traverser la grande chaÃ¥ne au nord de Vergy. Le sentier qu’il suivait, s’Ãlevant peu à peu parmi de grands bois de hà tres, forme des zigzags infinis sur la pente de la haute montagne qui dessine au nord la vallÃe du Doubs. Bientìt les regards du voyageur, passant par-dessus les coteaux moins ÃlevÃs qui contiennent le cours du Doubs vers le midi, s’Ãtendirent jusqu’aux plaines fertiles de la Bourgogne et du Beaujolais. Quelque insensible que l’Ãme de ce jeune ambitieux fñt à ce genre de beautÃ, il ne pouvait s’empà cher de s’arrà ter de temps à autre, pour regarder un spectacle si vaste et si imposant. Enfin il atteignit le sommet de la grande montagne, präs duquel il fallait passer pour arriver, par cette route de traverse, à la vallÃe solitaire qu’habitait FouquÃ, le jeune marchand de bois son ami. Julien n’Ãtait point pressà de le voir, lui ni aucun autre à tre humain. Cachà comme un oiseau de proie, au milieu des roches nues qui couronnent la grande montagne, il pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui se serait approchà de lui. Il dÃcouvrit une petite grotte au milieu de la pente presque verticale d’un des rochers. Il prit sa course, et bientìt fut Ãtabli dans cette retraite.”Ici, dit-il avec des yeux brillants de joie, les hommes ne sauraient me faire de mal.”Il eut l’idÃe de se livrer au plaisir d’Ãcrire ses pensÃes, partout ailleurs si dangereux pour lui. Une pierre carrÃe lui servait de pupitre. Sa plume volait: il ne voyait rien de ce qui l’entourait. Il remarqua enfin que le soleil se couchait derriäre les montagnes ÃloignÃes du Beaujolais. “Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici? se dit-il; j’ai du pain, et je suis libre!”Au son de ce grand mot son Ãme s’exalta; son hypocrisie faisait qu’il n’Ãtait pas libre mà me chez FouquÃ. La tà te appuyÃe sur les deux mains, regardant la plaine, Julien resta dans cette grotte plus heureux qu’il ne l’avait Ãtà de la vie, agità par ses rà veries et par son bonheur de libertÃ. Sans y songer il vit s’Ãteindre, l’un apräs l’autre, tous les rayons du crÃpuscule. Au milieu de cette obscurità immense, son Ãme s’Ãgarait dans la contemplation de ce qu’il s’imaginait rencontrer un jour à Paris. C’Ãtait d’abord une femme bien plus belle et d’un gÃnie bien plus Ãlevà que tout ce qu’il avait pu voir en province. Il aimait avec passion, il Ãtait aimÃ. S’il se sÃparait d’elle pour quelques instants, c’Ãtait pour aller se couvrir de gloire, et mÃriter d’en à tre encore plus aimÃ. Mà me en lui supposant l’imagination de Julien, un jeune homme Ãlevà au milieu des tristes vÃritÃs de la sociÃtà de Paris, eñt Ãtà rÃveillà à ce point de son roman par la froide ironie, les grandes actions auraient disparu avec l’espoir d’y atteindre, pour faire place à la maxime si connue: Quitte-t-on sa maÃ¥tresse, on risque, hÃlas! d’à tre trompà deux ou trois fois par jour. Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les plus hÃroãques, que le manque d’occasion. Mais une nuit profonde avait remplacà le jour, et il y avait encore deux lieues à faire pour descendre au hameau habità par FouquÃ. Avant de quitter la petite grotte, Julien alluma du feu et brñla avec soin tout ce qu’il avait Ãcrit. Il Ãtonna bien son ami en frappant à sa porte à une heure du matin. Il trouva Fouquà occupà à Ãcrire ses comptes. C’Ãtait un jeune homme de haute taille, assez mal fait, avec de grands traits durs, un nez infini, et beaucoup de bonhomie cachÃe sous cet aspect repoussant – T’es-tu donc brouillà avec ton M. de Rà nal, que tu m’arrives ainsi à l’improviste? Julien lui raconta, mais comme il le fallait, les ÃvÃnements de la veille. – Reste avec moi, lui dit FouquÃ, je vois que tu connais M. de Rà nal, M. Valenod, le sous-prÃfet Maugiron, le curà ChÃlan; tu as compris les finesses du caractäre de ces gens-lÃ; te voilà en Ãtat de paraÃ¥tre aux adjudications. Tu sais l’arithmÃtique mieux que moi, tu tiendras mes comptes. Je gagne gros dans mon commerce. L’impossibilità de tout faire par moi-mà me, et la crainte de rencontrer un fripon dans l’homme que je prendrais pour associÃ, m’empà chent tous les jours d’entreprendre d’excellentes affaires. Il n’y a pas un mois que j’ai failli gagner six mille francs à Michaud de Saint-Amand, que je n’avais pas revu depuis six ans, et que j’ai trouvà par hasard à la vente de Pontarlier. Pourquoi n’aurais-tu pas gagnÃ, toi, ces six mille francs ou du moins trois mille? car, si ce jour-là je t’avais eu avec moi, j’aurais mis l’enchäre à cette coupe de bois, et tout le monde me l’eñt bientìt laissÃe. Sois mon associÃ. Cette offre donna de l’humeur à Julien, elle dÃrangeait ca folie Pendant tout le souper, que les deux amis prÃparärent eux-mà mes comme des hÃros d’Homäre, car Fouquà vivait seul, il montra ses comptes à Julien et lui prouva combien son commerce de bois prÃsentait d’avantages. Fouquà avait la plus haute idÃe des lumiäres et du caractäre de Julien. Quand enfin celui-ci fut seul dans sa petite chambre de bois de sapin: “Il est vrai, se dit-il, je puis gagner ici quelques mille francs, puis reprendre avec avantage le mÃtier de soldat ou celui de prà tre, suivant la mode qui alors rÃgnera en France. Le petit pÃcule que j’aurai amassÃ, lävera toutes les difficultÃs de dÃtail. Solitaire dans cette montagne, j’aurai dissipà un peu l’affreuse ignorance oó je suis de tant de choses qui occupent tous ces hommes de salon. Mais Fouquà renonce à se marier, il me rÃpäte que la solitude le rend malheureux. Il est Ãvident que s’il prend un associà qui n’a pas de fonds à verser dans son commerce, c’est dans l’espoir de se faire un compagnon qui ne le quitte jamais. “Tromperai-je mon ami?”s’Ãcria Julien avec humeur. Cet à tre, dont l’hypocrisie et l’absence de toute sympathie Ãtaient les moyens ordinaires de salut, ne put cette fois supporter l’idÃe du plus petit manque de dÃlicatesse envers un homme qui l’aimait. Mais tout à coup, Julien fut heureux, il avait une raison pour refuser.”Quoi, je perdrais lÃchement sept ou huit annÃes! j’arriverais ainsi à vingt-huit ans; mais, à cet Ãge, Bonaparte avait fait ses plus grandes choses! Quand j’aurai gagnà obscurÃment quelque argent en courant ces ventes de bois, et mÃritant la faveur de quelques fripons subalternes qui me dit que j’aurai encore le feu sacrà avec lequel on se fait un nom.” Le lendemain matin, Julien rÃpondit d’un grand sang-froid au bon FouquÃ, qui regardait l’affaire de l’association comme terminÃe, que sa vocation pour le saint ministäre des autels ne lui permettait pas d’accepter. Fouquà n’en revenait pas. – Mais songes-tu, lui rÃpÃtait-il, que je t’associe, ou, si tu l’aimes mieux, que je te donne quatre mille francs par an? et tu veux retourner chez ton M. Rà nal qui te mÃprise comme la boue de ses souliers! Quand tu auras deux cents louis devant toi, qu’est-ce qui t’empà che d’entrer au sÃminaire? Je te dirai plus, je me charge de te procurer la meilleure cure du pays. Car, ajouta Fouquà en baissant la voix, je fournis de bois à brñler M. le…. M. le…, M…. Je leur livre de l’essence de chà ne de premiäre qualità qu’ils ne me paient que comme du bois blanc, mais jamais argent ne tut mieux placÃ. Rien ne put vaincre la vocation de Julien, Fouquà finit par le croire un peu fou. Le troisiäme jour, de grand matin, Julien quitta son ami pour passer la journÃe au milieu des rochers de la grande montagne. Il retrouva sa petite grotte, mais il n’avait plus la paix de l’Ãme, les offres de son ami la lui avaient enlevÃe. Comme Hercule il se trouvait non entre le vice et la vertu, mais entre là mÃdiocrità suivie d’un bien-à tre assurà et tous les rà ves hÃroãques de sa jeunesse.”Je n’ai donc pas une vÃritable fermetÃ, se disait-il; et c’Ãtait là le doute qui lui faisait le plus de mal. Je ne suis pas du bois dont on fait les grands hommes, puisque je crains que huit annÃes passÃes à me procurer du pain, ne m’enlävent cette Ãnergie sublime qui fait faire les choses extraordinaires.” CHAPITRE XIII LES BAS A JOUR Un roman: c’est un miroir qu’on promäne le long d’un chemin. SAINT RêAL Quand Julien aperáut les ruines pittoresques de l’ancienne Ãglise de Vergy, il remarqua que, depuis l’avant-veille, il n’avait pas pensà une seule fois à Mme de Rà nal”L’autre jour en partant cette femme m’a rappelà là distance infinie qui nous sÃpare, elle m’a traità comme le fils d’un ouvrier. Sans doute elle a voulu me marquer son repentir de m’avoir laissà sa main la veille… Elle est pourtant bien jolie, cette main! quel charme! quelle noblesse dans les regards de cette femme!” La possibilità de faire fortune avec Fouquà donnait une certaine facilità aux raisonnements de Julien; ils n’Ãtaient plus aussi souvent gÃtÃs par l’irritation, et le sentiment vif de sa pauvretà et de sa bassesse aux yeux du monde. Placà comme sur un promontoire ÃlevÃ, il pouvait juger et dominait pour ainsi dire l’extrà me pauvretà et l’aisance qu’il appelait encore richesse. Il Ãtait loin de juger sa position en philosophe, mais il eut assez de clairvoyance pour se sentir diffÃrent apräs ce petit voyage dans la montagne. Il fut frappà du trouble extrà me avec lequel Mme de Rà nal Ãcouta le petit rÃcit de son voyage, qu’elle lui avait demandÃ. Fouquà avait eu des projets de mariage, des amours malheureuses; de longues confidences à ce sujet avaient rempli les conversations des deux amis. Apräs avoir trouvà le bonheur trop tìt, Fouquà s’Ãtait aperáu qu’il n’Ãtait pas seul aimÃ. Tous ces rÃcits avaient Ãtonnà Julien; il avait appris bien des choses nouvelles. Sa vie solitaire, toute d’imagination et de mÃfiance, l’avait Ãloignà de tout ce qui pouvait l’Ãclairer. Pendant son absence, la vie n’avait Ãtà pour Mme de Rà nal qu’une suite de supplices diffÃrents, mais tous intolÃrables, elle Ãtait rÃellement malade. – Surtout, lui dit Mme Derville, lorsqu’elle vit arriver Julien, indisposÃe comme tu l’es, tu n’iras pas ce soir au jardin, l’air humide redoublerait ton malaise. Mme Derville voyait avec Ãtonnement que son amie toujours grondÃe par M. de Rà nal, à cause de l’excessive simplicità de sa toilette, venait de prendre des bas à jour et de charmants petits souliers arrivÃs de Paris. Depuis trois jours, la seule distraction de Mme de Rà nal avait Ãtà de tailler, et de faire faire en toute hÃte par êlisa, une robe d’ÃtÃ, d’une jolie petite Ãtoffe fort à la mode. A peine cette robe put-elle à tre terminÃe, quelques instants apräs l’arrivÃe de Julien; Mme de Rà nal la mit aussitìt. Son amie n’eut plus de doutes.”Elle aime, l’infortunÃe!”se dit Mme Derville. Elle comprit toutes les apparences singuliäres de sa maladie. Elle la vit parler à Julien. La pÃleur succÃdait à la rougeur la plus vive. L’anxiÃtà se peignait dans ses yeux attachÃs sur ceux du jeune prÃcepteur. Mme de Rà nal s’attendait à chaque moment qu’il allait s’expliquer, et annoncer qu’il quittait la maison ou y restait. Julien n’avait garde de rien dire sur ce sujet, auquel il ne songeait pas. Apräs des combats affreux Mme de Rà nal osa enfin lui dire, d’une voix tremblante, et oó se peignait toute sa passion: – Quitterez-vous vos Ãläves pour vous placer ailleurs? Julien fut frappà de la voix incertaine et du regard de Mme de Rà nal!”Cette femme-là m’aime, se dit-il; mais apräs ce moment passager de faiblesse que se reproche son orgueil, et däs qu’elfe ne craindra plus mon dÃpart, elle reprendra sa fiertÃ.”Cette vue de la position respective fut, chez Julien, rapide comme l’Ãclair; il rÃpondit en hÃsitant: – J’aurais beaucoup de peine à quitter des enfants si aimables et si bien nÃs, mais peut-à tre le faudra-t-il. On a aussi des devoirs envers soi. En prononáant la parole si bien nÃs (c’Ãtait un de ces mots aristocratiques que Julien avait appris depuis peu), il s’anima d’un profond sentiment d’anti-sympathie. “Aux yeux de cette femme, moi, se disait-il, je ne suis pas bien nÃ.” Mme de Rà nal, en l’Ãcoutant, admirait son gÃnie, sa beautÃ, elle avait le coeur percà de la possibilità de dÃpart qu’il lui faisait entrevoir. Tous ses amis de Verriäres, qui, pendant l’absence de Julien, Ãtaient venus dÃ¥ner à Vergy, lui avaient fait compliment, comme à l’envi, sur l’homme Ãtonnant que son mari avait eu le bonheur de dÃterrer. Ce n’est pas que l’on comprÃ¥t rien aux progräs des enfants. L’action de savoir par coeur la Bible, et encore en latin, avait frappà les habitants de Verriäres d’une admiration qui durera peut-à tre un siäcle. Julien, ne parlant à personne, ignorait tout cela. Si Mme de Rà nal avait eu le moindre sang-froid, elle lui eñt fait compliment de la rÃputation qu’il avait conquise, et l’orgueil de Julien rassurÃ, il eñt Ãtà pour elle doux et aimable, d’autant plus que la robe nouvelle lui semblait charmante. Mme de Rà nal contente aussi de sa jolie robe, et de ce que lui en disait Julien, avait voulu faire un tour de jardin; bientìt elle avoua qu’elle Ãtait hors d’Ãtat de marcher. Elle avait pris le bras du voyageur, et, bien loin d’augmenter ses forces, le contact de ce bras les lui ìtait tout à fait. Il Ãtait nuit; à peine fut-on assis, que Julien, usant de son ancien priviläge, osa approcher les lävres du bras de sa jolie voisine, et lui prendre la main. Il pensait à la hardiesse dont Fouquà avait fait preuve avec ses maÃ¥tresses, et non à Mme de Rà nal; le mot bien nÃs pesait encore sur son coeur. On lui serra la main, ce qui ne lui fit aucun plaisir. Loin d’à tre fier, ou du moins reconnaissant du sentiment que Mme de Rà nal trahissait ce soir-là par des signes trop Ãvidents, la beautÃ, l’ÃlÃgance, la fraÃ¥cheur le trouvärent presque insensible. La puretà de l’Ãme l’absence de toute Ãmotion haineuse prolongent sans doute la durÃe de la jeunesse. C’est la physionomie qui vieillit la premiäre chez la plupart des jolies femmes. Julien fut maussade toute la soirÃe; jusqu’ici il n’avait Ãtà en coläre qu’avec le hasard de la sociÃtÃ, depuis que Fouquà lui avait offert un moyen ignoble d’arriver à l’aisance, il avait de l’humeur contre lui-mà me. Tout à ses pensÃes, quoique de temps en temps il dÃ¥t quelques mots à ces dames, Julien finit, sans s’en apercevoir, par abandonner la main de Mme de Rà nal. Cette rÃaction bouleversa l’Ãme de cette pauvre femme; elle y vit la manifestation de son sort. Certaine de l’affection de Julien, peut-à tre sa vertu eñt trouvà des forces contre lui. Tremblante de le perdre à jamais, sa passion l’Ãgara jusqu’au point de reprendre la main de Julien que, dans sa distraction, il avait laissÃe appuyÃe sur le dossier d’une chaise. Cette action rÃveilla ce jeune ambitieux: il eñt voulu qu’elle eñt pour tÃmoins tous ces nobles si fiers qui, à table, lorsqu’il Ãtait au bas bout avec les enfants, le regardaient avec un sourire si protecteur.”Cette femme ne peut plus me mÃpriser: dans ce cas, se dit-il, je dois à tre sensible à sa beautÃ; je me dois à moi-mà me d’à tre son amant!”Une telle idÃe ne lui fñt pas venue avant les confidences naãves faites par son ami. La dÃtermination subite qu’il venait de prendre forma une distraction agrÃable. Il se disait: “il faut que j’aie une de ces deux femmes”, il s’aperáut qu’il aurait beaucoup mieux aimà faire la cour à Mme Derville; ce n’est pas qu’elle fñt plus agrÃable, mais toujours elle l’avait vu prÃcepteur honorà pour sa science, et non pas ouvrier charpentier, avec une veste de ratine pliÃe sous le bras, comme il Ãtait apparu à Mme de Rà nal. C’Ãtait prÃcisÃment comme jeune ouvrier, rougissant jusqu’au blanc des yeux, arrà tà à la porte de la maison et n’osant sonner, que Mme de Rà nal se le figurait avec le plus de charme. Cette femme, que les bourgeois du pays disaient si hautaine, songeait rarement au rang et la moindre certitude l’emportait de beaucoup dans son esprit sur la promesse de caractäre faite par le rang d’un homme. Un charretier qui eñt montrà de la bravoure eñt Ãtà plus brave dans son esprit qu’un terrible capitaine de hussards garni de sa moustache et de sa pipe. Elle croyait l’Ãme de Julien plus noble que celle de tous ses cousins, tous gentilshommes de race et plusieurs d’entre eux titrÃs. En poursuivant la revue de sa position, Julien vit qu’il ne fallait pas songer à la conquà te de Mme Derville, qui s’apercevait probablement du goñt que Mme de Rà nal montrait pour lui. Forcà de revenir à celle-ci: “Que connais-je du caractäre de cette femme? se dit Julien. Seulement ceci: avant mon voyage, je lui prenais la main, elle la retirait; aujourd’hui je retire ma main, elle la saisit et la serre. Belle occasion de lui rendre tous les mÃpris qu’elle a eus pour moi. Dieu sait combien elle a eu d’amants! elle ne se dÃcide peut-à tre en ma faveur qu’à cause de la facilità des entrevues.” Tel est, hÃlas! le malheur d’une excessive civilisation! A vingt ans, l’Ãducation d’un jeune homme, s’il a quelque Ãducation, est à mille lieues du laisser-aller, sans lequel l’amour n’est souvent que le plus ennuyeux des devoirs. “Je me dois d’autant plus, continua la petite vanità de Julien, de rÃussir aupräs de cette femme, que si jamais je fais fortune et que quelqu’un me reproche le bas emploi de prÃcepteur, je pourrai faire entendre que l’amour m’avait jetà à cette place.”Julien Ãloigna de nouveau sa main de celle de Mme de Rà nal, puis il la reprit en la serrant. Comme on rentrait au salon, vers minuit, Mme de Rà nal lui dit à mi-voix: – Vous nous quitterez, vous partirez? Julien rÃpondit en soupirant: – Il faut bien que je parte, car je vous aime avec passion; c’est une faute… et quelle faute pour un jeune prà tre! Mme de Rà nal s’appuya sur son bras, et avec tant d’abandon que sa joue sentit la chaleur de celle de Julien. Les nuits de ces deux à tres furent bien diffÃrentes. Mme de Rà nal Ãtait exaltÃe par les transports de la voluptà morale la plus ÃlevÃe. Une jeune fille coquette qui aime de bonne heure s’accoutume au trouble de l’amour; quand elle arrive à l’Ãge de la vraie passion, le charme de la nouveautà manque. Comme Mme de Rà nal n’avait jamais lu de romans, toutes les nuances de son bonheur Ãtaient neuves pour elle. Aucune triste vÃrità ne venait la glacer, pas mà me le spectre de l’avenir. Elle se vit aussi heureuse dans dix ans qu’elle l’Ãtait en ce moment. L’idÃe mà me de la vertu et de la fidÃlità jurÃe à M. de Rà nal, qui l’avait agitÃe quelques jours auparavant, se prÃsenta en vain, on la renvoya comme un hìte importun.”Jamais je n’accorderai rien à Julien se dit Mme de Rà nal, nous vivrons à l’avenir comme nous vivons depuis un mois. Ce sera un ami.” CHAPITRE X LES CISEAUX ANGLAIS Une jeune fille de seize ans avait un teint de rose, et elle mettait du rouge. POLIDORI Pour Julien, l’offre de Fouquà lui avait en effet enlevà tout bonheur; il ne pouvait s’arrà ter à aucun parti. “HÃlas! peut-à tre manquÃ-je de caractäre, j’eusse Ãtà un mauvais soldat de NapolÃon. Du moins, ajouta-t-il, ma petite intrigue avec la maÃ¥tresse du logis va me distraire un moment.” Heureusement pour lui, mà me dans ce petit incident subalterne, l’intÃrieur de son Ãme rÃpondait mal à son langage cavalier. Il avait peur de Mme de Rà nal à cause de sa robe si jolie. Cette robe Ãtait à ses yeux l’avant-garde de Paris. Son orgueil ne voulut rien laisser au hasard et à l’inspiration du moment. D’apräs les confidences de Fouquà et le peu qu’il avait lu sur l’amour dans sa bible, il se fit un plan de campagne fort dÃtaillÃ. Comme, sans se l’avouer, il Ãtait fort troublÃ, il Ãcrivit ce plan Le lendemain matin au salon, Mme de Rà nal fut un instant seule avec lui: – N’avez-vous point d’autre nom que Julien? lui dit-elle. A cette demande si flatteuse, notre hÃros ne sut que rÃpondre. Cette circonstance n’Ãtait pas prÃvue dans son plan. Sans cette sottise de faire un plan, l’esprit vif de Julien l’eñt bien servi, la surprise n’eñt fait qu’ajouter à la vivacità de ses aperáus. Il fut gauche et s’exagÃra sa gaucherie. Mme de Rà nal la lui pardonna bien vite. Elle y vit l’effet d’une candeur charmante. Et ce qui manquait prÃcisÃment à ses yeux à cet homme, auquel on trouvait tant de gÃnie, c’Ãtait l’air de la candeur. – Ton petit prÃcepteur m’inspire beaucoup de mÃfiance, lui disait quelquefois Mme Derville. Je lui trouve l’air de penser toujours et de n’agir qu’avec politique. C’est un sournois. Julien resta profondÃment humilià du malheur de n’avoir su que rÃpondre à Mme de Rà nal. “Un homme comme moi se doit de rÃparer cet Ãchec”, et saisissant le moment oó l’on passait d’une piäce à l’autre, il crut de son devoir de donner un baiser à Mme de Rà nal. Rien de moins amenÃ, rien de moins agrÃable, et pour lui et pour elle, rien de plus imprudent. Ils furent sur le point d’à tre aperáus. Mme de Rà nal le crut fou. Elle fut effrayÃe et surtout choquÃe. Cette sottise lui rappela M. Valenod. “Que m’arriverait-il, se dit-elle, si j’Ãtais seule avec lui?”Toute sa vertu revint, parce que l’amour s’Ãclipsait. Elle s’arrangea de faáon à ce qu’un de ses enfants restÃt toujours aupräs d’elle. La journÃe fut ennuyeuse pour Julien, il la passa toute entiäre à exÃcuter avec gaucherie son plan de sÃduction. Il ne regarda pas une seule fois Mme de Rà nal, sans que ce regard n’eñt un pourquoi; cependant, il n’Ãtait pas assez sot pour ne pas voir qu’il ne rÃussissait point à à tre aimable et encore moins sÃduisant. Mme de Rà nal ne revenait point de son Ãtonnement de le trouver si gauche et en mà me temps si hardi.”C’est la timidità de l’amour, dans un homme d’esprit! se dit-elle enfin, avec une joie inexprimable. Serait-il possible qu’il n’eñt jamais Ãtà aimà de ma rivale.” Apräs le dÃjeuner, Mme de Rà nal rentra dans le salon pour recevoir la visite de M. Charcot de Maugiron, le sous-prÃfet de Bray. Elle travaillait à un petit mÃtier de tapisserie fort ÃlevÃ. Mme Derville Ãtait à ses cìtÃs. Ce fut dans une telle position, et par le plus grand jour, que notre hÃros trouva convenable d’avancer sa botte et de presser le joli pied de Mme de Rà nal, dont le bas à jour et le joli soulier de Paris attiraient Ãvidemment les regards du galant sous-prÃfet. Mme de Rà nal eut une peur extrà me; elle laissa tomber ses ciseaux, son peloton de laine, ses aiguilles, et le mouvement de Julien put passer pour une tentative gauche destinÃe à empà cher la chute des ciseaux qu’il avait vus glisser. Heureusement ces petits ciseaux d’acier anglais se brisärent, et Mme de Rà nal ne tarit pas en regrets de ce que Julien ne s’Ãtait pas trouvà plus präs d’elle. – Vous avez aperáu la chute avant moi, vous l’eussiez empà chÃe, au lieu de cela, votre zäle n’a rÃussi qu’à me donner un fort grand coup de pied. Tout cela trompa le sous-prÃfet, mais non Mme Derville.”Ce joli garáon a de bien sottes maniäres!”pensat-elle; le savoir-vivre d’une capitale de province ne pardonne point ces sortes de fautes. Mme de Rà nal trouva le moment de dire à Julien: – Soyez prudent, je vous l’ordonne. Julien voyait sa gaucherie, il avait de l’humeur. Il dÃlibÃra longtemps avec lui-mà me, pour savoir s’il devait se fÃcher de ce mot: Je vous l’ordonne. Il fut assez sot pour penser: “Elle pourrait me dire je l’ordonne, s’il s’agissait de quelque chose de relatif à l’Ãducation des enfants, mais en rÃpondant à mon amour, elle suppose l’ÃgalitÃ. On ne peut aimer sans ÃgalitÃ…”et tout son esprit se perdit à faire des lieux communs sur l’ÃgalitÃ. Il se rÃpÃtait avec coläre ce vers de Corneille, que Mme Derville lui avait appris quelques jours auparavant: ………………. L’amour Fait les ÃgalitÃs et ne les cherche pas. Julien, s’obstinant à jouer le rìle d’un don Juan, lui qui de la vie n’avait eu de maÃ¥tresse, il fut sot à mourir toute la journÃe. Il n’eut qu’une idÃe juste, ennuyà de lui et de Mme de Rà nal, il voyait avec effroi s’avancer la soirÃe oó il serait assis au jardin, à cìtà d’elle et dans l’obscuritÃ. Il dit à M. de Rà nal qu’il allait à Verriäres voir le curÃ, il partit apräs dÃ¥ner et ne rentra que dans la nuit. A Verriäres, Julien trouva M. ChÃlan occupà à dÃmÃnager; il venait enfin d’à tre destituÃ, le vicaire Maslon le remplaáait. Julien aida le bon curÃ. et il eut l’idÃe d’Ãcrire à Fouquà que la vocation irrÃsistible qu’il se sentait pour le saint ministäre l’avait empà chà d’accepter d’abord ses offres obligeantes, mais qu’il venait de voir un tel exemple d’injustice que peut-à tre il serait plus avantageux à son salut de ne pas entrer dans les ordres sacrÃs. Julien s’applaudit de sa finesse à tirer parti de la destitution du curà de Verriäres pour se laisser une porte ouverte et revenir au commerce, si dans son esprit la triste prudence l’emportait sur l’hÃroãsme. CHAPITRE XV LE CHANT DU COQ Amour en latin faict amor Or donc provient d’amour la mort, Et, par avant, soulcy qui mord, Deuil, plours, piäges, forfaitz, remords… BLASON D’AMOUR. Si Julien avait eu un peu de l’adresse qu’il se supposait si gratuitement, il eñt pu s’applaudir le lendemain de l’effet produit par son voyage à Verriäres. Son absence avait fait oublier ses gaucheries. Ce jour-là encore, il fut assez maussade, sur te soir une idÃe ridicule lui vint et il la communiqua à Mme de Rà nal, avec une rare intrÃpiditÃ. A peine fut-on assis au jardin, que, sans attendre une obscurità suffisante, Julien approcha sa bouche de l’oreille de Mme de Rà nal, et au risque de la compromettre horriblement, il lui dit: – Madame, cette nuit, à deux heures, j’irai dans votre chambre, je dois vous dire quelque chose. Julien tremblait que sa demande ne fñt accordÃe son rìle de sÃducteur lui pesait si horriblement que, s’il eñt pu suivre son penchant, il se fñt retirà dans sa chambre pour plusieurs jours, et n’eñt plus vu ces dames. Il comprenait que, par sa conduite savante de la veille, il avait gÃtà toutes les belles apparences du jour prÃcÃdent, et ne savait rÃellement à quel saint se vouer. Mme de Rà nal rÃpondit avec une indignation rÃelle, et nullement exagÃrÃe, à l’annonce impertinente que Julien osait lui faire. Il crut voir du mÃpris dans sa courte rÃponse. Il est sñr que dans cette rÃponse, prononcÃe fort bas, le mot fi donc avait paru. Sous prÃtexte de quelque chose à dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et à son retour il se plaáa à cìtà de Mme Derville et fort loin de Mme de Rà nal. Il s’ìta ainsi toute possibilità de lui prendre la main. La conversation fut sÃrieuse, et Julien s’en tira fort bien, à quelques moments de silence präs, pendant lesquels il se creusait la cervelle.”Que ne puis-je inventer quelque belle manoeuvre, se disait-il, pour forcer Mme de Rà nal à me rendre ces marques de tendresse non Ãquivoques qui me faisaient croire il y a trois jours, qu’elle Ãtait à moi!” Julien Ãtait extrà mement dÃconcertà de l’Ãtat presque dÃsespÃrà oó il avait mis ses affaires. Rien cependant ne l’eñt plus embarrassà que le succäs. Lorsqu’on se sÃpara à minuit, son pessimisme lui fit croire qu’il jouissait du mÃpris de Mme Derville, et que probablement il n’Ãtait guäre mieux avec Mme de Rà nal. De fort mauvaise humeur et träs humiliÃ, Julien ne dormit point. Il Ãtait à mille lieues de l’idÃe de renoncer à toute feinte, à tout projet, et de vivre au jour le jour avec Mme de Rà nal, en se contentant comme un enfant du bonheur qu’apporterait chaque journÃe. Il se fatigua le cerveau à inventer des manoeuvres savantes; un instant apräs, il les trouvait absurdes; il Ãtait en un mot fort malheureux, quand deux heures sonnärent à l’horloge du chÃteau. Ce bruit le rÃveilla comme le chant du coq rÃveilla saint Pierre’. Il se vit au moment de l’ÃvÃnement le plus pÃnible. Il n’avait plus songà à sa proposition impertinente, depuis le moment oó il l’avait faite; elle avait Ãtà si mal reáue! “Je lui ai dit que j’irais chez elle à deux heures, se dit-il en se levant; je puis à tre inexpÃrimentà et grossier comme il appartient au fils d’un paysan, Mme Derville me l’a fait assez entendre, mais du moins je ne serai pas faible.” Julien avait raison de s’applaudir de son courage, jamais il ne s’Ãtait imposà une contrainte plus pÃnible. En ouvrant sa porte, il Ãtait tellement tremblant que ses genoux se dÃrobaient sous lui, et il fut forcà de s’appuyer contre le mur. Il Ãtait sans souliers. Il alla Ãcouter à la porte de M. de Rà nal, dont il put distinguer le ronflement. Il en fut dÃsolÃ. Il n’y avait donc plus de prÃtexte pour ne pas aller chez elle. Mais grand Dieu, qu’y ferait-il? Il n’avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se sentait tellement troublà qu’il eñt Ãtà hors d’Ãtat de les suivre. Enfin souffrant plus mille fois que s’il eñt marchà à la mort, il entra dans le petit corridor qui menait à la chambre de Mme de Rà nal. Il ouvrit la porte d’une main tremblante et en faisant un bruit effroyable. Il y avait de la lumiäre, une veilleuse brñlait sous la cheminÃe; il ne s’attendait pas à ce nouveau malheur. En le voyant entrer, Mme de Rà nal se jeta vivement hors de son lit. – Malheureux! s’Ãcria-t-elle. Il y eut un peu de dÃsordre. Julien oublia ses vains projets et revint à son rìle naturel: ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs. Il ne rÃpondit à ses reproches qu’en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrà me duretÃ, il fondit en larmes. Quelques heures apräs, quand Julien sortit de la chambre de Mme de Rà nal, on eñt pu dire, en style de roman, qu’il n’avait plus rien à dÃsirer. En effet, il devait à l’amour qu’il avait inspirà et à l’impression imprÃvue qu’avaient produite sur lui des charmes sÃduisants, une victoire à laquelle ne l’eñt pas conduit toute son adresse si maladroite. Mais, dans les moments les plus doux, victime d’un orgueil bizarre, il prÃtendit encore jouer le rìle d’un homme accoutumà à subjuguer des femmes: il fit des efforts d’attention incroyables pour gÃter ce qu’il avait d’aimable. Au lieu d’à tre attentif aux transports qu’il faisait naÃ¥tre, et aux remords qui en relevaient la vivacità l’idÃe du devoir ne cessa jamais d’à tre prÃsente à ses yeux. Il craignait un remords affreux et un ridicule Ãternel, s’il s’Ãcartait du modäle idÃal qu’il se proposait de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un à tre supÃrieur fut prÃcisÃment ce qui l’empà cha de goñter le bonheur qui se plaáait sous ses pas. C’est une jeune fille de seize ans , qui a des couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge. Mortellement effrayÃe de l’apparition de Julien, Mme de Rà nal fut bientìt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le dÃsespoir de Julien la troublaient vivement. Mà me quand elle n’eut plus rien à lui refuser, elle repoussait Julien loin d’elle, avec une indignation rÃelle, et ensuite se jetait dans ses bras. Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. Elle se croyait damnÃe sans rÃmission, et cherchait à se cacher la vue de l’enfer, en accablant Julien des plus vives caresses. En un mot, rien n’eñt manquà au bonheur de notre hÃros, pas mà me une sensibilità brñlante dans la femme qu’il venait d’enlever, s’il eñt su en jouir. Le dÃpart de Julien ne fit point cesser les transports qui l’agitaient malgrà elle, et ses combats avec les remords qui la dÃchiraient. “Mon Dieu! à tre heureux, à tre aimÃ, n’est-ce que áa?”Telle fut la premiäre pensÃe de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il Ãtait dans cet Ãtat d’Ãtonnement et de trouble inquiet oó tombe l’Ãme qui vient d’obtenir ce qu’elle a longtemps dÃsirÃ. Elle est habituÃe à dÃsirer, ne trouve plus quoi dÃsirer, et cependant n’a pas encore de souvenirs. Comme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attentivement occupà à repasser tous les dÃtails de sa conduite.”N’ai-je manquà à rien de ce que je me dois à moi-mà me? Ai-je bien jouà mon rìle?” Et quel rìle? celui d’un homme accoutumà à à tre brillant avec les femmes. CHAPITRE XVI LE LENDEMAIN He turn’d his lip to hers, and with his hand Call’d back the tangles of her wandering hair. Don Juan. C. 1. st. 170. Heureusement, pour la gloire de Julien, Mme de Rà nal avait Ãtà trop agitÃe, trop ÃtonnÃe, pour apercevoir la sottise de l’homme qui, en un moment, Ãtait devenu tout au monde pour elle. Comme elle l’engageait à se retirer, voyant poindre le jour: – Oh! mon Dieu, disait-elle, si mon mari a entendu du bruit, je suis perdue. Julien, qui avait le temps de faire des phrases, se souvint de celle-ci: – Regretteriez-vous la vie? – Ah! beaucoup dans ce moment! mais je ne regretterais pas de vous avoir connu. Julien trouva de sa dignità de rentrer expräs au grand jour et avec imprudence. L’attention continue avec laquelle il Ãtudiait ses moindres actions, dans la folle idÃe de paraÃ¥tre un homme d’expÃrience, n’eut qu’un avantage; lorsqu’il revit Mme de Rà nal à dÃjeuner, sa conduite fut un chef-d’oeuvre de prudence. Pour elle, elle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu’aux yeux, et ne pouvait vivre un instant sans le regarder; elle s’apercevait de son trouble, et ses efforts pour le cacher le redoublaient. Julien ne leva qu’une seule fois les yeux sur elle. D’abord Mme de Rà nal admira sa prudence. Bientìt, voyant que cet unique regard ne se rÃpÃtait pas, elle fut alarmÃe: “Est-ce qu’il ne m’aimerait plus, se dit-elle; hÃlas! je suis bien vieille pour lui, j’ai dix ans de plus que lui.” En passant de la salle à manger au jardin, elle serra la main de Julien. Dans la surprise que lui causa une marque d’amour si extraordinaire il la regarda avec passion. Car elle lui avait semblà bien jolie au dÃjeuner; et, tout en baissant les yeux, il avait passà son temps à se dÃtailler ses charmes. Ce regard consola Mme de Rà nal; il ne lui ìta pas toutes ses inquiÃtudes, mais ses inquiÃtudes lui ìtaient presque tout à fait ses remords envers son mari. Au dÃjeuner, ce mari ne s’Ãtait aperáu de rien, il n’en Ãtait pas de mà me de Mme Derville: elle crut Mme de Rà nal sur le point de succomber. Pendant toute la journÃe, son amitià hardie et incisive ne lui Ãpargna pas les demi-mots destinÃs à lui peindre, sous de hideuses couleurs, le danger qu’elle courait. Mme de Rà nal brñlait de se trouver seule avec Julien elle voulait lui demander s’il l’aimait encore. Malgrà là douceur inaltÃrable de son caractäre, elle fut plusieurs fois sur le point de faire entendre à son amie combien elle Ãtait importune. Le soir, au jardin, Mme Derville arrangea si bien les choses, qu’elle se trouva placÃe entre Mme de Rà nal et Julien. Mme de Rà nal qui s’Ãtait fait une image dÃlicieuse du plaisir de serrer la main de Julien, et de la porter à ses lävres, ne put pas mà me lui adresser un mot. Ce contretemps augmenta son agitation. Elle Ãtait dÃvorÃe d’un remords. Elle avait tant grondà Julien de l’imprudence qu’il avait faite en venant chez elle la nuit prÃcÃdente, qu’elle tremblait qu’il ne vÃ¥nt pas celle-ci. Elle quitta le jardin de bonne heure, et alla s’Ãtablir dans sa chambre. Mais ne tenant pas à son impatience, elle vint coller son oreille contre la porte de Julien. Malgrà l’incertitude et la passion qui la dÃvoraient, elle n’osa point entrer. Cette action lui semblait la derniäre des bassesses, car elle sert de texte à un dicton de province. Les domestiques n’Ãtaient pas tous couchÃs. La prudence l’obligea enfin à revenir chez elle. Deux heures d’attente furent deux siäcles de tourments. Mais Julien Ãtait trop fidäle à ce qu’il appelait le devoir, pour manquer à exÃcuter de point en point ce qu’il s’Ãtait prescrit. Comme une heure sonnait, il s’Ãchappa doucement de sa chambre, s’assura que le maÃ¥tre de la maison Ãtait profondÃment endormi, et parut chez Mme de Rà nal. Ce jour-lÃ, il trouva plus de bonheur aupräs de son amie, car il songea moins constamment au rìle à jouer. Il eut des veux pour voir et des oreilles pour entendre. Ce que Mme de Rà nal lui dit de son Ãge contribua à lui donner quelque assurance. – HÃlas! j’ai dix ans de plus que vous! comment pouvez-vous m’aimer? lui rÃpÃtait-elle sans projet et parce que cette idÃe l’opprimait. Julien ne concevait pas ce malheur, mais il vit qu’il Ãtait rÃel, et il oublia presque toute sa peur d’à tre ridicule. La sotte idÃe d’à tre regardà comme un amant subalterne, à cause de sa naissance obscure, disparut aussi. A mesure que les transports de Julien rassuraient sa timide maÃ¥tresse, elle reprenait un peu de bonheur et la facultà de juger son amant. Heureusement il n’eut presque pas, ce jour-lÃ, cet air empruntà qui avait fait du rendez-vous de la veille une victoire, mais non pas un plaisir. Si elle se fñt aperáue de son attention à jouer un rìle, cette triste dÃcouverte lui eñt à jamais enlevà tout bonheur. Elle n’y eñt pu voir autre chose qu’un triste effet de la disproportion des Ãges. Quoique Mme de Rà nal n’eñt jamais pensà aux thÃories de l’amour, la diffÃrence d’Ãge est, apräs celle de la fortune, un des grands lieux communs de la plaisanterie de province, toutes les fois qu’il est question d’amour. En peu de jours, Julien, rendu à toute l’ardeur de son Ãge, fut Ãperdument amoureux. “Il faut convenir, se disait-il, qu’elle a une bontà d’Ãme angÃlique, et l’on n’est pas plus jolie. ,, Il avait perdu presque tout à fait l’idÃe du rìle à jouer. Dans un moment d’abandon, il lui avoua mà me toutes ses inquiÃtudes. Cette confidence porta à son comble la passion qu’il inspirait.”Je n’ai donc point eu de rivale heureuse”, se disait Mme de Rà nal avec dÃlices! elle osa l’interroger sur le portrait auquel il mettait tant d’intÃrà t; Julien lui jura que c’Ãtait celui d’un homme. Quand il restait à Mme de Rà nal assez de sang-froid pour rÃflÃchir, elle ne revenait pas de son Ãtonnement qu’un tel bonheur existÃt, et que jamais elle ne s’en fñt doutÃe. “Ah! se disait-elle, si j’avais connu Julien il y a dix ans quand je pouvais encore passer pour jolie!” Julien Ãtait fort Ãloignà de ces pensÃes. Son amour Ãtait encore de l’ambition: c’Ãtait de la joie de possÃder, lui pauvre à tre si malheureux et si mÃprisÃ, une femme aussi noble et aussi belle. Ses actes d’adoration ses transports à la vue des charmes de son amie, finirent par la rassurer un peu sur la diffÃrence d’Ãge. Si elle eñt possÃdà un peu de ce savoir-vivre dont une femme de trente ans jouit depuis longtemps dans les pays plus civilisÃs, elle eñt frÃmi pour la durÃe d’un amour qui ne semblait vivre que de surprise et de ravissement d’amour-propre. Dans ses moments d’oubli d’ambition, Julien admirait avec transport jusqu’aux chapeaux, jusqu’aux robes de Mme de Rà nal. Il ne pouvait se rassasier du plaisir de sentir leur parfum. Il ouvrait son armoire de glace et restait des heures entiäres, admirant la beautà et l’arrangement de tout ce qu’il y trouvait. Son amie, appuyÃe sur lui, le regardait; lui regardait ces bijoux, ces chiffons qui, la veille d’un mariage, emplissent une corbeille de noce. ” J’aurais pu Ãpouser un tel homme! pensait quelquefois Mme de Rà nal; quelle Ãme de feu! quelle vie ravissante avec lui!” Pour Julien, jamais il ne s’Ãtait trouvà aussi präs de ces terribles instruments de l’artillerie fÃminine. Il est impossible, se disait-il, qu’à Paris on ait quelque chose de plus beau! Alors il ne trouvait point d objection à son bonheur. Souvent la sincäre admiration et les transports de sa maÃ¥tresse lui faisaient oublier la vaine thÃorie qui l’avait rendu si compassà et presque si ridicule dans les premiers moments de cette liaison. Il y eut des moments oó, malgrà ses habitudes d’hypocrisie, il trouvait une douceur extrà me à avouer à cette grande dame qui l’admirait, son ignorance d’une foule de petits usages. Le rang de sa maÃ¥tresse semblait l’Ãlever au-dessus de lui-mà me. Mme de Rà nal, de son cìtÃ, trouvait la plus douce des voluptÃs morales à instruire ainsi, dans une foule de petites choses, ce jeune homme rempli de gÃnie, et qui Ãtait regardà par tout le monde comme devant un jour aller si loin. Mà me le sous-prÃfet et M. Valenod ne pouvaient s’empà cher de l’admirer: ils lui en semblaient moins sots. Quant à Mme Derville, elle Ãtait bien loin d’avoir à exprimer les mà mes sentiments. DÃsespÃrÃe de ce qu’elle croyait deviner, et voyant que les sages avis devenaient odieux à une femme qui, à la lettre, avait perdu la tà te, elle quitta Vergy, sans donner une explication qu’on se garda de lui demander. Mme de Rà nal en versa quelques larmes, et bientìt il lui sembla que sa fÃlicità redoublait. Par ce dÃpart, elle se trouvait presque toute la journÃe tà te à tà te avec son amant. Julien se livrait d’autant plus à la douce sociÃtà de son amie, que, toutes les fois qu’il Ãtait trop longtemps seul avec lui-mà me, la fatale proposition de Fouquà venait encore l’agiter. Dans les premiers jours de cette vie nouvelle, il y eut des moments oó lui qui n’avait jamais aimÃ, oui n’avait jamais Ãtà aime de personne, trouvait un si dÃlicieux plaisir à à tre sincäre, qu’il Ãtait sur le point d’avouer à Mme de Rà nal l’ambition qui jusqu’alors avait Ãtà l’essence mà me de sa vie. Il eñt voulu pouvoir la consulter sur l’Ãtrange tentation que lui donnait la proposition de FouquÃ, mais un petit ÃvÃnement empà cha toute franchise. CHAPITRE XVII LE PREMIER ADJOINT O, how this spring of love resembleth The uncertain glory of an April day, Which now shows all the beauty of the sun And by and by a cloud takes all away! TWO GENTLEMEN OF VERONA. Un soir au coucher du soleil, assis aupräs de son amie, au fond du verger, loin des importuns il rà vait profondÃment.”Des moments si doux, pensait-il dureront-ils toujours?”Son Ãme Ãtait tout occupÃe de la difficultà et de la nÃcessità de prendre un Ãtat, il dÃplorait ce grand accäs de malheur qui termine l’enfance et gÃte les premiäres annÃes de la jeunesse peu riche.”Ah! s’Ãcriat-il, que NapolÃon Ãtait bien l’homme envoyà de Dieu pour les jeunes Franáais! Qui le remplacera? que feront sans lui les malheureux mà me plus riches que moi, qui ont juste les quelques Ãcus qu’il faut pour se procurer une bonne Ãducation, et qui ensuite n’ont pas assez d’argent pour acheter un homme à vingt ans et se pousser dans une carriäre! Quoi qu’on fasse, ajouta-t-il avec un profond soupir, ce souvenir fatal nous empà chera à jamais d’à tre heureux!” Il vit tout à coup Mme de Rà nal froncer le sourcil, elle prit un air froid et dÃdaigneux, cette faáon de penser lui semblait convenir à un domestique. ElevÃe dans l’idÃe qu’elle Ãtait fort riche, il lui semblait chose convenue que Julien l’Ãtait aussi. Elle l’aimait mille fois plus que la vie, elle l’eñt aimà mà me ingrat et perfide et ne faisait aucun cas de l’argent. Julien Ãtait loin de deviner ces idÃes. Ce froncement de sourcil le rappela sur la terre. Il eut assez de prÃsence d’esprit pour arranger sa phrase et faire entendre à la noble dame, assise si präs de lui sur le banc de verdure, que les mots qu’il venait de rÃpÃter il les avait entendus pendant son voyage chez son ami le marchand de bois. C’Ãtait le raisonnement des impies. – Hà bien! ne vous mà lez plus à ces gens-lÃ, dit Mme de Rà nal, gardant encore un peu de cet air glacial qui, tout à coup, avait succÃdà à l’expression de la plus douce et intime tendresse. Ce froncement de sourcil, ou plutìt le remords de son imprudence, fut le premier Ãchec portà à l’illusion qui entraÃ¥nait Julien. Il se dit: “Elle est bonne et douce, son goñt pour moi est vif, mais elle a Ãtà ÃlevÃe dans le camp ennemi. Ils doivent surtout avoir peur de cette classe d’hommes de coeur qui, apräs une bonne Ãducation, n’a pas assez d’argent pour entrer dans une carriäre. Que deviendraient-ils ces nobles, s’il nous Ãtait donnà de les combattre à armes Ãgales! Moi, par exemple, maire de Verriäres, bien intentionnà honnà te comme l’est au fond M. de RÃnal! comme j’enläverais le vicaire, M. Valenod et toutes leurs friponneries! comme la justice triompherait dans Verriäres! Ce ne sont pas leurs talents qui me feraient obstacle. Ils tÃtonnent sans cesse.” Le bonheur de Julien fut, ce jour-lÃ, sur le point de devenir durable. Il manqua à notre hÃros d’oser à tre sincäre. Il fallait avoir le courage de livrer bataille, mais sur-le-champ; Mme de Rà nal avait Ãtà ÃtonnÃe du mot de Julien parce que les hommes de sa sociÃtà rÃpÃtaient que là retour de Robespierre Ãtait surtout possible à cause de ces jeunes gens des basses classes, trop bien ÃlevÃs. L’air froid de Mme de Rà nal dura assez longtemps et sembla marquà à Julien. C’est que la crainte de lui avoir dit indirectement une chose dÃsagrÃable succÃda chez elle à la rÃpugnance pour le mauvais propos. Ce malheur se rÃflÃchit vivement dans ses traits, si purs et si naãfs, quand elle Ãtait heureuse et loin des ennuyeux. Julien n’osa plus rà ver avec abandon. Plus calme et moins amoureux, il trouva qu’il Ãtait imprudent d’aller voir Mme de Rà nal dans sa chambre. Il valait mieux qu’elle vÃ¥nt chez lui; si un domestique l’apercevait courant dans la maison, vingt prÃtextes diffÃrents pouvaient expliquer cette dÃmarche. Mais cet arrangement avait aussi ses inconvÃnients. Julien avait reáu de Fouquà des livres que lui Ãläve en thÃologie, n’eñt jamais pu demander à un libraire. Il n’osait les ouvrir que de nuit. Souvent il eñt Ãtà bien aise de n’à tre pas interrompu par une visite, dont l’attente, la veille encore de la petite scäne du verger, l’eñt mis hors d’Ãtat de lire. Il devait à Mme de Rà nal de comprendre les livres d’une faáon toute nouvelle. Il avait osà lui faire des questions sur une foule de petites choses, dont l’ignorance arrà te tout court l’intelligence d’un jeune homme nà hors de la sociÃtÃ, quelque gÃnie naturel qu’on veuille lui supposer. Cette Ãducation de l’amour, donnÃe par une femme extrà mement ignorante, fut un bonheur. Julien arriva directement à voir la sociÃtà telle qu’elle est aujourd’hui. Son esprit ne fut point offusquà par le rÃcit de ce qu’elle a Ãtà autrefois, il y a deux mille ans ou seulement il y a soixante ans, du temps de Voltaire et de Louis XV. A son inexprimable joie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui se passaient à Verriäres. Sur le premier plan parurent des intrigues träs compliquÃes ourdies, depuis deux ans, aupräs du prÃfet de Besanáon. Elles Ãtaient appuyÃes par des lettres venues de Paris, et Ãcrites par ce qu’il y a de plus illustre. Il s’agissait de faire de M. de Moirod, c’Ãtait l’homme le plus dÃvot du pays, le premier, et non pas le second adjoint du maire de Verriäres. Il avait pour concurrent un fabricant fort riche qu’il fallait absolument refouler à la place de second adjoint. Julien comprit enfin les demi-mots qu’il avait surpris quand la haute sociÃtà du pays venait dÃ¥ner chez M. dà Rà nal. Cette sociÃtà privilÃgiÃe Ãtait profondÃment occupÃe de ce choix du premier adjoint, dont le reste de la ville, et surtout les libÃraux ne soupáonnaient pas mà me la possibilitÃ. Ce qui en faisait l’importance, c’est qu’ainsi que chacun sait, le cìtà oriental de la grande rue de Verriäres doit reculer de plus de neuf pieds, car cette rue est devenue route royale. Or, si M. de Moirod, qui avait trois maisons dans le cas de reculer, parvenait à à tre premier adjoint, et par la suite maire dans le cas oó M. de Rà nal serait nommà dÃputÃ, il fermerait les yeux, et l’on pourrait faire aux maisons qui avancent sur la voie publique, de petites rÃparations imperceptibles, au moyen desquelles elles dureraient cent ans. Malgrà la haute piÃtà et la probità reconnue de M. de Moirod, on Ãtait sñr qu’il serait coulant, car il avait beaucoup d’enfants. Parmi les maisons qui devaient reculer, neuf appartenaient à tout ce qu’il y a de mieux dans Verriäres. Aux yeux de Julien, cette intrigue Ãtait bien plus importante que l’histoire de la bataille de Fontenoy, dont il voyait le nom pour la premiäre fois dans un des livres que Fouquà lui avait envoyÃs. Il y avait des choses qui Ãtonnaient Julien depuis cinq ans qu’il avait commencà à aller les soirs chez le curÃ. Mais la discrÃtion et l’humilità d’esprit Ãtant les premiäres qualitÃs d’un Ãläve en thÃologie, il lui avait toujours Ãtà impossible de faire des questions. Un jour, Mme de Rà nal donnait un ordre au valet de chambre de son mari, l’ennemi de Julien. – Mais, madame, c’est aujourd’hui le dernier vendredi du mois, rÃpondit cet homme d’un air singulier. – Allez, dit Mme de Rà nal – Hà bien, dit Julien, il va se rendre dans ce magasin à foin, Ãglise autrefois, et rÃcemment rendu au culte; mais pour quoi faire? voilà un de ces mystäres que je n’ai jamais pu pÃnÃtrer. – C’est une institution fort salutaire, mais bien singuliäre, rÃpondit Mme de Rà nal; les femmes n’y sont point admises: tout ce que j’en sais, c’est que tout le monde s’y tutoie. Par exemple, ce domestique va y trouver M. Valenod, et cet homme si fier et si sot ne sera point fÃchà de s’entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui rÃpondra sur le mà me ton. Si vous tenez à savoir ce qu’on y fait, je demanderai des dÃtails à M. de Maugiron et à M. Valenod. Nous payons vingt francs par domestique afin qu’un jour ils ne nous Ãgorgent pas. Le temps volait. Le souvenir des charmes de sa maÃ¥tresse distrayait Julien de sa noire ambition. La nÃcessità de ne pas lui parler de choses tristes et raisonnables puisqu’ils Ãtaient de partis contraires, ajoutait, sans qu’il s’en doutÃt, au bonheur qu’il lui devait, et à l’empire qu’elle acquÃrait sur lui. Dans les moments oó la prÃsence d’enfants trop intelligents les rÃduisait à ne parler que le langage de la froide raison, c’Ãtait avec une docilità parfaite que Julien la regardant avec des yeux Ãtincelants d’amour, Ãcoutait ses explications du monde comme il va. Souvent, au milieu du rÃcit de quelque friponnerie savante, à l’occasion d’un chemin ou d’une fourniture qui Ãtonnait son esprit, l’attention de Mme de Rà nal s’Ãgarait tout à coup jusqu’au dÃlire; Julien avait besoin de la gronder, elle se permettait avec lui les mà mes gestes intimes qu’avec ses enfants. C’est qu’il y avait des jours oó elle avait l’illusion de l’aimer comme son enfant. Sans cesse n’avait-elle pas à rÃpondre à ses questions naãves sur mille choses simples qu’un enfant bien nà n’ignore pas à quinze ans? Un instant apräs, elle l’admirait comme son maÃ¥tre. Son gÃnie allait jusqu’à l’effrayer; elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour, le grand homme futur dans ce jeune abbÃ. Elle le voyait pape, elle le voyait premier ministre comme Richelieu. – Vivrai-je assez pour te voir dans ta gloire? disait-elle à Julien; la place est faite pour un grand homme; la monarchie, la religion en ont besoin. CHAPITRE XVIII UN ROI A VERRIERES N’à tes-vous bons qu’à jeter là comme un cadavre de peuple, sans Ãme, et dont les veines n’ont plus de sang? Discours de l’Evà que, à la chapelle de Saint-ClÃment. Le 3 septembre à dix heures du soir, un gendarme rÃveilla tout Verriäres en montant la grande rue au galop; il apportait la nouvelle que Sa majestà le roi de *** arrivait le dimanche suivant, et l’on Ãtait au mardi. Le prÃfet autorisait, c’est-Ã-dire demandait la formation d’une garde d’honneur; il fallait dÃployer toute la pompe possible. Une estafette fut expÃdiÃe à Vergy. M. de Rà nal arriva dans la nuit et trouva toute la ville en Ãmoi. Chacun avait ses prÃtentions; les moins affairÃs louaient des balcons pour voir l’entrÃe du roi. Qui commandera la garde d’honneur? M. de Rà nal vit tout de suite combien il importait, dans l’intÃrà t des maisons sujettes à reculer, que M. de Moirod eñt ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la place de premier adjoint. Il n’y avait rien à dire à la dÃvotion de M. de Moirod, elle Ãtait au-dessus de toute comparaison, mais jamais il n’avait montà à cheval. C’Ãtait un homme de trente-six ans, timide de toutes les faáons, et qui craignait Ãgalement les chutes et le ridicule. Le maire le fit appeler däs les cinq heures du matin. – Vous voyez, monsieur, que je rÃclame vos avis comme si dÃjà vous occupiez le poste auquel tous les honnà tes gens vous portent. Dans cette malheureuse ville, les manufactures prospärent, le parti libÃral devient millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des armes de tout. Consultons l’intÃrà t du roi, celui de la monarchie, et avant tout l’intÃrà t de notre sainte religion. A qui pensez-vous monsieur, que l’on puisse confier le commandement dà la garde d’honneur? Malgrà la peur horrible que lui faisait le cheval, M. de Moirod finit par accepter cet honneur comme un martyre. – Je saurai prendre un ton convenable, dit-il au maire. A peine restait-il le temps de faire arranger les uniformes, qui sept ans auparavant, avaient servi lors du passage d’un prince du sang. A sept heures Mme de Rà nal arriva de Vergy avec Julien et les enfants. Elle trouva son salon rempli de dames libÃrales qui prà chaient l’union des partis, et venaient la supplier d engager son mari à accorder une place aux leurs dans la garde d’honneur. L’une d’elles prÃtendait que si son mari n’Ãtait pas Ãlu; de chagrin il ferait banqueroute. Mme de Rà nal renvoya bien vite tout ce monde, elle paraissait fort occupÃe. Julien fut Ãtonnà et encore plus fÃchà qu’elle lui fit un mystäre de ce qui l’agitait.”Je l’avais prÃvu, se disait-il avec amertume, son amour s’Ãclipse devant le bonheur de recevoir un roi dans sa maison. Tout ce tapage l’Ãblouit. Elle m’aimera de nouveau quand les idÃes de sa caste ne lui troubleront plus la cervelle.” Chose Ãtonnante, il l’en aima davantage. Les tapissiers commenáaient à remplir la maison, il Ãpia longtemps en vain l’occasion de lui dire un mot. Enfin il la trouva qui sortait de sa chambre à lui Julien emportant un de ses habits. Ils Ãtaient seuls. Il voulut lui parler. Elle s’enfuit en refusant de l’Ãcouter.”Je suis bien sot d’aimer une telle femme, l’ambition la rend aussi folle que son mari.” Elle l’Ãtait davantage: un de ses grands dÃsirs qu’elle n’avait jamais avouà à Julien de peur de le choquer, Ãtait de le voir quitter, ne fñt-ce que pour un jour, son triste habit noir. Avec une adresse vraiment admirable, chez une femme si naturelle, elle obtint d’abord de M. de Moirod, et ensuite de M. le sous-prÃfet de Maugiron, que Julien serait nommà garde d’honneur de prÃfÃrence à cinq ou six jeunes gens, fils de fabricants fort aisÃs, et dont deux au moins Ãtaient d’une exemplaire piÃtÃ. M. Valenod qui comptait prà ter sa caläche aux plus jolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux Normands, consentit à donner un de ses chevaux à Julien, l’à tre qu’il haãssait le plus. Mais tous les gardes d’honneur avaient à eux ou d’emprunt quelqu’un de ces beaux habits bleu de ciel avec deux Ãpaulettes de colonel en argent, qui avaient brillà sept ans auparavant. Mme Rà nal voulait un habit neuf. et il ne lui restait que quatre jours pour envoyer à Besanáon, et en faire revenir l’habit d’uniforme, les armes, le chapeau, etc., tout ce qui fait un garde d’honneur. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’elle trouvait imprudent de faire faire l’habit de Julien à Verriäres. Elle voulait le surprendre, lui et la ville. Le travail des gardes d’honneur et de l’esprit public terminÃ, le maire eut à s’occuper d’une grande cÃrÃmonie religieuse, le roi de *** ne voulait pas passer Ã` Verriäres sans visiter la fameuse relique de saint ClÃment que l’on conserve à Bray-le-Haut, à une petite lieue de la ville. On dÃsirait un clergà nombreux, ce fut l’affaire la plus difficile à arranger; M. Maslon, le nouveau curÃ, voulait à tout prix Ãviter la prÃsence de M. ChÃlan. En vain M. de Rà nal lui reprÃsentait qu’il y aurait imprudence. M. le marquis de La Mole, dont les ancà tres ont Ãtà si longtemps gouverneurs de la province, avait Ãtà dÃsignà pour accompagner le roi de ***. Il connaissait depuis trente ans l’abbà ChÃlan. Il demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant à Verriäres, et s’il le trouvait disgraciÃ, il Ãtait homme à aller le chercher dans la petite maison oó il s’Ãtait retirÃ, accompagnà de tout le cortäge dont il pourrait disposer. Quel soufflet! – Je suis dÃshonorà ici et à Besanáon, rÃpondait l’abbà Maslon, s’il paraÃ¥t dans mon clergÃ. Un jansÃniste, grand Dieu! – Quoi que vous en puissiez dire mon cher abbÃ, rÃpliquait M. de Rà nal, je n’exposerai pas l’administration de Verriäres à recevoir un affront de M. de La Mole. Vous ne le connaissez pas, il pense bien à la cour; mais ici, en province, c’est un mauvais plaisant satirique, moqueur, ne cherchant qu’à embarrasser les gens. Il est capable, uniquement pour s’amuser, de nous couvrir de ridicule aux yeux des libÃraux. Ce ne fut que dans la nuit du samedi au dimanche, apräs trois jours de pourparlers, que l’orgueil de l’abbà Maslon plia devant la peur du maire qui se changeait en courage. Il fallut Ãcrire une lettre mielleuse à l’abbà ChÃlan, pour le prier d’assister à la cÃrÃmonie de la relique de Bray-le-Haut, si toutefois son grand Ãge et ses infirmitÃs le lui permettaient. M. ChÃlan demanda et obtint une lettre d’invitation pour Julien qui devait l’accompagner en qualità de sous-diacre. Däs le matin du dimanche, des milliers de paysans arrivant des montagnes voisines inondärent les rues de Verriäres. Il faisait le plus beau soleil. Enfin, vers les trois heures, toute cette foule fut agitÃe; on apercevait un grand feu sur un rocher à deux lieues de Verriäres. Ce signal annonáait que le roi venait d’entrer sur le territoire du dÃpartement. Aussitìt le son de toutes les cloches, et les dÃcharges rÃpÃtÃes d’un vieux canon espagnol appartenant à la ville, marquärent sa joie de ce grand ÃvÃnement. La moitià de la population monta sur les toits. Toutes les femmes Ãtaient aux balcons. La garde d’honneur se mit en mouvement. On admirait les brillants uniformes, chacun reconnaissait un parent, un ami. On se moquait de la peur de M. de Moirod, dont à chaque instant la main prudente Ãtait prà te à saisir l’aráon de sa selle. Mais une remarque fit oublier toutes les autres: le premier cavalier de la neuviäme file Ãtait un fort joli garáon, träs mince, que d’abord on ne reconnut pas. Bientìt un cri d’indignation chez les uns, chez d’autres le silence de l’Ãtonnement annoncärent une sensation gÃnÃrale. On reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux normands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n’y eut qu’un cri contre le maire, surtout parmi les libÃraux. Quoi, parce que ce petit ouvrier doguisà en abbà Ãtait prÃcepteur de ses marmots, il avait l’audace de le nommer garde d’honneur, au prÃjudice de messieurs tels et tels, riches fabricants! – Ces Messieurs, disait une dame banquiäre, devraient bien faire une avanie à ce petit insolent, nà dans la crotte. – Il est sournois et porte un sabre, rÃpondait le voisin, il serait assez traÃ¥tre pour leur couper la figure. Les propos de la sociÃtà noble Ãtaient plus dangereux. Les dames se demandaient si c’Ãtait du maire tout seul que provenait cette haute inconvenance. En gÃnÃral on rendait justice à son mÃpris pour le dÃfaut de naissance. Pendant qu’il Ãtait l’occasion de tant de propos, Julien Ãtait le plus heureux des hommes. Naturellement hardi il se tenait mieux à cheval que la plupart des jeunes gens de cette ville de montagne. Il voyait dans les yeux des femmes qu’il Ãtait question de lui. Ses Ãpaulettes Ãtaient plus brillantes, parce qu’elles Ãtaient neuves. Son cheval se cabrait à chaque instant, il Ãtait au comble de la joie. Son bonheur n’eut plus de bornes, lorsque, passant präs du vieux rempart le bruit de la petite piäce de canon fit sauter son cheval hors du rang. Par un grand hasard, il ne tomba pas; de ce moment il se sentit un hÃros. Il Ãtait officier d’ordonnance de NapolÃon et chargeait une batterie. Une personne Ãtait plus heureuse que lui. D’abord elle l’avait vu passer d’une des croisÃes de l’hìtel de ville; montant ensuite en caläche et faisant rapidement un grand dÃtour, elle arriva à temps pour frÃmir, quand son cheval l’emporta hors du rang. Enfin, sa caläche sortant au grand galop par une autre porte de la ville, elle parvint à rejoindre la route par oó le roi devait passer, et put suivre la garde d’honneur à vingt pas de distance, au milieu d’une noble poussiäre. Dix mille paysans criärent: Vive le roi, quand le maire eut l’honneur de haranguer Sa MajestÃ. Une heure apräs, lorsque, tous les discours ÃcoutÃs, le roi allait entrer dans la ville, la petite piäce de canon se remit à tirer à coups prÃcipitÃs. Mais un accident s’ensuivit, non pour les canonniers qui avaient fait leurs preuves à Leipzig et à Montmirail mais pour le futur premier adjoint, M. de Moirod. Son cheval le dÃposa mollement dans l’unique bourbier qui fñt sur la grande route, ce qui fit esclandre, parce qu’il fallut le tirer de là pour que la voiture du roi put passer. Sa Majestà descendit à la belle Ãglise neuve qui ce jour-là Ãtait parÃe de tous ses rideaux cramoisis. Le roi devait dÃ¥ner, et aussitìt apräs remonter en voiture pour aller vÃnÃrer la relique de saint ClÃment. A peine le roi fut-il à l’Ãglise, que Julien galopa vers la maison de M. de Rà nal. LÃ, il quitta en soupirant son bel habit bleu de ciel, son sabre, ses Ãpaulettes, pour reprendre le petit habit noir rÃpÃ. Il remonta à cheval, et en quelques instants fut à Bray-le-Haut qui occupe le sommet d’une fort belle colline.”L’enthousiasme multiplie ces paysans pensa Julien. On ne peut se remuer à Verriäres, et en voici plus de dix mille autour de cette antique abbaye.”A moitià ruinÃe par le vandalisme rÃvolutionnaire, elle avait Ãtà magnifiquement rÃtablie depuis la Restauration, et l’on commenáait à parler de miracles. Julien rejoignit l’abbà ChÃlan qui le gronda fort et lui remit une soutane et un surplis. Il s’habilla rapidement et suivit M. ChÃlan qui se rendait aupräs du jeune Ãvoque d’Agde. C’Ãtait un neveu de M. de La Mole, rÃcemment nommÃ, et qui avait Ãtà chargà de montrer la relique au roi. Mais l’on ne put trouver cet Ãvà que. Le clergà s’impatientait. Il attendait son chef dans le cloÃ¥tre sombre et gothique de l’ancienne abbaye. On avait rÃuni vingt-quatre curÃs pour figurer l’ancien chapitre de Bray-le-Haut, composà avant 1789 de vingt-quatre chanoines. Apräs avoir dÃplorà pendant trois quarts d’heure la jeunesse de l’Ãvà que, les curÃs pensärent qu’il Ãtait convenable que M. le Doyen se retirÃt vers Monseigneur pour l’avertir que le roi allait arriver, et qu’il Ãtait instant de se rendre au choeur. Le grand Ãge de M. ChÃlan l’avait fait doyen, malgrà l’humeur qu’il tÃmoignait à Julien, il lui fit signe de le suivre. Julien portait fort bien son surplis. Au moyen de je ne sais quel procÃdà de toilette ecclÃsiastique, il avait rendu ses beaux cheveux bouclÃs träs plats; mais, par un oubli qui redoubla la coläre de M. ChÃlan, sous les longs plis de sa soutane on pouvait apercevoir les Ãperons du garde d’honneur. ArrivÃs à l’appartement de l’Ãvà que, de grands laquais bien chamarrÃs daignärent à peine rÃpondre au vieux curà que Monseigneur n’Ãtait pas visible. On se moqua de lui quand il voulut expliquer qu’en sa qualità de doyen du chapitre noble de Bray-le-Haut, il avait le priviläge d’à tre admis en tout temps aupräs de l’Ãvoque officiant. L’humeur hautaine de Julien fut choquÃe de l’insolence des laquais. Il se mit à parcourir Tes dortoirs de l’antique abbaye, secouant toutes les portes qu’il rencontrait. Une fort petite cÃda à ses efforts, et il se trouva dans une cellule au milieu des valets de chambre de Monseigneur, en habit noir et la chaÃ¥ne au cou. A son air pressÃ, ces messieurs le crurent mandà par l’Ãvà que et le laissärent passer. Il fit quelques pas et se trouva dans une immense salle gothique extrà mement sombre, et toute lambrissÃe de chà ne noir; à l’exception d’une seule, les fenà tres en ogive avaient Ãtà murÃes avec des briques. La grossiäretà de cette maáonnerie n’Ãtait dÃguisÃe par rien, et faisait un triste contraste avec l’antique magnificence de la boiserie. Les deux grands cìtÃs de cette salle cÃläbre parmi les antiquaires bourguignons et que le duc Charles le TÃmÃraire avait fait bÃtir vers 1470 en expiation de quelque pÃchÃ, Ãtaient garnis de stalles de bois richement sculptÃes. On v voyait, figurÃs en bois de diffÃrentes couleurs, tous les mystäres de l’Apocalypse. Cette magnificence mÃlancolique, dÃgradÃe par la vue des briques nues et du plÃtre encore tout blanc, toucha Julien. Il s’arrà ta en silence. A l’autre extrÃmità de la salle, präs de l’unique fenà tre par laquelle le jour pÃnÃtrait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune homme, en robe violette et en surplis de dentelle, mais la tà te nue, Ãtait arrà tà à trois pas de la glace. Ce meuble semblait Ãtrange en un tel lieu, et, sans doute, y avait Ãtà apportà de la ville. Julien trouva que le jeune homme avait l’air irritÃ; de la main droite, il donnait gravement des bÃnÃdictions du cìtà du miroir. “Que peut signifier ceci, pensa-t-il? est-ce une cÃrÃmonie prÃparatoire qu’accomplit cc jeune prà tre? C’est peut-à tre le secrÃtaire de l’Ãvà que… il sera insolent comme les laquais… ma foi, n’importe, essayons.” Il avanáa et parcourut assez lentement la longueur de la salle, toujours la vue fixÃe vers l’unique fenà tre, et regardant ce jeune homme qui continuait à donner des bÃnÃdictions exÃcutÃes lentement mais en nombre infini, et sans se reposer un instant. A mesure qu’il approchait, il distinguait mieux son air fÃchÃ. La richesse du surplis garni de dentelles arrà ta involontairement Julien à quelques pas du magnifique miroir. “Il est de mon devoir de parler”, se dit-il enfin; mais la beautà de la salle l’avait Ãmu, et il Ãtait froissà d’avance des mots durs qu’on allait lui adresser. Le jeune homme le vit dans la psychÃ, se retourna, et quittant subitement l’air fÃchÃ, lu dit du ton le plus doux: – Hà bien! Monsieur, est-elle enfin arrangÃe? Julien resta stupÃfait. Comme ce jeune homme se tournait vers lui, Julien vit la croix pectorale sur sa poitrine: c’Ãtait l’Ãvà que d’Agde. Si jeune, pensa Julien; tout au plus six ou huit ans de plus que moi!… Et il eut honte de ses Ãperons. – Monseigneur, rÃpondit-il timidement, je suis envoyà par le doyen du chapitre, M. ChÃlan. – Ah! il m’est fort recommandÃ, dit l’Ãvà que d’un ton poli qui redoubla l’enchantement de Julien. Mais je vous demande pardon, Monsieur, je vous prenais pour la personne qui doit me rapporter ma mitre. On l’a mal emballÃe à Paris; la toile d’argent est horriblement gÃtÃe vers le haut. Cela fera le plus vilain effet, ajouta le jeune Ãvà que d’un air triste, et encore on me fait attendre! – Monseigneur, je vais chercher la mitre, si Votre Grandeur le permet. Les beaux yeux de Julien firent leur effet. – Allez, Monsieur, rÃpondit l’Ãvà que avec une politesse charmante; il me la faut sur-le-champ. Je suis dÃsolà de faire attendre messieurs du chapitre. Quand Julien fut arrivà au milieu de la salle il se retourna vers l’Ãvà que et le vit qui s’Ãtait remis à donner des bÃnÃdictions.”Qu’est-ce que cela peut à tre? se demanda Julien, sans doute c’est une prÃparation ecclÃsiastique nÃcessaire à la cÃrÃmonie qui va avoir lieu.”Comme il arrivait dans la cellule oó se tenaient les valets de chambre, il vit la mitre entre leurs mains. Ces messieurs, cÃdant malgrà eux au regard impÃrieux de Julien, lui remirent la mitre de Monseigneur. Il se sentit fier de la porter: en traversant la salle, il marchait lentement; il la tenait avec respect. Il trouva l’Ãvà que assis devant la glace; mais, de temps à autre, sa main droite, quoique fatiguÃe, donnait encore la bÃnÃdiction. Julien l’aida à placer sa mitre. L’Ãvoque secoua la tà te. – Ah! elle tiendra, dit-il à Julien d’un air content. Voulez-vous vous Ãloigner un peu? Alors l’Ãvà que alla fort vite au milieu de la piäce, puis se rapprochant du miroir à pas lents, il reprit l’air fÃchÃ, et donnait gravement des bÃnÃdictions. Julien Ãtait immobile d’Ãtonnement; il Ãtait tentà de comprendre, mais n’osait pas. L’Ãvà que s’arrà ta, et le regardant avec un air qui perdait rapidement de sa gravitÃ: – Que dites-vous de ma mitre, Monsieur, va-t-elle bien? – Fort bien, Monseigneur. – Elle n’est pas trop en arriäre? cela aurait l’air un peu niais; mais il ne faut pas non plus la porter baissÃe sur les yeux comme un shako d’officier. – Elle me semble aller fort bien – Le roi de *** est accoutumà à un clergà vÃnÃrable et sans doute fort grave. Je ne voudrais pas, à cause de mon Ãge surtout, avoir l’air trop lÃger. Et l’Ãvà que se mit de nouveau à marcher en donnant des bÃnÃdictions. “C’est clair, dit Julien, osant enfin comprendre, il s’exerce à donner la bÃnÃdiction.” Apräs quelques instants: – Je suis prà t, dit l’Ãvoque. Allez, monsieur, avertir M. le doyen et messieurs du chapitre. Bientìt M. ChÃlan suivi des deux curÃs les plus ÃgÃs, entra par une fort grande porte magnifiquement sculptÃe, et que Julien n’avait pas aperáue. Mais cette fois, il resta à son rang le dernier de tous, et ne put voir l’Ãvà que que par-dessus les Ãpaules des ecclÃsiastiques qui se pressaient en foule à cette porte. L’Ãvà que traversait lentement la salle; lorsqu’il fut arrivà sur le seuil, les curÃs se formärent en procession. Apräs un petit moment de dÃsordre, la procession commenáa à marcher en entonnant un psaume. L’Ãvà que s’avanáait le dernier entre M. ChÃlan et un autre curà fort vieux. Julien se glissa tout à fait präs de Monseigneur, comme attachà à l’abbà ChÃlan. On suivit les longs corridors de l’abbaye de Bray-le-Haut; malgrà le soleil Ãclatant, ils Ãtaient sombres et humides. On arriva enfin au portique du cloÃ¥tre. Julien Ãtait stupÃfait d’admiration pour une si belle cÃrÃmonie. L’ambition rÃveillÃe par le jeune Ãge de l’Ãvà que, la sensibilità et la politesse exquise de ce prÃlat se disputaient son coeur. Cette politesse Ãtait bien autre chose que celle de M. de Rà nal, mà me dans ses bons jours.”Plus on s’Ãläve vers le premier rang de la sociÃtÃ, se dit Julien, plus on trouve de ces maniäres charmantes.” On entrait dans l’Ãglise par une porte latÃrale; tout à coup un bruit Ãpouvantable fit retentir ses voñtes antiques Julien crut qu’elles s’Ãcroulaient. C’Ãtait encore la petite piäce de canon; traÃ¥nÃe par huit chevaux au galop, elle venait d’arriver; et à peine arrivÃe, mise en batterie par les canonniers de Leipzig, elle tirait cinq coups par minute, comme si les Prussiens eussent Ãtà devant elle. Mais ce bruit admirable ne fit plus d’effet sur Julien, il ne songeait plus à NapolÃon et à la gloire militaire.”Si jeune, pensait-il, à tre Ãvà que d’Agde! mais oó est Agde’? et combien cela rapporte-t-il? deux ou trois cent mille francs peut-à tre.” Les laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique; M. ChÃlan prit l’un des bÃtons, mais dans le fait ce fut Julien qui le porta. L’Ãvà que se plaáa dessous. RÃellement il Ãtait parvenu à se donner l’air vieux l’admiration de notre hÃros n’eut plus de bornes.”Que ne fait-on pas avec de l’adresse?”pensa-t-il. Le roi entra. Julien eut le bonheur de le voir de träs präs. L’Ãvà que le harangua avec onction, et sans oublier une petite nuance de trouble fort poli pour Sa MajestÃ. Nous ne rÃpÃterons point la description des cÃrÃmonies de Bray-le-Haut; pendant quinze jours, elles ont rempli les colonnes de tous les journaux du dÃpartement. Julien apprit par le discours de l’Ãvà que, que le roi descendait de Charles le TÃmÃraire. Plus tard il entra dans les fonctions de Julien de vÃrifier les comptes de ce qu’avait coñtà cette cÃrÃmonie. M. de La Mole, qui avait fait avoir un Ãvà chà à son neveu, avait voulu lui faire la galanterie de se charger de tous les frais. La seule cÃrÃmonie de Bray-le-Haut coñta trois mille huit cents francs. Apräs le discours de l’Ãvà que et la rÃponse du roi, Sa Majestà se plaáa sous le dais, ensuite elle s’agenouilla fort dÃvotement sur un coussin präs de l’autel. Le choeur Ãtait environnà de stalles, et les stalles ÃlevÃes de deux marches sur le pavÃ. C’Ãtait sur la derniäre de ces marches que Julien Ãtait assis aux pieds de M. ChÃlan, à peu präs comme un caudataire präs de son cardinal, à la chapelle Sixtine, à Rome. Il y eut un Te Deum, des flots d’encens des dÃcharges infinies de mousqueterie et d’artillerie; les paysans Ãtaient ivres de bonheur et de piÃtÃ. Une telle journÃe dÃfait l’ouvrage de cent numÃros des journaux jacobins. Julien Ãtait à six pas du roi, qui rÃellement priait avec abandon. Il remarqua, pour la premiäre fois, un petit homme au regard spirituel et qui portait un habit presque sans broderies. Mais il avait un cordon bleu de ciel par-dessus cet habit fort simple. Il Ãtait plus präs du roi que beaucoup d’autres seigneurs, dont les habits Ãtaient tellement brodÃs d’or, que, suivant l’expression de Julien, on ne voyait pas le drap. Il apprit quelques moments apräs, que c’Ãtait M. de La Mole. Il lui trouva l’air hautain et mà me insolent. “Cc marquis ne serait pas poli comme mon joli Ãvà que, pensa-t-il. Ah! l’Ãtat ecclÃsiastique rend doux et sage. Mais le roi est venu pour vÃnÃrer la relique, et je ne vois point de relique. Oó sera saint ClÃment?” Un petit clerc, son voisin, lui apprit que la vÃnÃrable relique Ãtait dans le haut de l’Ãdifice, dans une chapelle ardente. “Qu’est-ce qu’une chapelle ardente?”se dit Julien. Mais il ne voulut pas demander l’explication de ce mot. Son attention redoubla. En cas de visite d’un prince souverain l’Ãtiquette veut que les chanoines n’accompagnent pas l’Ãvà que. Mais en se mettant en marche pour la chapelle ardente, monseigneur d’Agde appela l’abbà ChÃlan; Julien osa le suivre. Apräs avoir montà un long escalier, on parvint à une porte extrà mement petite, mais dont le chambranle gothique Ãtait dorà avec magnificence. Cet ouvrage avait l’air fait de la veille. Devant la porte, Ãtaient rÃunies à genoux vingt-quatre jeunes filles, appartenant aux familles les plus distinguÃes de Verriäres. Avant d’ouvrir la porte, l’Ãvà que se mit à genoux au milieu de ces jeunes filles toutes jolies. Pendant qu’il priait à haute voix, elles semblaient ne pouvoir assez admirer ses belles dentelles, sa bonne grÃce, sa figure si jeune et si douce. Ce spectacle fit perdre à notre hÃros ce qui lui restait de raison. En cet instant, il se fñt battu pour l’Inquisition, et de bonne foi. La porte s’ouvrit tout à coup. La petite chapelle parut comme embrasÃe de lumiäre. On apercevait sur l’autel plus de mille cierges divisÃs en huit rangs, sÃparÃs entre eux par des bouquets de fleurs. L’odeur suave de l’encens le plus pur sortait en tourbillon de la porte du sanctuaire. La chapelle dorÃe à neuf Ãtait fort petite, mais träs ÃlevÃe. Julien remarqua qu’il y avait sur l’autel des cierges qui avaient plus de quinze pieds de haut. Les jeunes filles ne purent retenir un cri d’admiration. On n’avait admis dans le petit vestibule de la chapelle que les vingt-quatre jeunes filles, les deux curÃs et Julien. Bientìt le roi arriva, suivi du seul M. de La Mole et de son grand chambellan. Les gardes eux-mà mes restärent en dehors, à genoux, et prÃsentant les armes. Sa Majestà se prÃcipita plutìt qu’elle ne se jeta sur le prie-Dieu. Ce fut alors seulement que Julien, collà contre la porte dorÃe, aperáut, par-dessous le bras nu d’une jeune fille, la charmante statue de saint ClÃment. Il Ãtait cachà sous l’autel, en costume de jeune soldat romain. Il avait au cou une large blessure d’oó le sang semblait couler. L’artiste s’Ãtait surpassà ses yeux mourants, mais pleins de grÃce, Ãtaient à demi fermÃs. Une moustache naissante ornait cette bouche charmante, qui à demi fermÃe avait encore l’air de prier. A cette vue, la jeune fille voisine de Julien pleura à chaudes larmes; une de ses larmes tomba sur la main de Julien Apräs un instant de priäres dans le plus profond silence, troublà seulement par le son lointain des cloches de tous les villages à dix lieues à la ronde, l’Ãvà que d’Agde demanda au roi la permission de parler. Il finit un petit discours fort touchant par des paroles simples, mais dont l’effet n’en Ãtait que mieux assurÃ. – N’oubliez jamais, jeunes chrÃtiennes, que vous avez vu l’un des plus grands rois de la terre à genoux devant les serviteurs de ce Dieu tout-puissant et terrible. Ces serviteurs faibles, persÃcutÃs assassinÃs sur la terre comme vous le voyez par la blessure encore sanglante dà saint ClÃment, ils triomphent au ciel. N’est-ce pas, jeunes chrÃtiennes, vous vous souviendrez à jamais de ce jour? vous dÃtesterez l’impie. A jamais vous serez fidäles à ce Dieu si grand, si terrible, mais si bon. A ces mots l’Ãvà que se leva avec autoritÃ. – Vous me le promettez, dit-il, en avanáant le bras, d’un air inspirÃ. – Nous le promettons, dirent les jeunes filles, en fondant en larmes. – Je reáois votre promesse, au nom du Dieu terrible ajouta l’Ãvoque, d’une voix tonnante. Et la cÃrÃmonie fut terminÃe. Le roi lui-mà me pleurait. Ce ne fut que longtemps apräs que Julien eut assez de sang-froid pour demander oó Ãtaient les os du saint envoyÃs de Rome à Philippe le Bon, duc de Bourgogne. On lui apprit qu’ils Ãtaient cachÃs dans la charmante figure de cire. Sa Majestà daigna permettre aux demoiselles qui l’avaient accompagnÃe dans la chapelle de porter un ruban rouge sur lequel Ãtaient brodÃs ces mots: HAINE A L’IMPIE, ADORATION PERPETUELLE. M. de La Mole fit distribuer aux paysans dix mille bouteilles de vin. Le soir, à Verriäres, les libÃraux trouvärent une raison pour illuminer cent fois mieux que les royalistes. Avant de partir, le roi fit une visite à M. de Moirod. CHAPITRE XIX PENSER FAIT SOUFFRIR Le grotesque des ÃvÃnements de tous les jours vous cache le vrai malheur des passions. BARNAVE. En replaáant les meubles ordinaires dans la chambre qu’avait occupÃe M. de La Mole, Julien trouva une feuille de papier träs fort, pliÃe en quatre. Il lut au bas de la premiäre page: A.S.E.M. le marquis de La Mole, pair de France, chevalier des ordres du roi, etc., etc. C’Ãtait une pÃtition en grosse Ãcriture de cuisiniäre. “Monsieur le marquis, “J’ai eu toute ma vie des principes religieux. J’Ãtais dans Lyon, exposà aux bombes, lors du siäge, en 93, d’exÃcrable mÃmoire. Je communie, je vais tous les dimanches à la messe en l’Ãglise paroissiale. Je n’ai jamais manquà au devoir pascal, mà me en 93, d’exÃcrable mÃmoire. Ma cuisiniäre, avant la RÃvolution j’avais des gens, ma cuisiniäre fait maigre le vendredi. Je jouis dans Verriäres d’une considÃration gÃnÃrale, et j’ose dire mÃritÃe. Je marche sous le dais dans les processions à cìtà de M. le curà et de M. le maire. Je porte, dans les grandes occasions, un gros cierge achetà à mes frais. De tout quoi les certificats sont à Paris au ministäre des Finances. Je demande à Monsieur le marquis le bureau de loterie de Verriäres, qui ne peut manquer d’à tre bientìt vacant d’une maniäre ou d’une autre, le titulaire Ãtant fort malade, et d’ailleurs votant mal aux Ãlections; etc. “DE CHOLIN.” En marge de cette pÃtition Ãtait une apostille signÃe De Moirod, et qui commenáait par cette ligne: “J’ai eu l’honneur de parler yert du bon sujet qui fait cette demande, etc.” “Ainsi, mà me cet imbÃcile de Cholin me montre le chemin qu’il faut suivre”, se dit Julien. Huit jours apräs le passage du roi de *** à Verriäres ce qui surnageait des innombrables mensonges, sottes interprÃtations, discussions ridicules, etc., etc. dont avaient Ãtà l’objet, successivement, le roi, l’Ãvà que d’Agde, le marquis de La Mole, les dix mille bouteilles de vin, le pauvre tombà de Moirod, qui dans l’espoir d’une croix, ne sortit de chez lui qu’un mois apräs sa chute, ce fut l’indÃcence extrà me d’avoir bombardà dans la garde d’honneur Julien Sorel, fils d’un charpentier. Il Fallait entendre, à ce sujet, les riches fabricants de toiles peintes, qui, soir et matin, s’enrouaient au cafÃ, à prà cher l’ÃgalitÃ. Cette femme hautaine, Mme de Rà nal, Ãtait l’auteur de cette abomination. La raison? les beaux yeux et les joues si fraÃ¥ches du petit abbà Sorel la disaient de reste. Peu apräs le retour à Vergy, Stanislas-Xavier, le plus jeune des enfants, prit la fiävre; tout à coup Mme de Rà nal tomba dans des remords affreux. Pour la premiäre fois, elle se reprocha son amour d’une faáon suivie, elle sembla comprendre, comme par miracle, dans quelle faute Ãnorme elle s’Ãtait laissà entraÃ¥ner. Quoique d’un caractäre profondÃment religieux, jusqu’à ce moment elle n’avait pas songà à la grandeur de son crime aux yeux de Dieu. Jadis, au couvent du SacrÃ-Coeur elle avait aimà Dieu avec passion; elle le craignit de mà me en cette circonstance. Les combats qui dÃchiraient son Ãme Ãtaient d’autant plus affreux qu’il n’y avait rien de raisonnable dans sa peur. Julien Ãprouva que le moindre raisonnement l’irritait, loin de la calmer, elle y voyait le langage de l’enfer. Cependant, comme Julien aimait beaucoup lui-mà me le petit Stanislas, il Ãtait mieux venu à lui parler de sa maladie: elle prit bientìt un caractäre grave. Alors le remords continu ìta à Mme de Rà nal jusqu’à la facultà de dormir; elle ne sortait point d’un silence farouche: si elle eñt ouvert la bouche, c’eñt Ãtà pour avouer son crime à Dieu et aux hommes. – Je vous en conjure, lui disait Julien däs qu’ils se trouvaient seuls, ne parlez à personne que je sois le seul confident de vos peines. Si vous m’aimez encore, ne parlez pas: vos paroles ne peuvent ìter la fiävre à notre Stanislas. Mais ses consolations ne produisaient aucun effet; il ne savait pas que Mme de Rà nal s’Ãtait mis dans la tà te que pour apaiser la coläre du Dieu jaloux, il fallait haãr Julien ou voir mourir son fils. C’Ãtait Farce qu’elle sentait qu’elle ne pouvait haãr son amant qu’elle Ãtait si malheureuse. – Fuyez-moi dit-elle un jour à Julien au nom de Dieu, quittez cette maison: c’est votre prÃsence ici qui tue mon fils. “Dieu me punit, ajouta-t-elle à voix basse, il est juste j’adore son ÃquitÃ, mon crime est affreux et je vivais sans remords! C’Ãtait le premier signe de l’abandon de Dieu: je dois à tre punie doublement.” Julien fut profondÃment touchÃ. Il ne pouvait voir là ni hypocrisie ni exagÃration.”Elle croit tuer son fils en m’aimant, et cependant la malheureuse m’aime plus que son fils. VoilÃ, je n’en puis douter, le remords qui la tue; voilà de la grandeur dans les sentiments. Mais comment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal ÃlevÃ, si ignorant, quelquefois si grossier dans mes faáons?” Une nuit, l’enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de Rà nal vint le voir. L’enfant, dÃvorà par la fiävre, Ãtait fort rouge et ne put reconnaÃ¥tre son päre. Tout à coup Mme de Rà nal se jeta aux pieds de son mari: Julien vit qu’elle allait tout dire et se perdre à jamais. Par bonheur, ce mouvement singulier importuna M. de Rà nal. – Adieu! adieu! dit-il en s’en allant. – Non, Ãcoute-moi, s’Ãcria sa femme à genoux devant lui, et cherchant à le retenir. Apprends toute la vÃritÃ. C’est moi qui tue mon fils. Je lui ai donnà la vie, et je la lui reprends. Le ciel me punit; aux yeux de Dieu, je suis coupable de meurtre. Il faut que je me perde et m’humilie moi-mà me: peut-à tre ce sacrifice apaisera le Seigneur. Si M. de Rà nal eñt Ãtà un homme d’imagination, il savait tout. – IdÃes romanesques, s’Ãcria-t-il en Ãloignant sa femme qui cherchait à embrasser ses genoux. IdÃes romanesques que tout cela! Julien, faites appeler le mÃdecin à la pointe du jour. Et il retourna se coucher. Mme de Rà nal tomba à genoux, à demi Ãvanouie, en repoussant avec un mouvement convulsif Julien qui voulait la secourir. Julien resta ÃtonnÃ. “Voilà donc l’adultäre! se dit-il. Serait-il possible que ces prà tres si fourbes… eussent raison? Eux qui commettent tant de pÃchÃs, auraient le priviläge de connaÃ¥tre la vraie thÃorie du pÃchÃ? Quelle bizarrerie!…” Depuis vingt minutes que M. de Rà nal s’Ãtait retirà Julien voyait la femme qu’il aimait, la tà te appuyÃe sur là petit lit de l’enfant, immobile et presque sans connaissance.”Voilà une femme d’un gÃnie supÃrieur, rÃduite au comble du malheur parce qu’elle m’a connu, se dit-il. “Les heures avancent rapidement. Que puis-je pour elle? Il faut se dÃcider. Il ne s’agit plus de moi ici. Que m’importent les hommes et leurs plates simagrÃes? Que puis-je pour elle?… la quitter? Mais je la laisse seule en proie à la plus affreuse douleur. Cet automate de mari lui nuit plus qu’il ne lui sert. Il lui dira quelque mot dur, à force d’à tre grossier; elle peut devenir folle, se jeter par la fenà tre. “Si je la laisse, si je cesse de veiller sur elle, elle lui avouera tout. Et que sait-on, peut-à tre, malgrà l’hÃritage qu’elle doit lui apporter, il fera un esclandre. Elle peut tout dire, grand dieu! à ce c…’ d’abbà Maslon, qui prend prÃtexte de la maladie d’un enfant de six ans, pour ne plus bouger de cette maison et non sans dessein. Dans sa douleur et sa crainte de Dieu, elle oublie tout ce qu’elle sait de l’homme; elle ne voit que le prà tre. – Va-t’en, lui dit tout à coup Mme de Rà nal, en ouvrant les yeux. – Je donnerais mille fois ma vie, pour savoir ce qui peut t’à tre le plus utile, rÃpondit Julien: jamais je ne t’ai tant aimÃe, mon cher ange, ou plutìt, de cet instant seulement, je commence à t’adorer comme tu mÃrites de l’à tre. Que deviendrai-je loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi! Mais qu’il ne soit pas question de mes souffrances. Je partirai oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton mari, tu lui dis tout, tu te perds. Songe que c’est avec ignominie qu’il te chassera de sa maison; tout Verriäres, tout Besanáon parleront de ce scandale. On te donnera tous les torts; jamais tu ne te reläveras de cette honte… – C’est ce que je demande, s’Ãcria-t-elle, en se levant debout. Je souffrirai, tant mieux. – Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur à lui! – Mais je m’humilie moi-mà me, je me jette dans la fange; et, par là peut-à tre, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux de tous, c’est peut-à tre une pÃnitence publique? Autant que ma faiblesse peut en juger, n’est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu?… Peut-à tre daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils. Indique-moi un autre sacrifice plus pÃnible, et j’y cours. – Laisse-moi me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux-tu que je me retire à la Trappe? L’austÃrità de cette vie peut apaiser ton Dieu… Ah! ciel! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas… – Ah! tu l’aimes, toi, dit Mme de Rà nal, en se relevant et se jetant dans ses bras. Au mà me instant, elle le repoussa avec horreur. – Je te crois! je te crois! continua-t-elle, apräs s’à tre remise à genoux; ì mon unique ami! ì pourquoi n’es-tu pas le päre de Stanislas? Alors ce ne serait pas un horrible pÃchà de t’aimer mieux que ton fils. – Veux-tu me permettre de rester, et que dÃsormais je ne t’aime que comme un fräre? C’est la seule expiation raisonnable elle peut apaiser la coläre du Träs-Haut. – Et moi, s’Ãcria-t-elle, en se levant et prenant la tà te de Julien entre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux à distance, et moi, t’aimerai-je comme un fräre? Est-il en mon pouvoir de t’aimer comme un fräre? Julien fondait en larmes. – Je t’obÃirai, dit-il, en tombant à ses pieds, je t’obÃirai quoi que tu m’ordonnes c’est tout ce qui me reste à faire. Mon esprit est frappà d’aveuglement; je ne vois aucun parti à prendre. Si je te quitte, tu dis tout à ton mari, tu te perds et lui avec. Jamais, apräs ce ridicule, il ne sera nommà dÃputÃ. Si je reste, tu me crois la cause de la mort de ton fils, et tu meurs de douleur. Veux-tu essayer de l’effet de mon dÃpart? Si tu veux, je vais me punir de notre faute, en te quittant pour huit jours. J’irai les passer dans la retraite oó tu voudras. A l’abbaye de Bray-le-Haut, par exemple: mais jure-moi pendant mon absence de ne rien avouer à ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu parles. Elle promit, il partit, mais fut rappelà au bout de deux jours – Il m’est impossible sans toi de tenir mon serment. Je parlerai à mon mari, si tu n’es pas là constamment pour m’ordonner par tes regards de me taire. Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une journÃe. Enfin le ciel eut pitià de cette märe malheureuse. Peu à peu Stanislas ne fut plus en danger. Mais la glace Ãtait brisÃe, sa raison avait connu l’Ãtendue de son pÃchÃ: elle ne put plus reprendre l’Ãquilibre. Les remords restärent et ils furent ce qu’ils devaient à tre dans un coeur si sincäre. Sa vie fut le ciel et l’enfer: l’enfer quand elle ne voyait pas Julien, le ciel quand elle Ãtait à ses pieds. – Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, mà me dans les moments oó elle osait se livrer à tout son amour: je suis damnÃe, irrÃsistiblement damnÃe. Tu es jeune, tu as cÃdà à mes sÃductions, le ciel peut te pardonner mais moi je suis damnÃe. Je le connais à un signe certain. J’ai peur: qui n’aurait pas peur devant la vue de l’enfer? Mais au fond, je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle Ãtait à commettre. Que le ciel seulement ne me punisse pas däs ce monde, et dans mes enfants, et j’aurai plus que je ne mÃrite. Mais toi, du moins, mon Julien, s’Ãcriait-elle dans d’autres moments, es-tu heureux? Trouves-tu que je t’aime assez? La mÃfiance et l’orgueil souffrant de Julien qui avait surtout besoin d’un amour à sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d’un sacrifice si grand, si indubitable et fait à chaque instant. Il adorait Mme de Rà nal.”Elle a beau à tre noble, et moi le fils d’un ouvrier, elle m’aime… Je ne suis pas aupräs d’elle un valet de chambre chargà des fonctions d’amant.”Cette crainte ÃloignÃe, Julien tomba dans toutes les folies de l’amour, dans ses incertitudes mortelles. – Au moins, s’Ãcriait-elle en voyant ses doutes sur son amour, que je te rende bien heureux pendant le peu de jours que nous avons à passer ensemble! HÃtons-nous; demain peut-à tre, je ne serai plus à toi. Si le ciel me frappe dans mes enfants, c’est en vain que je chercherai à ne vivre que pour t’aimer, à ne pas voir que c’est mon crime qui les tue. Je ne pourrai survivre à ce coup. Quand je le voudrais, je ne pourrais; je deviendrais folle. “Ah! si je pouvais prendre sur moi ton pÃchÃ, comme tu m’offrais si gÃnÃreusement de prendre la fiävre ardente de Stanislas! Cette grande crise morale changea la nature du sentiment qui unissait Julien à sa maÃ¥tresse. Son amour ne fut plus seulement de l’admiration pour la beautÃ, l’orgueil de la possÃder. Leur bonheur Ãtait dÃsormais d’une nature bien supÃrieure, la flamme qui les dÃvorait fut plus intense. Ils avaient des transports pleins de folie. Leur bonheur eñt paru plus grand aux yeux du monde. Mais ils ne retrouvärent plus la sÃrÃnità dÃlicieuse, la fÃlicità sans nuages le bonheur facile des premiäres Ãpoques de leurs amours, quand la seule crainte de Mme de Rà nal Ãtait de n’à tre pas assez aimÃe de Julien. Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du crime. Dans les moments les plus heureux et en apparence les plus tranquilles: – Ah! grand Dieu! je vois l’enfer, s’Ãcriait tout à coup Mme de Rà nal, en serrant la main de Julien d’un mouvement convulsif. Quels supplices horribles! je les ai bien mÃritÃs. Elle le serrait, s’attachant à lui comme le lierre à la muraille. Julien essayait en vain de calmer cette Ãme agitÃe. Elle lui prenait la main, qu’elle couvrait de baisers. Puis, retombÃe dans une rà verie sombre: – L’enfer, disait-elle, l’enfer serait une grÃce pour moi; j’aurais encore sur la terre quelques jours à passer avec lui, mais l’enfer däs ce monde, la mort de mes enfants… Cependant à ce prix, peut-à tre mon crime me serait pardonnÃ… Ah! grand Dieu! ne m’accordez point ma grÃce à ce prix. Ces pauvres enfants ne vous ont point offensÃ; moi, moi, Je suis la seule coupable! J’aime un homme qui n’est point mon mari. Julien voyait ensuite Mme de Rà nal arriver à des moments tranquilles en apparence. Elle cherchait à prendre sur elle, elle voulait ne pas empoisonner la vie de ce qu’elle aimait. Au milieu de ces alternatives d’amour, de remords et de plaisir les journÃes passaient pour eux avec la rapidità de l’Ãclair. Julien perdit l’habitude de rÃflÃchir. Mlle êlisa alla suivre un petit procäs qu’elle avait à Verriäres. Elle trouva M. Valenod fort piquà contre Julien. Elle haãssait le prÃcepteur, et lui en parlait souvent. – Vous me perdriez, monsieur, si je disais la vÃritÃ!… disait-elle un jour à M. Valenod. Les maÃ¥tres sont tous d’accord entre eux pour les choses importantes… On ne pardonne jamais certains aveux aux pauvres domestiques… Apräs ces phrases d’usage, que l’impatiente curiosità de M. Valenod trouva l’art d’abrÃger, il apprit les choses les plus mortifiantes pour son amour-propre. Cette femme la plus distinguÃe du pays, que pendant six ans il avait environnÃe de tant de soins, et malheureusement au vu et au su de tout le monde; cette femme si fiäre, dont les dÃdains l’avaient tant de fois fait rougir, elle venait de prendre pour amant un petit ouvrier dÃguisà en prÃcepteur. Et afin que rien ne manquÃt au dÃpit de M. le directeur du dÃpìt, Mme de Rà nal adorait cet amant. – Et ajoutait la femme de chambre avec un soupir, M. Julien ne s’est point donnà de peine pour faire cette conquà te, il n’est point sorti pour madame de sa froideur habituelle. êlisa n’avait eu des certitudes qu’à la campagne, mais elle croyait que cette intrigue datait de bien plus loin. – C’est sans doute pour cela, ajouta-t-elle avec dÃpit, que dans le temps il a refusà de m’Ãpouser. Et moi imbÃcile, qui allais consulter Mme de Rà nal! qui là priais de parler au prÃcepteur! Däs le mà me soir, M. de Rà nal reáut de la ville, avec son journal, une longue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand dÃtail ce qui se passait chez lui. Julien le vit pÃlir en lisant cette lettre Ãcrite sur du papier bleuÃtre, et jeter sur lui des regards mÃchants. De toute la soirÃe, le maire ne se remit point de son trouble; ce fut en vain que Julien lui fit la cour en lui demandant des explications sur la gÃnÃalogie des meilleures familles de la Bourgogne. CHAPITRE XX LES LETTRES ANONYMES Do not give dalliance Too much the rein; the strongest oaths are straw To the fire i’ the blood. TEMPEST. Comme on quittait le salon sur le minuit, Julien eut le temps de dire à son amie: – Ne nous voyons pas ce soir, votre mari a des soupáons; je jurerais que cette grande lettre qu’il lisait en soupirant est une lettre anonyme. Par bonheur Julien se fermait à clef dans sa chambre. Mme de Rà nal eut la folle idÃe que cet avertissement n’Ãtait qu’un prÃtexte pour ne pas la voir. Elle perdit la tà te absolument, et à l’heure ordinaire vint à sa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe à l’instant. On faisait des efforts pour ouvrir sa porte Ãtait-ce Mme de Rà nal Ãtait-ce un mari jaloux? Le lendemain de fort bonne heure, la cuisiniäre qui protÃgeait Julien lui apporta un livre sur la couverture duquel il lut ces mots Ãcrits en italien : guardate alla pagina 130. Julien frÃmit de l’imprudence, chercha la page cent trente et y trouva attachÃe, avec une Ãpingle, la lettre suivante Ãcrite à la hÃte, baignÃe de larmes et sans la moindre orthographe. Ordinairement Mme de Rà nal la mettait fort bien il fut touchà de ce dÃtail et oublia un peu l’imprudence effroyable. “Tu n’as pas voulu me recevoir cette nuit? Il est des moments oó je crois n’avoir jamais lu jusqu’au fond de, ton Ãme. Tes regards m’effrayent. J’ai peur de toi. Grand Dieu! ne m’aurais-tu jamais aimÃe? En ce cas, que mon mari dÃcouvre nos amours, et qu’il m’enferme dans une Ãternelle prison, à la campagne, loin de mes enfants. Peut-à tre Dieu le veut ainsi. Je mourrai bientìt. Mais tu seras un monstre. “Ne m’aimes-tu pas, es-tu las de mes folies, de mes remords, impie? Veux-tu me perdre? je t’en donne un moyen facile Va, montre cette lettre dans tout Verriäres ou plutìt montre-la au seul M. Valenod. Dis-lui que je t’aime; mais non, ne prononce pas un tel blasphäme; dis-lui que je t’adore, que la vie n’a commencà pour moi que le jour oó je t’ai vu; que dans les moments les plus fous de ma jeunesse, je n’avais jamais mà me rà và le bonheur que je te dois; que je t’ai sacrifià ma vie, que je te sacrifie mon Ãme. Tu sais que je te sacrifie bien plus. “Mais se connaÃ¥t-il en sacrifices, cet homme? Dis-lui, dis-lui pour l’irriter, que je brave tous les mÃchants, et qu’il n’est plus au monde qu’un malheur pour moi, celui de voir changer le seul homme qui me retienne à la vie. Quel bonheur pour moi de la perdre, de l’offrir en sacrifice, et de ne plus craindre pour mes enfants! “N’en doute pas cher ami, s’il y a une lettre anonyme, elle vient de cet à tre odieux qui, pendant six ans, m’a poursuivie de sa grosse voix, du rÃcit de ses sauts à cheval, de sa fatuitÃ, et de l’ÃnumÃration Ãternelle de tous ses avantages. “Y a-t-il une Lettre anonyme? mÃchant, voilà ce que je voulais discuter avec toi; mais non, tu as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-à tre pour la derniäre fois jamais je n’aurais pu discuter froidement, comme je fais Ãtant seule. De ce moment, notre bonheur ne sera plus aussi facile. Sera-ce une contrariÃtà pour vous? Oui les jours oó vous n’aurez pas reáu de M. Fouquà quelque livre amusant. Le sacrifice est fait; demain, qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je dirai à mon mari que j’ai reáu une lettre anonyme et qu’il faut à l’instant te faire un pont d’or, trouver quelque prÃtexte honnà te, et sans dÃlai te renvoyer à tes parents. “HÃlas, cher ami, nous allons à tre sÃparÃs quinze jours, un mois peut-à tre! Va, je te rends justice, tu souffriras autant que moi. Mais enfin voilà le seul moyen de parer l’effet de cette lettre anonyme; ce n’est pas la premiäre que mon mari ait reáue, et sur mon compte encore. HÃlas! combien j’en riais! “Tout le but de ma conduite, c’est de faire penser à mon mari que la lettre vient de M. Valenod; je ne doute pas qu’il n’en soit l’auteur. Si tu quittes la maison, ne manque pas d’aller t’Ãtablir à Verriäres. Je ferai en sorte que mon mari ait l’idÃe d’y passer quinze jours, pour prouver aux sots qu’il n’y a pas de froid entre lui et moi. Une fois à Verriäres, lie-toi d’amitià avec tout le monde, mà me avec les libÃraux. Je sais que toutes ces dames te rechercheront. “Ne va pas te fÃcher avec M. Valenod, ni lui couper les oreilles, comme tu disais un jour; fais-lui au contraire toutes tes bonnes grÃces. L’essentiel est que l’on croie à Verriäres que tu vas entrer chez le Valenod, ou chez tout autre, pour l’Ãducation des enfants. “Voilà ce que mon mari ne souffrira jamais. Dñt-il s’y rÃsoudre, eh bien! au moins tu habiteras Verriäres, et je te verrai quelquefois. Mes enfants qui t’aiment tant iront te voir. Grand Dieu! je sens que j’aime mieux mes enfants, parce qu’ils t’aiment. Quel remords! comment tout ceci finira-t-il?… Je m’Ãgare… Enfin tu comprends ta conduite; sois doux, poli, point mÃprisant avec ces grossiers personnages, je te le demande à genoux: ils vont à tre les arbitres de notre sort. Ne doute pas un instant que mon mari ne se conforme à ton Ãgard à ce que lui prescrira l’opinion publique. “C’est toi qui vas me fournir la lettre anonyme arme-toi de patience et d’une paire de ciseaux. Coupà dans un livre les mots que tu vas voir; colle-les ensuite, avec de la colle à bouche’ sur la feuille de papier bleuÃtre que je t’envoie; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi à une perquisition chez toi; brñle les pages du livre que tu auras mutilÃ. Si tu ne trouves pas les mots tout faits, aie la patience de les former lettre par lettre. Pour Ãpargner ta peine, j’ai fait la lettre anonyme trop courte. HÃlas! si tu ne m’aimes plus, comme je le crains, que la mienne doit te sembler longue! LETTRE ANONYME “MADAME, “Toutes vos petites menÃes sont connues, mais les personnes qui ont intÃrà t à les rÃprimer sont averties. Par un reste d’amitià pour vous, je vous engage à vous dÃtacher totalement du petit paysan. Si vous à tes assez sage pour cela, votre mari croira que l’avis qu’il a reáu le trompe, et on lui laissera son erreur. Songez que j’ai votre secret tremblez, malheureuse; il faut à cette heure marcher droit devant moi.” “Däs que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y as-tu reconnu les faáons de parler du directeur?) sors dans la maison, je te rencontrerai. “J’irai dans le village, et reviendrai avec un visage troublÃ; je le serai en effet beaucoup. Grand Dieu! qu’est-ce que je hasarde, et tout cela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfin, avec un visage renversÃ, je donnerai à mon mari cette lettre qu’un inconnu m’aura remise. Toi, va te promener sur le chemin des grands bois avec les enfants, et ne reviens qu’à l’heure du dÃ¥ner. “Du haut des rochers, tu peux voir la tour du Colombier. Si nos affaires vont bien, j’y placerai un mouchoir blanc; dans le cas contraire, il n’y aura rien. “Ton coeur, ingrat, ne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que tu m’aimes, avant de partir pour cette promenade? Quoi qu’il puisse arriver, sois sñr d’une chose: je ne survivrais pas d’un jour à notre sÃparation dÃfinitive. Ah, mauvaise märe! Ce sont deux mots vains que je viens d’Ãcrire lÃ, cher Julien. Je ne les sens pas; je ne puis songer qu’à toi en ce moment, je ne les ai Ãcrits que pour ne pas à tre blÃmÃe de toi. Maintenant que je me vois au moment de te perdre, à quoi bon dissimuler? Oui! que mon Ãme te semble atroce, mais que je ne mente pas devant l’homme que j’adore! Je n’ai dÃjà que trop trompà en ma vie. Va, je te pardonne si tu ne m’aimes plus. Je n’ai pas le temps de relire ma lettre. C’est peu de chose à mes yeux que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras. Tu sais qu’ils me coñteront davantage.” CHAPITRE XXI DIALOGUE AVEC UN MAITRE Alas, our frailty is the cause, not we, For such as we are made of, such we be. TWELFTH NIGHT. Ce fut avec un plaisir d’enfant que pendant une heure Julien assembla des mots. Comme il sortait de sa chambre, il rencontra ses Ãläves et leur märe; elle prit la lettre avec une simplicità et un courage dont le calme l’effraya. – La colle à bouche est-elle assez sÃchÃe? lui dit-elle. “Est-ce là cette femme que le remords rendait si folle? pensa-t-il. Quels sont ses projets en ce moment?”Il Ãtait trop fier pour le lui demander; mais, jamais peut-à tre, elle ne lui avait plu davantage. – Si ceci tourne mal, ajouta-t-elle, avec le mà me sang-froid, on m’ìtera tout. Enterrez ce dÃpìt dans quelque endroit de la montagne; ce sera peut-à tre un jour ma seule ressource. Elle lui remit un Ãtui à verre, en maroquin rouge, rempli d’or et de quelques diamants. – Partez maintenant, lui dit-elle. Elle embrassa les enfants, et deux fois le plus jeune. Julien restait immobile. Elle le quitta d’un pas rapide et sans le regarder. Depuis l’instant qu’il avait ouvert la lettre anonyme, l’existence de M. de Rà nal avait Ãtà affreuse. Il n’avait pas Ãtà aussi agità depuis un duel qu’il avait failli avoir en 1816, et, pour lui rendre justice, alors la perspective de recevoir une balle l’avait rendu moins malheureux. Il examinait la lettre dans tous les sens: “N’est-ce pas là une Ãcriture de femme? se disait-il. En ce cas, quelle femme l’a Ãcrite?”Il passait en revue toutes celles qu’il connaissait à Verriäres, sans pouvoir fixer ses soupáons. Un homme aurait-il dictà cette lettre? quel est cet homme? Ici pareille incertitude; il Ãtait jalousà et sans doute haã de la plupart de ceux qu’il connaissait. a Il faut consulter ma femme”, se dit-il par habitude, en se levant du fauteuil oó il Ãtait abÃ¥mÃ. A peine levÃ: “Grand Dieu! dit-il, en se frappant la tà te, c’est d’elle surtout qu’il faut que je me mÃfie; elle est mon ennemie en ce moment.” Et de coläre, les larmes lui vinrent aux yeux. Par une juste compensation de la sÃcheresse de coeur qui fait toute la sagesse pratique de la province, les deux hommes que, dans ce moment, M. de Rà nal redoutait le plus, Ãtaient ses deux amis les plus intimes. “Apräs ceux-lÃ, j’ai dix amis peut-à tre”, et il les passa en revue, estimant à mesure le degrà de consolation qu’il pourrait tirer de chacun.”A tous! à tous, s’Ãcria-t-il avec rage, mon affreuse aventure fera le plus extrà me plaisir!”Par bonheur, il se croyait fort enviÃ, non sans raison. Outre sa superbe maison de la ville, que le roi de *** venait d’honorer à jamais en y couchant, il avait fort bien arrangà son chÃteau de Vergy. La faáade Ãtait peinte en blanc, et les fenà tres garnies de beaux volets verts. Il fut un instant consolà par l’idÃe de cette magnificence. Le fait est que ce chÃteau Ãtait aperáu de trois ou quatre lieues de distance, au grand dÃtriment de toutes les maisons de campagne ou soi-disant chÃteaux du voisinage, auxquels on avait laissà l’humble couleur grise donnÃe par le temps. M. de Rà nal pouvait compter sur les larmes et la pitià d’un de ses amis, le marguillier de la paroisse, mais c’Ãtait un imbÃcile qui pleurait de tout. Cet homme Ãtait cependant sa seule ressource. “Quel malheur est comparable au mien! s’Ãcria-t-il avec rage. quel isolement! “Est-il possible se disait cet homme vraiment à plaindre, est-il possible que, dans mon infortune, je n’aie pas un ami à qui demander conseil, car ma raison s’Ãgare, je le sens! Ah! Falcoz! Ah! Ducros!”s’Ãcria-t-il avec amertume. C’Ãtaient les noms de deux amis d’enfance qu’il avait ÃloignÃs par ses hauteurs en 1814. Ils n’Ãtaient pas nobles, et il avait voulu changer le ton d’Ãgalità sur lequel ils vivaient depuis l’enfance. L’un d’eux, Falcoz, homme d’esprit et de coeur, marchand de papier à Verriäres, avait achetà une imprimerie dans le chef-lieu du dÃpartement et entrepris un journal. La congrÃgation avait rÃsolu de le ruiner: son journal avait Ãtà condamnÃ, son brevet d’imprimeur lui avait Ãtà retirÃ. Dans ces tristes circonstances, il essaya d’Ãcrire à M. de Rà nal pour la premiäre fois depuis dix ans. Le maire de Verriäres crut devoir rÃpondre en vieux Romain: “Si le ministre du roi me faisait l’honneur de me consulter, je lui dirais: Ruinez sans pitià tous les imprimeurs de province et mettez l’imprimerie en monopole comme le tabac.”Cette lettre à un ami intime, que tout Verriäres admira dans le temps, M. de Rà nal sen rappelait les termes avec horreur.”Qui m’eñt dit qu’avec mon rang, ma fortune, mes croix, je le regratterais un jour?”Ce fut dans ces transports de coläre, tantìt contre lui-mà me, tantìt contre tout ce qui l’entourait, qu’il passa une nuit affreuse; mais, par bonheur, il n’eut pas l’IdÃe d’Ãpier sa femme. “Je suis accoutumà à Louise, se disait-il, elle sait toutes mes affaires; je serais libre de me marier demain que je ne trouverais pas à la remplacer.”Alors il se complaisait dans l’idÃe que sa femme Ãtait innocente; cette faáon de voir ne le mettait pas dans la nÃcessità de montrer du caractäre, et l’arrangeait bien mieux; combien de femmes calomniÃes n’a-t-on pas vues! “Mais quoi! s’Ãcriait-il tout à coup en marchant d’un pas convulsif; souffrirai-je comme si j’Ãtais un homme de rien, un va-nu-pieds, quelle se moque de moi avec son amant? Faudra-t-il que tout Verriäres fasse des gorges chaudes sur ma dÃbonnairetÃ? Que n’a-t-on pas dit de Charmier (c’Ãtait un mari notoirement trompà du pays)? Quand on le nomme, le sourire n’est-il pas sur toutes les lävres? Il est bon avocat, qui est-ce qui parle jamais de son talent pour la parole? Ah, Charmier, dit-on! le Charmier de Bernard, on le dÃsigne ainsi le nom de l’homme qui fait son opprobre. “GrÃce au ciel, disait M. de Rà nal dans d’autres moments, je n’ai point de fille, et la faáon dont je vais punir la märe ne nuira point à l’Ãtablissement de mes enfants; je puis surprendre ce petit paysan avec ma femme et les tuer tous les deux dans ce cas le tragique de l’aventure en ìtera peut-à tre le ridicule. Cette idÃe lui sourit; il la suivit dans tous ses dÃtails. Le code pÃnal est pour moi, et, quoiqu’il arrive, notre congrÃgation et mes amis du jury me sauveront.”Il examina son couteau de chasse qui Ãtait fort tranchant; mais l’idÃe du sang lui fit peur. “Je puis rouer de coups ce prÃcepteur insolent et le chasser; mais quel Ãclat dans Verriäres et mà me dans tout le dÃpartement! Apräs la condamnation du journal de Falcoz, quand son rÃdacteur en chef sortit de prison, je contribuai à lui faire perdre sa place de six cents francs. On dit que cet Ãcrivailleur ose se remontrer dans Besanáon, il peut me tympaniser avec adresse et de faáon à ce qu’il soit impossible de l’amener devant les tribunaux. L’amener devant les tribunaux… L’insolent insinuera de mille faáons qu’il a dit vrai. Un homme bien nÃ, qui tient son rang comme moi, est haã de tous les plÃbÃiens. Je me verrai dans ces affreux journaux de Paris, ì mon Dieu! quel abÃ¥me! voir l’antique nom de Rà nal plongà dans la fange du ridicule… Si je voyage jamais, il faudra changer de nom quoi! quitter ce nom qui fait ma gloire et ma forcÃ. Quel comble de misäre! “Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa tante à Besanáon, qui lui donnera de la main à la main toute sa fortune. Ma femme ira vivre à Paris avec Julien, on le saura à Verriäres, et je serai encore pris pour dupe.”Cet homme malheureux s’aperáut alors à la pÃleur de sa lampe que le jour commenáait à paraÃ¥tre. Il alla chercher un peu d’air frais au jardin. En ce moment il Ãtait presque rÃsolu à ne point faire d’Ãclat, par cette idÃe surtout qu’un Ãclat comblerait de joie ses bons amis de Verriäres. La promenade au jardin le calma un peu.”Non, s’Ãcria-t-il, je ne me priverai point de ma femme, elle m’est trop utile.”Il se figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme; il n’avait pour toute parente que la marquise de R… vieille, imbÃcile et mÃchante. Une idÃe d’un grand sens lui apparut, mais l’exÃcution demandait une force de caractäre bien supÃrieure au peu que le pauvre homme en avait.”Si je garde ma femme, se dit-il, je me connais, un jour, dans un moment oó elle m’impatientera, je lui reprocherai sa faute. Elle est fiäre, nous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu’elle n’ait hÃrità de sa tante. Alors, comme on se moquera de moi! ma femme aime ses enfants, tout finira par leur revenir. Mais moi, je serai la fable de Verriäres. Quoi, diront-ils, il n’a pas su mà me se venger de sa femme! Ne vaudrait-il as mieux m’en tenir aux soupáons et ne rien vÃrifier? A ors je me lie les mains, je ne puis par la suite lui rien reprocher.” Un instant apräs M. de Rà nal repris par la vanità blessÃe se rappelait laborieusement tous les moyens citÃs au billard du Casino ou Cercle Noble’ de Verriäres, quand quelque beau parleur interrompt la poule pour s’Ãgayer aux dÃpens d’un mari trompÃ. Combien, en cet instant, ces plaisanteries lui paraissaient cruelles! “Dieu! que ma femme n’est-elle morte! alors je serais inattaquable au ridicule. Que ne suis-je veuf! j’irais passer six mois à Paris dans les meilleures sociÃtÃs.”Apräs ce moment de bonheur donnà par l’idÃe du veuvage son imagination en revint aux moyens de s’assurer de la vÃritÃ. RÃpandrait-il à minuit, apräs que tout le monde serait couchà une lÃgäre couche de son devant la porte de la chambrà de Julien? Le lendemain matin, au jour, il verrait l’impression des pas. “Mais ce moyen ne vaut rien, s’Ãcria-t-il tout à coup avec rage, cette coquine d’êlisa s’en apercevrait, et l’on saurait bientìt dans la maison que je suis jaloux.” Dans un autre conte fait au Casino, un mari s’Ãtait assurà de sa mÃsaventure en attachant avec un peu de cire un cheveu qui fermait comme un scellà la porte de sa femme et celle du galant. Apräs tant d’heures d’incertitudes, ce moyen d’Ãclaircir son sort lui semblait dÃcidÃment le meilleur, et il songeait à s’en servir, lorsque au dÃtour d’une allÃe il rencontra cette femme qu’il eñt voulu voir morte. Elle revenait du village. Elle Ãtait allÃe entendre la messe dans l’Ãglise de Vergy. Une tradition fort incertaine aux yeux du froid philosophe, mais à laquelle elle ajoutait foi, prÃtend que la petits Ãglise dont on se sert aujourd’hui Ãtait la chapelle du chÃteau du sire de Vergy. Cette idÃe obsÃda Mme de Rà nal tout le temps qu’elle comptait passer à prier dans cette Ãglise. Elle se figurait sans cesse son mari tuant Julien à la chasse, comme par accident, et ensuite le soir lui faisant manger son coeur. “Mon sort, se dit-elle, dÃpend de ce qu’il va penser en m’Ãcoutant. Apräs ce quart d’heure fatal, peut-à tre ne trouverai-je plus l’occasion de lui parler. Ce n’est pas un à tre sage et dirigà par la raison. Je pourrais alors, à l’aide de ma faible raison, prÃvoir ce qu’il fera ou dira. Lui dÃcidera notre sort commun, il en a le pouvoir. Mais ce sort est dans mon habiletÃ, dans l’art de diriger les idÃes de ce fantasque, que sa coläre rend aveugle, et empà che de voir la moitià des choses. Grand Dieu! il me faut du talent, du sang-froid; oó les prendre?” Elle retrouva le calme comme par enchantement en entrant au jardin et voyant de loin son mari. Ses cheveux et ses habits en dÃsordre annonáaient qu’il n’avait pas dormi. Elle lui remit une lettre dÃcachetÃe mais repliÃe. Lui, sans l’ouvrir, regardait sa femme avec des yeux fous. – Voici une abomination, lui dit-elle, qu’un homme de mauvaise mine, qui prÃtend vous connaÃ¥tre et vous devoir de la reconnaissance, m’a remise comme je passais derriäre le jardin du notaire. J’exige une chose de vous, c’est que vous renvoyiez à ses parents, et sans dÃlai, ce M. Julien. Mme de Rà nal se hÃta de dire ce mot, peut-à tre un peu avant le moment, pour se dÃbarrasser de l’affreuse perspective d’avoir à le dire. Elle fut saisie de joie en voyant celle qu’elle causait à son mari. A la fixità du regard qu’il attachait sur elle, elle comprit que Julien avait devinà juste. Au lieu de s’affliger de ce malheur fort rÃel,”quel gÃnie, pensa-t-elle, quel tact parfait! et dans un jeune homme encore sans aucune expÃrience! A quoi n’arrivera-t-il pas par la suite? HÃlas! alors ses succäs feront qu’il m’oubliera.” Ce petit acte d’admiration pour l’homme qu’elle adorait la remit tout à fait de son trouble. Elle s’applaudit de sa dÃmarche.”Je n’ai pas Ãtà indigne de Julien”, se dit-elle, avec une douce et intime voluptÃ. Sans dire un mot, de peur de s’engager, M. de Rà nal examinait la seconde lettre anonyme composÃe, si le lecteur s’en souvient, de mots imprimÃs collÃs sur un papier tirant sur le bleu.”On se moque de moi de toutes les faáons”, se disait M. de Rà nal accablà de fatigue. “Encore de nouvelles insultes à examiner, et toujours à cause de ma femme!”Il fut sur le point de l’accabler des injures les plus grossiäres, la perspective de l’hÃritage de Besanáon l’arrà ta à grande peine. DÃvorà du besoin de s’en prendre à quelque chose, il chiffonna le papier de cette seconde lettre anonyme, et se mit à se promener à grands pas, il avait besoin de s’Ãloigner de sa femme. Quelques instants apräs, il revint aupräs d’elle, et plus tranquille. – Il s’agit de prendre un parti et de renvoyer Julien lui dit-elle aussitìt; ce n’est apräs tout que le fils d’un ouvrier. Vous le dÃdommagerez par quelques Ãcus, et d’ailleurs il est savant et trouvera facilement à se placer, par exemple chez M. Valenod ou chez le sous-prÃfet de Maugiron qui ont des enfants. Ainsi vous ne lui ferez point de tort… – Vous parlez là comme une sotte que vous à tes s’Ãcria M. de Rà nal d’une voix terrible. Quel bon sens peut-on espÃrer d’une femme? Jamais vous ne prà tez attention à ce qui est raisonnable, comment sauriez-vous quelque chose? Votre nonchalance, votre paresse ne vous donnent d’actività que pour la chasse aux papillons à tres faibles et que nous sommes malheureux d’avoir dans nos familles… Mme de Rà nal le laissait dire, et il dit longtemps; il passait sa coläre, c’est le mot du pays. – Monsieur, lui rÃpondit-elle enfin, je parle comme une femme outragÃe dans son honneur, c’est-Ã-dire dans ce qu’elle a de plus prÃcieux. Mme de Rà nal eut un sang-froid inaltÃrable pendant toute cette pÃnible conversation, de laquelle dÃpendait la possibilità de vivre encore sous le mà me toit avec Julien. Elle cherchait les idÃes qu’elle croyait les plus propres à guider la coläre aveugle de son mari. Elle avait Ãtà insensible à toutes les rÃflexions injurieuses qu’il lui avait adressÃes, elle ne les Ãcoutait pas, elle songeait alors à Julien.”Sera-t-il content de moi?” – Ce petit paysan que nous avons comblà de prÃvenances et mà me de cadeaux, peut à tre innocent, dit-elle enfin, mais il n’en est pas moins l’occasion du premier affront que je reáois… Monsieur! quand j’ai lu ce papier abominable, je me suis promis que lui ou moi sortirions de votre maison. – Voulez-vous faire un esclandre pour me dÃshonorer et vous aussi? vous faites bouillir du lait à bien des gens’ dans Verriäres. – Il est vrai, on envie gÃnÃralement l’Ãtat de prospÃrità oó la sagesse de votre administration a su placer vous, votre famille et la ville… Eh bien! je vais engager Julien à vous demander un congà pour aller passer un mois chez ce marchand de bois de la montagne, digne ami de ce petit ouvrier. – Gardez-vous d’agir, reprit M. de Rà nal avec assez de tranquillitÃ. Ce que j exige avant tout, c’est que vous ne lui parliez pas. Vous y mettriez de la coläre, et me brouilleriez avec lui, vous savez combien ce petit Monsieur est sur l’oeil. – Ce jeune homme n’a point de tact, reprit Mme de Rà nal, il peut à tre savant, vous vous y connaissez, mais ce n’est au fond qu’un vÃritable paysan. Pour moi, je n’en ai jamais eu bonne idÃe depuis qu’il a refusà d’Ãpouser êlisa; c’Ãtait une fortune assurÃe; et cela sous prÃtexte que quelquefois, en secret, elle fait des visites à M. Valenod. – Ah! dit M. de Rà nal, Ãlevant le sourcil d’une faáon dÃmesurÃe, quoi, Julien vous a dit cela? – Non, pas prÃcisÃment, il m’a toujours parlà de la vocation qui l’appelle au saint ministäre; mais, croyez-moi, la premiäre vocation pour ces petites gens, c’est d’avoir du pain. Il me faisait assez entendre qu’il n’ignorait pas ces visites secrätes. – Et moi, moi, je les ignorais! s’Ãcria M. de Rà nal reprenant toute sa fureur, et pesant sur les mots. Il se passe chez moi des choses que j’ignore… Comment! il y a eu quelque chose entre êlisa et Valenod? – HÃ! c’est de l’histoire ancienne, mon cher ami, dit Mme de Rà nal en riant, et peut-à tre il ne s’est point passà de mal. C’Ãtait dans le temps que votre bon ami Valenod n’aurait pas Ãtà fÃchà que l’on pensÃt dans Verriäres qu’il s’Ãtablissait entre lui et moi un petit amour tout platonique. – J’ai eu cette idÃe une fois, s’Ãcria M. de Rà nal se frappant la tà te avec fureur, et marchant de dÃcouvertes en dÃcouvertes, et vous ne m’en avez rien dit? – Fallait-il brouiller deux amis pour une petite bouffÃe de vanità de notre cher directeur? Oó est la femme de la sociÃtà à laquelle il n’a pas adressà quelques lettres extrà mement spirituelles et mà me un peu galantes? – Il vous aurait Ãcrit? – Il Ãcrit beaucoup. – Montrez-moi ces lettres à l’instant, je l’ordonne, et M. de Rà nal se grandit de six pieds. – Je m’en garderai bien, lui rÃpondit-on avec une douceur qui allait presque jusqu’à la nonchalance, je vous les montrerai un jour quand vous serez plus sage. – A l’instant mà me, morbleu! s’Ãcria M. de Rà nal ivre de coläre, et cependant plus heureux qu’il ne l’avait Ãtà depuis douze heures. – Me jurez-vous, dit Mme de Rà nal fort gravement, de n’avoir jamais de querelle avec le directeur du dÃpìt au sujet de ces lettres? – Querelle ou non, je puis lui ìter les enfants trouvÃs; mais, continua-t-il avec fureur, je veux ces lettres à l’instant, oó sont-elles? – Dans un tiroir de mon secrÃtaire; mais certes, je ne vous en donnerai pas la clef. – Je saurai le briser, s’Ãcria-t-il, en courant vers la chambre de sa femme. Il brisa, en effet, avec un pal de fer un prÃcieux secrÃtaire d’acajou ronceux venu de Paris, qu’il frottait souvent avec le pan de son habit, quand il croyait y apercevoir quelque tache. Mme de Rà nal avait montà en courant les cent vingt marches du colombier, elle attachait le coin d’un mouchoir blanc à l’un des barreaux de fer de la petite fenà tre. Elle Ãtait la plus heureuse des femmes. Les larmes aux yeux, elle regardait vers les grands bois de la montagne.”Sans doute, se disait-elle, de dessous un de ces hà tres touffus, Julien Ãpie ce signal heureux.”Longtemps elle prà ta l’oreille, ensuite elle maudit le bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit importun, un cri de joie, parti des grandes roches, aurait pu arriver jusqu’ici. Son oeil avide dÃvorait cette pente immense de verdure sombre et unie comme un prÃ, que forme le sommet des arbres.”Comment n’a-t-il pas l’esprit, se dit-elle tout attendrie d’inventer quelque signal pour me dire que son bonheur est Ãgal au mien?”Elle ne descendit du colombier, que quand elle eut peur que son mari ne vÃ¥nt l’y chercher. Elle le trouva furieux. Il parcourait les phrases anodines de M. Valenod, peu accoutumÃes à à tre lues avec tant d’Ãmotion. Saisissant un moment oó les exclamations de son mari lui laissaient la possibilità de se faire entendre: – J’en reviens toujours à mon idÃe, dit Mme de Rà nal, il convient que Julien fasse un voyage. Quelque talent qu’il ait pour le latin, ce n’est apräs tout qu’un paysan souvent grossier et manquant de tact; chaque jour, croyant à tre poli, il m’adresse des compliments exagÃrÃs et de mauvais goñt, qu’il apprend par coeur dans quelque roman… – Il n’en lit jamais, s’Ãcria M. de Rà nal; je m’en suis assurÃ. Croyez-vous que je sois un maÃ¥tre de maison aveugle et qui ignore ce qui se passe chez lui? – Eh bien! s’il ne lit nulle part ces compliments ridicules, il les invente, et c’est encore tant pis pour lui. Il aura parlà de moi sur ce ton dans Verriäres … et sans aller si loin, dit Mme de Rà nal avec l’air dà faire une dÃcouverte, il aura parlà ainsi devant êlisa, c’est à peu präs comme s’il eñt parlà devant M. Valenod. – Ah! s’Ãcria M. de Rà nal en Ãbranlant la table et l’appartement par un des plus grands coups de poing qui aient jamais Ãtà donnÃs, la lettre anonyme imprimÃe et les lettres du Valenod sont Ãcrites sur le mà me papier. “Enfin!…”pensa Mme de Rà nal; elle se montra atterrÃe de cette dÃcouverte et sans avoir le courage d’ajouter un seul mot, alla s’asseoir au loin sur le divan, au fond du salon. La bataille Ãtait dÃsormais gagnÃe; elle eut beaucoup à faire pour empà cher M. de Rà nal d’aller parler à l’auteur supposà de la lettre anonyme. – Comment ne sentez-vous pas que faire une scäne, sans preuves suffisantes, à M. Valenod, est la plus insigne des maladresses? Vous à tes enviÃ, monsieur, à qui la faute? à vos talents: votre sage administration, vos bÃtisses pleines de goñt, la dot que je vous ai apportÃe, et surtout l’hÃritage considÃrable que nous pouvons espÃrer de ma bonne tante, hÃritage dont on exagäre infiniment l’importance, ont fait de vous le premier personnage de Verriäres. – Vous oubliez la naissance, dit M. de Rà nal, en souriant un peu. – Vous à tes l’un des gentilshommes les plus distinguÃs de la province reprit avec empressement Mme de Rà nal, si le roi Ãtait libre et pouvait rendre justice à la naissance, vous figureriez sans doute à la chambre des pairs, etc. Et c’est dans cette position magnifique que vous voulez donner à l’envie un fait à commenter? “Parler à M. Valenod de sa lettre anonyme, c’est proclamer dans tout Verriäres, que dis-je, dans Besanáon, dans toute la province, que ce petit bourgeois, admis imprudemment peut-à tre à l’intimità d’un Rà nal, a trouvà le moyen de l’offenser. Quand ces lettres que vous venez de surprendre prouveraient que j’ai rÃpondu à l’amour de M. Valenod, vous devriez me tuer, je l’aurais mÃrità cent fois, mais non pas lui tÃmoigner de la coläre. Songez que tous vos voisins n’attendent qu’un prÃtexte pour se venger de votre supÃrioritÃ; songez qu’en 1816 vous avez contribuà à certaines arrestations. Cet homme rÃfugià sur son toit’… – Je songe que vous n’avez ni Ãgards, ni amitià pour moi, s’Ãcria M. de Rà nal, avec toute l’amertume que rÃveillait un tel souvenir, et je n’ai pas Ãtà pair!… – Je pense, mon ami, reprit en souriant Mme de Rà nal, que je serai plus riche que vous, que je suis votre compagne depuis douze ans, et qu’à tous ces titres, je dois avoir voix au chapitre, et surtout dans l’affaire d’aujourd’hui. Si vous me prÃfÃrez un M. Julien, ajouta-t-elle avec un dÃpit mal dÃguisÃ, je suis prà te à aller passer un hiver chez ma tante. Ce mot fut dit avec bonheur. Il y avait une fermetà qui cherche à s’environner de politesse; il dÃcida M. de Rà nal. Mais, suivant l’habitude de la province, il parla encore pendant longtemps, revint sur tous les arguments, sa femme le laissait dire, il y avait encore de la coläre dans son accent. Enfin deux heures de bavardage inutile Ãpuisärent les forces d’un homme qui avait subi un accäs de coläre de toute une nuit. Il fixa la ligne de conduite qu’il allait suivre envers M. Valenod, Julien et mà me Elisa. Une ou deux fois, durant cette grande scäne, Mme de Rà nal fut sur le point d’Ãprouver quelque sympathie pour le malheur fort rÃel de cet homme qui pendant douze ans avait Ãtà son ami. Mais les vraies passions sont Ãgoãstes. D’ailleurs elle attendait à chaque instant l’aveu de la lettre anonyme qu’il avait reáue la veille, et cet aveu ne vint point. Il manquait à la sñretà de Mme de Rà nal de connaÃ¥tre les idÃes qu’on avait pu suggÃrer à l’homme duquel son sort dÃpendait. Car, en province, les maris sont maÃ¥tres de l’opinion. Un mari qui se plaint se couvre de ridicule, chose tous les jours moins dangereuse en France; mais sa femme, s’il ne lui donne pas d’argent, tombe à l’Ãtat d’ouvriäre à quinze sols par journÃe; et encore les bonnes Ãmes se font-elles un scrupule de l’employer. Une odalisque du sÃrail peut à toute force aimer le sultan; il est tout-puissant, elle n’a aucun espoir de lui dÃrober son autorità par une suite de petites finesses. La vengeance du maÃ¥tre est terrible, sanglante, mais militaire, gÃnÃreuse, un coup de poignard finit tout. C’est à coups de mÃpris public qu’un mari tue sa femme au XIXe siäcle; c’est en lui fermant tous les salons. Le sentiment du danger fut vivement Ãveillà chez Mme de Rà nal, à son retour chez elle, elle fut choquÃe du dÃsordre oó elle trouva sa chambre. Les serrures de tous ses jolis petits coffres avaient Ãtà brisÃes; plusieurs feuilles de parquet Ãtaient soulevÃes.”Il eñt Ãtà sans pitià pour moi, se dit-elle! GÃter ainsi ce parquet en bois de couleur, qu’il aime tant; quand un de ses enfants y entre avec des souliers humides, il devient rouge de coläre. Le voilà gÃtà à jamais! La vue de cette violence Ãloigna rapidement les derniers reproches qu’elle se faisait pour sa trop rapide victoire. Un peu avant la cloche du dÃ¥ner Julien rentra avec les enfants. Au dessert, quand les domestiques se furent retirÃs, Mme de Rà nal lui dit fort sächement: – Vous m’avez tÃmoignà le dÃsir d’aller passer une quinzaine de jours à Verriäres, M. de Rà nal veut bien vous accorder un congÃ. Vous pouvez partir quand bon vous semblera. Mais, pour que les enfants ne perdent pas leur temps, chaque jour on vous enverra leurs thämes, que vous corrigerez. – Certainement, ajouta M. de Rà nal, d’un ton fort aigre, je ne vous accorderai pas plus d’une semaine. Julien trouva sur sa physionomie l’inquiÃtude d’un homme profondÃment tourmentÃ. – Il ne s’est pas encore arrà tà à un parti, dit-il à son amie, pendant un instant de solitude qu’ils eurent au salon. Mme de Rà nal lui conta rapidement tout ce qu’elle avait fait depuis le matin. – A cette nuit les dÃtails, ajouta-t-elle en riant. “Perversità de femme! pensa Julien. Quel plaisir, quel instinct les porte à nous tromper!” – Je vous trouve à la fois ÃclairÃe et aveuglÃe par votre amour, lui dit-il avec quelque froideur, votre conduite d’aujourd’hui est admirable; mais y a-t-il de la prudence à essayer de nous voir ce soir? Cette maison est pavÃe d’ennemis; songez à la haine passionnÃe qu’Elisa a pour moi. – Cette haine ressemble beaucoup à de l’indiffÃrence passionnÃe que vous auriez pour moi. – Mà me indiffÃrent, je dois vous sauver d’un pÃril oó je vous ai plongÃe. Si le hasard veut que M. de Rà nal parle à Elisa, d’un mot elle peut tout lui apprendre. Pourquoi ne se cacherait-il pas präs de ma chambre, bien armÃ…