Chronique du XIXe siäcle by Stendhal [1 of 170 pseudnyms used by Marie-Henri Beyle] I “La vÇritÇ, l’Épre vÇritÇ” Danton CHAPITRE PREMIER UNE PETITE VILLE Put thousands together Less bad, But the cage less gay. HOBBES LA petite ville de Verriäres peut passer pour l’une des plus jolies de la Franche-ComtÇ. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges s’Çtendent sur la pente d’une colline, dont des touffes de vigoureux chÉtaigniers marquent les moindres sinuositÇs. Le Doubs coule Ö quelques centaines de pieds au-dessous de ses fortifications bÉties jadis par les Espagnols, et maintenant ruinÇes. Verriäres est abritÇe du cìtÇ du nord par une haute montagne, c’est une des branches du Jura. Les cimes brisÇes du Verra se couvrent de neige däs les premiers froids d’octobre. Un torrent, qui se prÇcipite de la montagne, traverse Verriäres avant de se jeter dans le Doubs et donne le mouvement Ö un grand nombre de scies Ö bois; c’est une industrie fort simple et qui procure un certain bien-àtre Ö la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois. Ce ne sont pas cependant les scies Ö bois qui ont enrichi cette petite ville. C’est Ö la fabrique des toiles peintes, dites de Mulhouse, que l’on doit l’aisance gÇnÇrale qui, depuis la chute de NapolÇon a fait rebÉtir les faáades de presque toutes les maisons dÇ Verriäres. A peine entre-t-on dans la ville que l’on est Çtourdi par le fracas d’une machine bruyante et terrible en apparence. Vingt marteaux pesants, et retombant avec un bruit qui fait trembler le pavÇ, sont ÇlevÇs par une roue que l’eau du torrent fait mouvoir. Chacun de ces marteaux fabrique, chaque jour, je ne sais combien de milliers de clous. Ce sont de jeunes filles fraÃ¥ches et jolies qui prÇsentent aux coups de ces marteaux Çnormes les petits morceaux de fer qui sont rapidement transformÇs en clous’. Ce travail, si rude en apparence, est un de ceux qui Çtonnent le plus le voyageur qui pÇnätre pour la premiäre fois dans les montagnes qui sÇparent la France de l’HelvÇtie. Si, en entrant Ö Verriäres, le voyageur demande Ö qui appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens qui montent la grande rue, on lui rÇpond avec un accent traÃ¥nard: Eh! elle est Ö M. le maire. Pour peu que le voyageur s’arràte quelques instants dans cette grande rue de Verriäres, qui va en montant depuis la re du Doubs jusque vers le sommet de la colline, il y a cent Ö parier contre un qu’il verra paraÃ¥tre un grand homme Ö l’air affairÇ et important. A son aspect tous les drapeaux se lävent rapidement. Ses cheveux sont grisonnants, et il est vàtu de gris. Il est chevalier de plusieurs ordres, il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne manque pas d’une certaine rÇgularitÇ: on trouve màme, au premier aspect qu’elle rÇunit Ö la dignitÇ du maire de village cette sorte d’agrÇment qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais bientìt le voyageur parisien est choquÇ d’un certain air de contentement de soi et de suffisance màlÇ Ö je ne sais quoi de bornÇ et de peu inventif. On sent enfin que le talent de cet homme-lÖ se borne Ö se faire payer bien exactement ce qu’on lui doit, et Ö payer lui-màme le plus tard possible quand il doit. Tel est le maire de Verriäres, M. de Rànal. Apräs avoir traversÇ la rue d’un pas grave, il entre Ö la mairie et disparaÃ¥t aux yeux du voyageur. Mais, cent pas plus haut, si celui-ci continue sa promenade, il aperáoit une maison d’assez belle apparence, et Ö travers une grille de fer attenante Ö la maison, des jardins magnifiques. Au-delÖ, c’est une ligne d’horizon formÇe par les collines de la Bourgogne; et qui semble faite Ö souhait pour le plaisir des yeux. Cette vue fait oublier au voyageur l’atmosphäre empestÇe des petits intÇràts d’argent dont il commence Ö àtre asphyxiÇ. On lui apprend que cette maison appartient Ö M. de Rànal. C’est aux bÇnÇfices qu’il a faits sur sa grande fabrique de clous que le maire de Verriäres doit cette belle habitation en pierre de taille qu’il achäve en ce moment. Sa famille dit-on, est espagnole antique, et, Ö ce qu’on prÇtend, Çtablie dans le pays bien avant la conquàte de Louis X. Depuis 1815 il rougit d’àtre industriel: 1815 l’a fait maire de Verriäres. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de ce magnifique jardin qui, d’Çtage en Çtage, descend jusqu’au Doubs, sont aussi la rÇcompense de la science de M. de Rànal dans le commerce du ter. Ne vous attendez point Ö trouver en France ces jardins pittoresques qui entourent les villes manufacturiäres de l’Allemagne, Leipzig, Francfort, Nuremberg, etc. En Franche-ComtÇ. plus on bÉtit de murs, plus on hÇrisse sa propriÇtÇ de pierres rangÇes les unes au-dessus des autres, plus on acquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de Rànal, remplis de murs, sont encore admirÇs parce qu’il a achetÇ au poids de l’or certains petits morceaux de terrain qu’ils occupent. Par exemple, cette scie Ö bois, dont la position singuliäre sur la rive du Doubs vous a frappÇ en entrant Ö Verriäres, et oó vous avez remarquÇ le nom de SOREL, Çcrit en caractäres gigantesques sur une planche qui domine le toit, elle occupait, il y a six ans, l’espace sur lequel on Çläve en ce moment le mur de la quatriäme terrasse des jardins de M. de Rànal. MalgrÇ sa fiertÇ, M. le maire a dñ faire bien des dÇmarches aupräs du vieux Sorel, paysan dur et entàtÇ; il a dñ lui compter de beaux louis d’or pour obtenir qu’il transportÉt son usine ailleurs. Quant au ruisseau public qui faisait aller la scie, M. de Rànal, au moyen du crÇdit dont il jouit Ö Paris, a obtenu qu’il fñt dÇtournÇ. Cette grÉce lui vint apräs les Çlections de 182… Il a donnÇ Ö Sorel quatre arpents pour un, Ö cinq cents pas plus bas sur les bords du Doubs. Et, quoique cette position fñt beaucoup plus avantageuse pour son commerce de planches de sapin, le päre Sorel, comme on l’appelle depuis qu’il est riche, a eu le secret d’obtenir de l’impatience et de la manie de propriÇtaire, qui animait son voisin, une somme de 6000 F. Il est vrai que cet arrangement a ÇtÇ critiquÇ par les bonnes tàtes de l’endroit. Une fois, c’Çtait un jour de dimanche, il y a quatre ans de cela, M. de Rànal, revenant de l’Çglise en costume de maire, vit de loin le vieux Sorel, entourÇ de ses trois fils, sourire en le regardant. Ce sourire a portÇ un jour fatal dans l’Éme de M. le maire, il pense depuis lors qu’il eñt pu obtenir l’Çchange Ö meilleur marchÇ. Pour arriver Ö la considÇration publique Ö Verriäres, l’essentiel est de ne pas adopter, tout en bÉtissant beaucoup de murs, quelque plan apportÇ d’Italie par ces maáons, qui, au printemps, traversent les gorges du Jura pour gagner Paris. Une telle innovation vaudrait Ö l’imprudent bÉtisseur une Çternelle rÇputation de mauvaise tàte, et il serait Ö jamais perdu aupräs des gens sages et modÇrÇs qui distribuent la considÇration en Franche-ComtÇ. Dans le fait, ces gens sages y exercent le plus ennuyeux despotisme; c’est Ö cause de ce vilain mot que le sÇjour des petites villes est insupportable, pour qui a vÇcu dans cette grande rÇpublique qu’on appelle Paris. La tyrannie de l’opinion, et quelle opinion! est aussi bàte dans les petites villes de France, qu’aux êtats-Unis d’AmÇrique. CHAPITRE II UN MAIRE L’importance! Monsieur, n’est-ce rien? Le respect des sots, l’Çbahissement des enfants, l’envie des riches, le mÇpris du sage. BARNAVE Heureusement pour la rÇputation de M. de Rànal comme administrateur, un immense mur de soutänement Çtait nÇcessaire Ö la promenade publique qui longe la colline Ö une centaine de pieds au-dessus du cours du Doubs. Elle doit Ö cette admirable position une des vues les plus pittoresques de France. Mais, Ö chaque printemps, les eaux de pluie sillonnaient la promenade, y creusaient des ravins et le rendaient impraticable. Cet inconvÇnient senti par tous, mit M. de Rànal dans l’heureuse nÇcessitÇ d’immortaliser son administration par un mur de vingt pieds de hauteur et de trente ou quarante toises de long. Le parapet de ce mur, pour lequel M. de Rànal a dñ faire trois voyages Ö Paris, car l’avant-dernier ministre de l’IntÇrieur s’Çtait dÇclarÇ l’ennemi mortel de la promenade de Verriäres, le parapet de ce mur s’Çläve maintenant de quatre pieds au-dessus du sol. Et, comme pour braver tous les ministres prÇsents et passÇs, on le garnit en ce moment avec des dalles de pierre de taille. Combien de fois, songeant aux bals de Paris abandonnÇs la veille, et la poitrine appuyÇe contre ces grands blocs de pierre d’un beau gris tirant sur le bleu, mes regards ont plongÇ dans la vallÇe du Doubs! Au-delÖ, sur la rive gauche, serpentent cinq ou six vallÇes au fond desquelles l’oeil distingue fort bien de petits ruisseaux. Apräs avoir couru de cascade en cascade, on les voit tomber dans le Doubs. Le soleil est fort chaud dans ces montagnes; lorsqu’il brille d’aplomb, la ràverie du voyageur est abritÇe sur cette terrasse par de magnifiques platanes. Leur croissance rapide et leur belle verdure tirant sur le bleu, ils la doivent Ö la terre rapportÇe, que M. le maire a fait placer derriäre son immense mur de soutänement, car, malgrÇ l’opposition du conseil municipal, il a Çlargi la promenade de plus de six pieds (quoiqu’il soit ultra et moi libÇral, je l’en loue); c’est pourquoi dans son opinion et dans celle de M. Valenod, l’heureux directeur du dÇpìt de mendicitÇ de Verriäres, cette terrasse peut soutenir la comparaison avec celle de Saint-Germain-en-Laye. Je ne trouve quant Ö moi qu’une chose Ö reprendre au COURS DE LA FIDELITê; on lit ce nom officiel en quinze ou vingt endroits, sur des plaques de marbre qui ont valu une croix de plus Ö M. de Rànal, ce que je reprocherais au Cours de la FidÇlitÇ, c’est la maniäre barbare dont l’autoritÇ fait tailler et tondre jusqu’au vif ces vigoureux platanes. Au lieu de ressembler par leurs tàtes basses rondes et aplaties, Ö la plus vulgaire des plantes potagäres, ils ne demanderaient pas mieux que d’avoir ces formes magnifiques qu’on leur voit en Angleterre. Mais la volontÇ de M. le maire est despotique, et deux fois par an tous les arbres appartenant Ö la commune sont impitoyablement amputÇs. Les libÇraux de l’endroit prÇtendent, mais ils exagärent, que la main du jardinier officiel est devenue bien plus sÇväre depuis que M. le vicaire Maslon a pris l’habitude de s’emparer des produits de la tonte. Ce jeune ecclÇsiastique fut envoyÇ de Besanáon, il y a quelques annÇes pour surveiller l’abbÇ ChÇlan et quelques curÇs des environs. Un vieux chirurgien-major de l’armÇe d’Italie, retirÇ Ö Verriäres, et qui de son vivant Çtait Ö la fois, suivant M. le maire, jacobin et bonapartiste, osa bien un jour se plaindre Ö lui de la mutilation pÇriodique de ces beaux arbres. – J’aime l’ombre, rÇpondit M. de Rànal avec la nuance de hauteur convenable quand on parle Ö un chirurgien, membre de la LÇgion d’honneur, j’aime l’ombre, je fais tailler mes arbres pour donner de l’ombre, et je ne conáois pas qu’un arbre soit fait pour autre chose, quand toutefois, comme l’utile noyer, il ne rapporte pas de revenu. VoilÖ le grand mot qui dÇcide de tout Ö Verriäres: RAPPORTER DU REVENU. A lui seul il reprÇsente la pensÇe habituelle de plus des trois quarts des habitants. Rapporter du revenu est la raison qui dÇcide de tout dans cette petite ville qui vous semblait si jolie. L’Çtranger qui arrive, sÇduit par la beautÇ des fraÃ¥ches et profondes vallÇes qui l’entourent s’imagine d’abord que ses habitants sont sensibles au beau, ils ne parlent que trop souvent de la beautÇ de leur pays: on ne peut pas nier qu’ils n’en fassent grand cas, mais c’est parce qu’elle attire quelques Çtrangers dont l’argent enrichit les aubergistes, ce qui, par le mÇcanisme de l’octroi, rapporte du revenu Ö la ville. C’Çtait par un beau jour d’automne que M. de Rànal se promenait sur le Cours de la FidÇlitÇ, donnant le bras Ö sa femme. Tout en Çcoutant son mari qui parlait d’un air grave, l’oeil de Mme de Rànal suivait avec inquiÇtude les mouvements de trois petits garáons. L’aÃ¥nÇ, qui pouvait avoir onze ans, s’approchait trop souvent du parapet et faisait mine d’y monter. Une voix douce prononáait alors le nom d’Adolphe, et l’enfant renonáait Ö son projet ambitieux. Mme de Rànal paraissait une femme de trente ans, mais encore assez jolie. – Il pourrait bien s’en repentir, ce beau monsieur de Paris, disait M. de Rànal d’un air offensÇ, et la joue plus pÉle encore qu’a l’ordinaire. Je ne suis pas sans avoir quelques amis au ChÉteau… Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pages, je n’aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les mÇnagements savants d’un dialogue de province. Ce beau monsieur de Paris, si odieux au maire de Verriäres, n’Çtait autre que M. Appert, qui, deux jours auparavant, avait trouvÇ le moyen de s’introduire, non seulement dans la prison et le dÇpìt de mendicitÇ de Verriäres, mais aussi dans l’hìpital administrÇ gratuitement par le maire et les principaux propriÇtaires de l’endroit. – Mais, disait timidement Mme de Rànal, quel tort peut vous faire ce monsieur de Paris, puisque vous administrez le bien des pauvres avec la plus scrupuleuse probitÇ? – Il ne vient que pour dÇverser le blÉme, et ensuite il fera insÇrer des articles dans les journaux du libÇralisme. – Vous ne les lisez jamais, mon ami. – Mais on nous parle de ces articles jacobins; tout cela nous distrait et nous empàche de faire le bien*. Quant Ö moi, je ne pardonnerai jamais au curÇ. * Historique. CHAPITRE III LE BIEN DES PAUVRES Un curÇ vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village. FLEURY Il faut savoir que le curÇ de Verriäres vieillard de quatre-vingts ans, mais qui devait Ö l’air vif de ces montagnes une santÇ et un caractäre de fer, avait le droit de visiter Ö toute heure la prison, l’hìpital et màme le dÇpìt de mendicitÇ. C’Çtait prÇcisÇment Ö six heures du matin que M. Appert qui de Paris Çtait recommandÇ au curÇ, avait eu la sagesse d’arriver dans une petite ville curieuse. Aussitìt il Çtait allÇ au presbytäre. En lisant la lettre que lui Çcrivait M. le marquis de La Mole, pair de France, et le plus riche propriÇtaire de la province, le curÇ ChÇlan resta pensif. “Je suis vieux et aimÇ ici, se dit-il enfin Ö mi-voix ils n’oseraient!”Se tournant tout de suite vers le monsieur de Paris, avec des yeux oó, malgrÇ le grand Ége, brillait ce feu sacrÇ qui annonce le plaisir de faire une belle action un peu dangereuse: – Venez avec moi, monsieur, et en prÇsence du geìlier et surtout des surveillants du dÇpìt de mendicitÇ, veuillez n’Çmettre aucune opinion sur les choses que nous verrons. M. Appert comprit qu’il avait affaire Ö un homme de coeur: il suivit le vÇnÇrable curÇ visita la prison, l’hospice, le dÇpìt, fit beaucoup de questions, et, malgrÇ d’Çtranges rÇponses, ne se permit pas la moindre marque de blÉme. Cette visite dura plusieurs heures. Le curÇ invita Ö dÃ¥ner M. Appert, qui prÇtendit avoir des lettres Ö Çcrire : il ne voulait pas compromettre davantage son gÇnÇreux compagnon. Vers les trois heures, ces messieurs allärent achever l’inspection du dÇpìt de mendicitÇ, et revinrent ensuite Ö la prison. LÖ, ils trouvärent sur la porte le geìlier, espäce de gÇant de six pieds de haut et Ö jambes arquÇes; sa figure ignoble Çtait devenue hideuse par l’effet de la terreur. – Ah! monsieur, dit-il au curÇ, däs qu’il l’aperáut, ce monsieur, que je vois lÖ avec vous, n’est-il pas M. Appert? – Qu’importe? dit le curÇ. – C’est que depuis hier j’ai l’ordre le plus prÇcis, et que M. le prÇfet a envoyÇ par un gendarme, qui a dñ galoper toute la nuit, de ne pas admettre M. Appert dans la prison. – Je vous dÇclare, M. Noiroud, dit le curÇ, que ce voyageur qui est avec moi, est M. Appert. Reconnaissez-vous que j’ai le droit d’entrer dans la prison Ö toute heure du jour et de la nuit, et en me faisant accompagner par qui je veux? – Oui, M. le curÇ, dit le geìlier Ö voix basse, et baissant la tàte, comme un bouledogue, que fait obÇir Ö regret la crainte du bÉton. Seulement, M. le curÇ, j’ai femme et enfants, si je suis dÇnoncÇ on me destituera; je n’ai pour vivre que ma place. – Je serais aussi bien fÉchÇ de perdre la mienne, reprit le bon curÇ, d’une voix de plus en plus Çmue. – Quelle diffÇrence! reprit vivement le geìlier; vous, M. le curÇ, on sait que vous avez huit cents livres de rente, du bon bien au soleil… Tels sont les faits qui, commentÇs, exagÇrÇs de vingt faáons diffÇrentes, agitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses de la petite ville de Verriäres. Dans ce moment, ils servaient de texte Ö la petite discussion que M. de Rànal avait avec sa femme. Le matin, suivi de M. Valenod directeur du dÇpìt de mendicitÇ, il Çtait allÇ chez le curÇ, pour lui tÇmoigner le plus vif mÇcontentement. M. ChÇlan n’Çtait protÇgÇ par personne; il sentit toute la portÇe de leurs paroles. – Eh bien, messieurs! je serai le troisiäme curÇ, de quatre-vingts ans d’Ége, que les fidäles verront destituer dans ce voisinage. Il y a cinquante-six ans que je suis ici, j’ai baptisÇ presque tous les habitants de la ville, qui n’Çtait qu’un bourg quand j’y arrivai. Je marie tous tes jours des jeunes gens, dont jadis j’ai mariÇ les grands-päres. Verriäres est ma famille, mais la peur de la quitter ne me fera point transiger avec ma conscience ni admettre un autre directeur de mes actions. Je me suis dit en voyant l’Çtranger: “Cet homme, venu de Paris, peut àtre Ö la vÇritÇ un libÇral, il n’y en a que trop, mais quel mal peut-il faire Ö nos pauvres et Ö nos prisonniers?” Les reproches de M. de Rànal, et surtout ceux de M. Valenod, le directeur du dÇpìt de mendicitÇ, devenant de plus en plus vifs: – Eh bien, messieurs! faites-moi destituer, s’Çtait ÇcriÇ le vieux curÇ, d’une voix tremblante. Je n’en habiterai pas moins le pays. On sait qu’il y a quarante-huit ans, j’ai hÇritÇ d’un champ qui rapporte huit cents livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point d’Çconomies illicites dans ma place, moi, messieurs, et c’est peut-àtre pourquoi je ne suis pas si effrayÇ quand on parle de me la faire perdre. M. de Rànal vivait fort bien avec sa femme mais ne sachant que rÇpondre Ö cette idÇe, qu’elle lui rÇpÇtait timidement: Quel mal ce monsieur de Paris peut-il faire aux prisonniers? il Çtait sur le point de se fÉcher tout Ö fait, quand elle jeta un cri. Le second de ses fils venait de monter sur le parapet du mur de la terrasse, et y courait quoique ce mur fñt ÇlevÇ de plus de vingt pieds sur la vigne qui est de l’autre cìtÇ. La crainte ‘effrayer son fils et de le faire tomber empàchait Mme de Rànal de lui adresser la parole. Enfin, l’enfant, qui riait de sa prouesse, ayant regardÇ sa märe, vit sa pÉleur, sauta sur la promenade et accourut Ö elle. Il fut bien grondÇ. Ce petit ÇvÇnement changea le cours de la conversation. – Je veux absolument prendre chez moi Sorel le fils du scieur de planches, dit M. de Rànal, il surveillera les enfants, qui commencent Ö devenir trop diables pour nous. C’est un jeune pràtre, ou autant vaut, bon latiniste, et qui fera faire des progräs aux enfants, car il a un caractäre ferme. dit le curÇ. Je lui donnerai trois cents francs et la nourriture. J’avais quelques doutes sur sa moralitÇ; car il Çtait le benjamin de ce vieux chirurgien, membre de la LÇgion d’honneur, qui, sous prÇtexte qu’il Çtait leur cousin, Çtait venu se mettre en pension chez les Sorel. Cet homme pouvait fort bien n’àtre au fond qu’un agent secret des libÇraux, il disait que l’air de nos montagnes faisait du bien Ö son asthme; mais c’est ce qui n’est pas prouvÇ. Il avait fait toutes les campagnes de BuonapartÇ en Italie; et màme avait, dit-on, signÇ non pour l’Empire dans le temps. Ce libÇral montrait le latin au fils Sorel et lui a laissÇ cette quantitÇ de livres qu’il avait apportÇs avec lui. Aussi n’aurais-je jamais songÇ Ö mettre le fils du charpentier aupräs de nos enfants; mais le curÇ, justement la veille de la scäne qui vient de nous brouiller Ö jamais, m’a dit que ce Sorel Çtudie la thÇologie depuis trois ans, avec le projet d’entrer au sÇminaire; il n’est donc pas libÇral, et il est latiniste. “Cet arrangement convient de plus d’une faáon, continua M. de Rànal, en regardant sa femme d’un air diplomatique, le Valenod est tout fier des deux beaux normands qu’il vient d’acheter pour sa caläche. Mais il n’a pas de prÇcepteur pour ses enfants. – Il pourrait bien nous enlever celui-ci. – Tu approuves donc mon projet? dit M. de Rànal, remerciant sa femme, par un sourire, de l’excellente idÇe qu’elle venait d’avoir. Allons, voilÖ qui est dÇcidÇ. – Ah, bon Dieu! mon cher ami, comme tu prends vite un parti! – C’est que j’ai du caractäre, moi, et le curÇ l’a bien vu. Ne dissimulons rien, nous sommes environnÇs de libÇraux ici. Tous ces marchands de toile me portent envie, j’en ai la certitude, deux ou trois deviennent des richards, eh bien, j’aime assez qu’ils voient passer les enfants de M. de Rànal allant Ö la promenade sous la conduite de leur prÇcepteur. Cela imposera. Mon grand-päre nous racontait souvent que, dans sa jeunesse, il avait eu un prÇcepteur. C’est cent Çcus qu’il m’en pourra coñter, mais ceci doit àtre classÇ comme une dÇpense nÇcessaire pour soutenir notre rang. Cette rÇsolution subite laissa Mme de Rànal toute pensive. C’Çtait une femme grande, bien faite, qui avait ÇtÇ la beautÇ du pays, comme on dit dans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicitÇ, et de la jeunesse dans la dÇmarche, aux yeux d’un Parisien, cette grÉce naãve, pleine d’innocence et de vivacitÇ, serait màme allÇe jusqu’Ö rappeler des idÇes de douce voluptÇ. Si elle eñt appris ce genre de succäs, Mme de Rànal en eñt ÇtÇ bien honteuse. Ni la coquetterie, ni l’affection n’avaient jamais approchÇ de ce coeur. M. Valenod, le riche directeur du dÇpìt, passait pour lui avoir fait la cour, mais sans succäs ce qui avait jetÇ un Çclat singulier sur sa vertu; car ce M. Valenod, grand jeune homme, taillÇ en force, avec un visage colorÇ et de gros favoris noirs, Çtait un de ces àtres grossiers, effrontÇs et broyants qu’en province on appelle de beaux hommes. Mme de Rànal, fort timide, et d’un caractäre en apparence fort inÇgal Çtait surtout choquÇe du mouvement continuel, et des Çclats de voix de M. Valenod. L’Çloignement qu’elle avait pour ce qu’Ö Verriäres on appelle de la joie, lui avait valu la rÇputation d’àtre träs fiäre de sa naissance. Elle n’y songeait pas, mais avait ÇtÇ fort contente de voir les habitants de la ville venir moins chez elle. Nous ne dissimulerons pas qu’elle passait pour sotte aux yeux de leurs dames, parce que sans nulle politique Ö l’Çgard de son mari, elle laissait Çchapper les plus belles occasions de se faire acheter de beaux chapeaux de Paris ou de Besanáon. Pourvu qu’on la laissÉt seule errer dans son beau jardin, elle ne se plaignait jamais. C’Çtait une Éme naãve, qui jamais ne s’Çtait ÇlevÇe màme jusqu’Ö juger son mari, et Ö s’avouer qu’il l’ennuyait. Elle supposait sans se le dire qu’entre mari et femme il n’y avait pas de plus douces relations. Elle aimait surtout M. de Rànal quand il lui parlait de ses projets sur leurs enfants, dont il destinait l’un Ö l’ÇpÇe, le second Ö la magistrature, et le troisiäme Ö l’êglise. En somme elle trouvait M. de Rànal beaucoup moins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance. Ce jugement conjugal Çtait raisonnable. Le maire de Verriäres devait une rÇputation d’esprit et surtout de bon ton Ö une demi-douzaine de plaisanteries dont il avait hÇritÇ d’un oncle. Le vieux capitaine de Rànal servait avant la RÇvolution dans le rÇgiment d’infanterie de M. le duc d’OrlÇans, et, quand il allait Ö Paris, Çtait admis dans les salons du prince. Il y avait vu Mme de Montesson, la fameuse Mme de Genlis, M. Ducrest, l’inventeur du Palais-Roval. Ces personnages ne reparaissaient que trop souvent dans les anecdotes de M. de Rànal. Mais peu Ö peu ce souvenir de choses aussi dÇlicates Ö raconter Çtait devenu un travail pour lui, et depuis quelque temps, il ne rÇpÇtait que dans les grandes occasions ses anecdotes relatives Ö la maison d’OrlÇans. Comme il Çtait d’ailleurs fort poli, exceptÇ lorsqu’on parlait d’argent, il passait, avec raison, pour le personnage le plus aristocratique de Verriäres. CHAPITRE UN PERE ET UN FILS E sarÖ mia colpa, Se cosi ä? MACHIAVELLI “Ma femme a rÇellement beaucoup de tàte! se disait, le lendemain Ö six heures du matin, le maire de Verriäres, en descendant Ö la scie du päre Sorel. Quoique je le lui aie dit, pour conserver la supÇrioritÇ qui m’appartient, je n’avais pas songÇ que si Je ne prends pas ce petit abbÇ Sorel, qui dit-on sait le latin comme un ange, le directeur du dÇpìt, cette Éme sans repos, pourrait bien avoir la màme idÇe que moi et me l’enlever. Avec quel ton de suffisance il parlerait du prÇcepteur de ses enfants!… Ce prÇcepteur, une fois Ö moi, portera-t-il la soutane?” M. de Rànal Çtait absorbÇ dans ce doute, lorsqu’il vit de loin un paysan, homme de präs de six pieds, qui, däs le petit jour, semblait fort occupÇ Ö mesurer des piäces de bois dÇposÇes le long du Doubs, sur le chemin de halage. Le paysan n’eut pas l’air fort satisfait de voir approcher M. le maire; car ces piäces de bois obstruaient le chemin, et Çtaient dÇposÇes lÖ en contravention. Le päre Sorel, car c’Çtait lui, fut träs surpris et encore plus content de la singuliäre proposition que M. de Rànal lui faisait pour son fils Julien. Il ne l’en Çcouta pas moins avec cet air de tristesse mÇcontente et de dÇsintÇràt, dont sait si bien se revàtir la finesse des habitants de ces montagnes. Esclaves du temps de la domination espagnole, ils conservent encore ce trait de la physionomie du fellah de l’êgypte. La rÇponse de Sorel ne fut d’abord que la longue rÇcitation de toutes les formules de respect qu’il savait par coeur. Pendant qu’il rÇpÇtait ces vaines paroles, avec un sourire gauche qui augmentait l’air de faussetÇ et presque de friponnerie naturel Ö sa physionomie, l’esprit actif du vieux paysan cherchait Ö dÇcouvrir quelle raison pouvait porter un homme aussi considÇrable Ö prendre chez lui son vaurien de fils. Il Çtait fort mÇcontent de Julien et c’Çtait pour lui que M. de Rànal lui offrait le gage inespÇrÇ de trois cents francs par an, avec la nourriture et màme l’habillement. Cette derniäre prÇtention, que le päre Sorel avait eu le gÇnie de mettre en avant subitement, avait ÇtÇ accordÇe de màme par M. de Rànal. Cette demande frappa le maire.”Puisque Sorel n’est pas ravi et comblÇ par ma proposition, comme naturellement il devrait l’àtre, il est clair, se dit-il, qu’on lui a fait des offres d’un autre cìtÇ et de qui peuvent-elles venir, si ce n’est du Valenod.”Ce fut en vain que M. de Rànal pressa Sorel de conclure sur-le-champ: l’astuce du vieux paysan s’y refusa opiniÉtrement; il voulait, disait-il, consulter son fils, comme si, en province, un päre riche consultait un fils qui n’a rien, autrement que pour la forme. Une scie Ö eau se compose d’un hangar au bord d’un ruisseau. Le toit est soutenu par une charpente qui porte sur quatre gros piliers en bois. A huit ou dix pieds d’ÇlÇvation, au milieu du hangar, on voit une scie qui monte et descend, tandis qu’un mÇcanisme fort simple pousse contre cette scie une piäce de bois. C’est une roue mise en mouvement par le ruisseau qui fait aller ce double mÇcanisme, celui de la scie qui monte et descend, et celui qui pousse doucement la piäce de bois vers la scie, qui la dÇbite en planches. En approchant de son usine, le päre Sorel appela Julien de sa voix de stentor, personne ne rÇpondit. Il ne vit que ses fils aÃ¥nÇs, espäces de gÇants qui, armÇs de lourdes haches, Çquarrissaient les troncs de sapin, qu’ils allaient porter Ö la scie. Tout occupÇs Ö suivre exactement la marque noire tracÇe sur la piäce de bois, chaque coup de leur hache en sÇparait des copeaux Çnormes. Ils n’entendirent pas la voix de leur päre. Celui-ci se dirigea vers le hangar en y entrant, il chercha vainement Julien Ö la place qu’il aurait dñ occuper, Ö cìtÇ de la scie. Il l’aperáut Ö cinq ou six pieds plus haut, Ö cheval sur l’une des piäces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mÇcanisme, Julien lisait. Rien n’Çtait plus antipathique au vieux Sorel; il eñt peut-àtre pardonnÇ Ö Julien sa taille mince peu propre aux travaux de force, et si diffÇrente de celle de ses aÃ¥nÇs; mais cette manie de lecture lui Çtait odieuse, il ne savait pas lire lui-màme. Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait Ö son livre! bien plus que le bruit de la scie l’empàcha d’entendre la terrible voix de son päre. Enfin, malgrÇ son Ége, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis Ö l’action de la scie, et de lÖ sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien, un second coup aussi violent, donnÇ sur la tàte, en forme de calotte, lui fit perdre l’Çquilibre. Il allait tomber Ö douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisÇ, mais son päre le retint de la main gauche, comme il tombait. – Eh bien, paresseux! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde Ö la scie? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curÇ, Ö la bonne heure. Julien, quoiqu’Çtourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, Ö cìtÇ de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins Ö cause de la douleur physique, que pour la perte de son livre qu’il adorait. – Descends, animal, que je te parle. Le bruit de la machine empàcha encore Julien d’entendre cet ordre. Son päre qui Çtait descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mÇcanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l’en frappa sur l’Çpaule. A peine Julien fut-il Ö terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison.”Dieu sait ce qu’il va me faire!”se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau oó Çtait tombÇ son livre; c’Çtait celui de tous qu’il affectionnait le plus, le MÇmorial de Sainte-HÇläne. Il avait les joues pourpres et les yeux baissÇs. C’Çtait un petit jeune homme de dix-huit Ö dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irrÇguliers, mais dÇlicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonáaient de la rÇflexion et du feu, Çtaient animÇs en cet instant de l’expression de la haine la plus fÇroce. Des cheveux chÉtain foncÇ, plantÇs fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de coläre, un air mÇchant. Parmi les innombrables variÇtÇs de la physionomie humaine, il n’en est peut-àtre point qui se soit distinguÇe par une spÇcialitÇ plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annonáait plus de lÇgäretÇ que de vigueur. Däs sa premiäre jeunesse son air extràmement pensif et sa grande pÉleur avaient donnÇ l’idÇe Ö son päre qu’il ne vivrait pas, ou qu’il vivrait pour àtre une charge Ö sa famille. Objet des mÇpris de tous Ö la maison, il haãssait ses fräres et son päre; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il Çtait toujours battu. Il n’y avait pas un an que sa jolie figure commenáait Ö lui donner quelques voix amies parmi les jeunes tilles. MÇprisÇ de tout le monde, comme un àtre faible, Julien avait adorÇ ce vieux chicurgien-major qui un jour osa parler au maire au sujet des platanes. Ce chirurgien payait quelquefois au päre Sorel la journÇe de son fils, et lui enseignait le latin et l’histoire c’est-Ö-dire ce qu’il savait d’histoire, la campagne de 1796 en Italie. En mourant, il lui avait lÇguÇ sa croix de la LÇgion d’honneur, les arrÇrages de sa demi-solde, et trente ou quarante volumes, dont le plus prÇcieux venait de faire le saut dans le ruisseau public, dÇtournÇ par le crÇdit de M. le maire. A peine entrÇ dans la maison, Julien se sentit l’Çpaule arràtÇe par la puissante main de son päre; il tremblait, s’attendant Ö quelques coups. – RÇponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d’un enfant retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes de Julien se trouvärent en face des petits yeux gris et mÇchants du vieux charpentier qui avait l’air de vouloir lire jusqu’au fond de son Éme. CHAPITRE V UNE NEGOCIATION Cunctando restituit rem. ENNIUS. – RÇponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien de lisard, d’oó connais-tu Mme de Rànal, quand lui as-tu parlÇ? – Je ne lui ai jamais parlÇ rÇpondit Julien, je n’ai jamais vu cette dame qu’Ö l’Çglise. – Mais tu l’auras regardÇe, vilain effrontÇ? – Jamais! Vous savez qu’Ö l’Çglise je ne vois que Dieu, ajouta Julien, avec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, Ö Çloigner le retour des taloches. – Il y a pourtant quelque chose lÖ-dessous, rÇpliqua le paysan malin, et il se tut un instant; mais je ne saurai rien de toi, maudit sournois. Au fait, je vais àtre dÇlivrÇ de toi, et ma scie n’en ira que mieux. Tu as gagnÇ M. le curÇ ou tout autre qui t’a procurÇ une belle place. Va faire ton paquet, et je te mänerai chez M. de Rànal, oó tu seras prÇcepteur des enfants. – Qu’aurai-je pour cela? – La nourriture, l’habillement et trois cents francs de gages. – Je ne veux pas àtre domestique. – Animal, qui te parle d’àtre domestique, est-ce que je voudrais que mon fils fñt domestique? – Mais, avec qui mangerai-je? Cette demande dÇconcerta le vieux Sorel, il sentit qu’en parlant, il pourrait commettre quelque imprudence; il s’emporta contre Julien, qu’il accabla d’injures, en l’accusant de gourmandise, et le quitta pour aller consulter ses autres fils. Julien les vit bientìt apräs, chacun appuyÇ sur sa hache et tenant conseil. Apräs les avoir longtemps regardÇs, Julien ne pouvant rien deviner, alla se placer de l’autre cìtÇ de la scie, pour Çviter d’àtre surpris. Il voulait penser mñrement Ö cette annonce imprÇvue qui changeait son sort, mais il se sentit incapable de prudence; son imagination Çtait tout entiäre Ö se figurer ce qu’il verrait dans la belle maison de M. de Rànal. “Il faut renoncer Ö tout cela se dit-il, plutìt que de se laisser rÇduire Ö manger avec lÇs domestiques. Mon päre voudra m’y forcer; plutìt mourir. J’ai quinze francs huit sous d’Çconomie, je me sauve cette nuit, en deux jours, par des chemins de traverse oó je ne crains nul gendarme, je suis Ö Besanáon; lÖ, je m’engage comme soldat, et, s’il le faut, je passe en Suisse. Mais alors plus d’avancement, plus d’ambition pour moi, plus de ce bel Çtat de pràtre qui mäne Ö tout.” Cette horreur pour manger avec les domestiques n’Çtait pas naturelle Ö Julien; il eñt fait, pour arriver Ö lÖ fortune, des choses bien autrement pÇnibles. Il puisait cette rÇpugnance dans les Confessions de Rousseau. C’Çtait le seul livre Ö l’aide duquel son imagination se figurÉt le monde. Le recueil des bulletins de la grande armÇe et le MÇmorial de Sainte-HÇläne complÇtaient son Coran. Il se serait fait tuer pour ces trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre. D’apräs un mot du vieux chirurgien-major, il regardait tous les autres livres du monde comme menteurs, et Çcrits par des fourbes pour avoir de l’avancement. Avec une Éme de feu, Julien avait une de ces mÇmoires Çtonnantes si souvent unies Ö la sottise. Pour gagner le vieux curÇ ChÇlan, duquel il voyait bien que dÇpendait son sort Ö venir, il avait appris par coeur tout le Nouveau Testament en latin, il savait aussi le livre Du Pape de M. de Maistre, et croyait Ö l’un aussi peu qu’Ö l’autre. Comme par un accord mutuel. Sorel et son fils Çvitärent de se parler ce jour-lÖ. Sur la brune, Julien alla prendre sa leáon de thÇologie chez le curÇ, mais il ne jugea pas prudent de lui rien dire de l’Çtrange proposition qu’on avait faite Ö son päre.”Peut-àtre est-ce un piäge, se disait-il, il faut taire semblant de l’avoir oubliÇ.” Le lendemain de bonne heure, M. de Rànal fit appeler le vieux Sorel, qui, apräs s’àtre fait attendre une heure ou deux, finit par arriver, en faisant däs la porte cent excuses, entremàlÇes d’autant de rÇvÇrences. A force de parcourir toutes sortes d’objections, Sorel comprit que son fils mangerait avec le maÃ¥tre et la maÃ¥tresse de maison, et les jours oó il y aurait du monde, seul dans une chambre Ö part avec les enfants. Toujours plus disposÇ Ö incidenter Ö mesure qu’il distinguait un vÇritable empressement chez M. le maire, et d’ailleurs rempli de dÇfiance et d’Çtonnement, Sorel demanda Ö voir la chambre oó coucherait son fils. C’Çtait une grande piäce meublÇe fort proprement, mais dans laquelle on Çtait dÇjÖ occupÇ Ö transporter les lits des trois enfants. Cette circonstance fut un trait de lumiäre pour le vieux paysan; il demanda aussitìt avec assurance Ö voir l’habit que l’on donnerait Ö son fils. M. de Rànal ouvrit son bureau et prit cent francs. – Avec cet argent, votre fils ira chez M. Durand, le drapier, et lävera un habit noir complet. – Et quand màme je le retirerais de chez vous, dit le paysan qui avait tout Ö coup oubliÇ ses formes rÇvÇrencieuses, cet habit noir lui restera? – Sans doute. – Oh! bien, dit Sorel, d’un ton de voix traÃ¥nard, il ne reste donc plus qu’Ö nous mettre d’accord sur une seule chose, l’argent que vous lui donnerez. – Comment! s’Çcria M. de Rànal indignÇ, nous sommes d’accord depuis hier: je donne trois cents francs; je crois que c’est beaucoup, et peut-àtre trop. – C’Çtait votre offre, je ne le nie point, dit le vieux Sorel, parlant encore plus lentement, et, par un effort de gÇnie qui n’Çtonnera que ceux qui ne connaissent pas les paysans francs-comtois, il ajouta, en regardant fixement M. de Rànal: Nous trouvons mieux ailleurs. A ces mots, la figure du maire fut bouleversÇe. Il revint cependant Ö lui, et, apräs une conversation savante de deux grandes heures, oó pas un mot ne fut dit au hasard la finesse du paysan l’emporta sur la finesse de l’homme riche, qui n’en a pas besoin pour vivre. Tous les nombreux articles, qui devaient rÇgler la nouvelle existence de Julien, se trouvärent arràtÇs; non seulement ses appointements furent rÇglÇs Ö quatre cents francs, mais on dut les payer d’avance, le premier de chaque mois. – Eh bien, je lui remettrai trente-cinq francs, dit M. de Rànal. – Pour faire la somme ronde, un homme riche et gÇnÇreux comme monsieur notre maire, dit le paysan d’une voix cÉline, ira bien jusqu’Ö trente-six francs. – Soit, dit M. de Rànal, mais finissons-en. Pour le coup, la coläre lui donnait le ton de la fermetÇ. Le paysan vit qu’il fallait cesser de marcher en avant. Alors, Ö son tour M. de Rànal fit des progräs. Jamais il ne voulut remettre le premier mois de trente-six francs au vieux Sorel fort empressÇ de le recevoir pour son fils. M. de Rànal vint Ö penser qu’il serait obligÇ de raconter Ö sa femme le rìle qu’il avait jouÇ dans toute cette nÇgociation. – Rendez-moi les cent francs que je vous ai remis, dit-il avec humeur. M. Durand me doit quelque chose. J’irai avec votre fils faire la levÇe du drap noir. Apräs cet acte de vigueur, Sorel rentra prudemment dans ses formules respectueuses; elles prirent un bon quart d’heure. A la fin voyant qu’il n’y avait dÇcidÇment plus rien Ö gagner, il se retira. Sa derniäre rÇvÇrence finit par ces mots: – Je vais envoyer mon fils au chÉteau. C’Çtait ainsi que les administrÇs de M. le maire appelaient sa maison quand ils voulaient lui plaire. De retour Ö son usine, ce fut en vain que Sorel chercha son fils. Se mÇfiant de ce qui pouvait arriver, Julien Çtait sorti au milieu de la nuit. Il avait voulu mettre en sñretÇ ses livres et sa croix de la LÇgion d’honneur. Il avait transportÇ le tout chez un jeune marchand de bois, son ami, nommÇ FouquÇ, qui habitait dans la haute montagne qui domine Verriäres. Quand il reparut: – Dieu sait, maudit paresseux, lui dit son päre, si tu auras jamais assez d’honneur pour me payer le prix de ta nourriture, que j’avance depuis tant d’annÇes! Prends tes guenilles, et va-t’en chez M. le maire. Julien. ÇtonnÇ de n’àtre pas battu. se hÉta de partir. Mais Ö peine hors de la vue de son terrible päre il ralentit le pas. Il jugea qu’il serait utile Ö son hypocrisie d’aller faire une station Ö l’Çglise. Ce mot vous surprend? Avant d’arriver Ö cet horrible mot, l’Éme du jeune paysan avait eu bien du chemin Ö parcourir. Däs sa premiäre enfance, la vue de certains dragons du 6Ç, aux longs manteaux blancs, et la tàte couverte de casques aux longs crins noirs, qui revenaient d’Italie et que Julien vit attacher leurs chevaux Ö la fenàtre grillÇe de la maison de son päre, le rendit fou de l’Çtat militaire. Plus tard, il Çcoutait avec transport les rÇcits des batailles du pont de Lodi, d’Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux chirurgien-major. Il remarqua les regards enflammÇs que le vieillard jetait sur sa croix. Mais lorsque Julien avait quatorze ans, on commenáa Ö bÉtir Ö Verriäres une Çglise, que l’on peut appeler magnifique pour une aussi petite ville. Il y avait surtout quatre colonnes de marbre dont la vue frappa Julien; elles devinrent cÇläbres dans le pays, par la haine mortelle qu’elles suscitärent entre le juge de paix et le jeune vicaire, envoyÇ de Besanáon, qui passait pour àtre l’espion de la congrÇgation. Le juge de paix fut sur le point de perdre sa place, du moins telle Çtait l’opinion commune. N’avait-il pas osÇ avoir un diffÇrend avec un pràtre, qui, presque tous les quinze jours, allait Ö Besanáon, oó il voyait, disait-on, Mgr l’Çvàque? Sur ces entrefaites, le juge de paix, päre d’une nombreuse famille, rendit plusieurs sentences qui semblärent injustes, toutes furent portÇes contre ceux des habitants qui lisaient le Constitutionnel. Le bon parti triompha. Il ne s’agissait, il est vrai, que de sommes de trois ou cinq francs; mais une de ces petites amendes dot àtre payÇe par un cloutier, parrain de Julien. Dans sa coläre cet homme s’Çcriait: “Quel changement! et dire que, depuis plus de vingt ans, le juge de paix passait pour un si honnàte homme!”Le chirurgien-major, ami de Julien, Çtait mort. Tout Ö coup Julien cessa de parler de NapolÇon; il annonáa le projet de se faire pràtre, et on le vit constamment, dans la scie de son päre, occupÇ Ö apprendre par coeur une bible latine que le curÇ lui avait pràtÇe. Ce bon vieillard, ÇmerveillÇ de ses progräs, passait des soirÇes entiäres Ö lui enseigner la thÇologie. Julien ne faisait paraÃ¥tre devant lui que des sentiments pieux. Qui eñt pu deviner que cette figure de jeune fille, si pÉle et si douce cachait la rÇ solution inÇbranlable de s’exposer Ö mille morts plutìt que de ne pas faire fortune? Pour Julien, faire fortune, c’Çtait d’abord sortir de Verriäres; il abhorrait sa patrie. Tout ce qu’il y voyait glaáait son imagination. Däs sa premiäre enfance, il avait eu des moments d’exaltation. Alors il songeait avec dÇlices qu’un jour il serait prÇsentÇ aux jolies femmes de Paris; il saurait attirer leur attention par quelque action d’Çclat. Pourquoi ne serait-il pas aimÇ de l’une d’elles, comme Bonaparte pauvre encore, avait ÇtÇ aimÇ de la brillante Mme de Beauharnais? Depuis bien des annÇes, Julien ne passait peut-àtre pas une heure de sa vie, sans se dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s’Çtait fait le maÃ¥tre du monde avec son ÇpÇe. Cette idÇe le consolait de ses malheurs qu’il croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait. La construction de l’Çglise et les sentences du juge de paix l’Çclairärent tout Ö coup; une idÇe qui lui vint le rendit comme fou pendant quelques semaines, et enfin s’empara de lui avec la toute-puissance de la premiäre idÇe qu’une Éme passionnÇe croit avoir inventÇe. “Quand Bonaparte fit parler de lui la France avait peur d’àtre envahie; le mÇrite militaire Çtait nÇcessaire et Ö la mode. Aujourd’hui, on voit des pràtres, de quarante ans, avoir cent mille francs d’appointements, c’est-Ö-dire trois fois autant que les fameux gÇnÇraux de division de NapolÇon. Il leur faut des gens qui les secondent. VoilÖ ce juge de paix, si bonne tàte, si honnàte homme jusqu’ici, si vieux, qui se dÇshonore par crainte de dÇplaire Ö un jeune vicaire de trente ans. Il faut àtre pràtre.” Une fois, au milieu de sa nouvelle piÇtÇ, il y avait dÇjÖ deux ans que Julien Çtudiait la thÇologie, il fut trahi par une irruption soudaine du feu qui dÇvorait son Éme. Ce fut chez M. ChÇlan Ö un dÃ¥ner de pràtres auquel le bon curÇ l’avait prÇsentÇ comme un prodige d’instruction, il lui arriva de louer NapolÇon avec fureur. Il se lia le bras droit contre la poitrine prÇtendit s’àtre disloquÇ le bras en remuant un tronc dÇ sapin, et le porta pendant deux mois dans cette position gànante. Apräs cette peine afflictive, il se pardonna. VoilÖ le jeune homme de dix-neuf ans, mais faible en apparence, et Ö qui l’on en eñt tout au plus donnÇ dix-sept, qui, portant un petit paquet sous le bras, entrait dans la magnifique Çglise de Verriäres. Il la trouva sombre et solitaire. A l’occasion d’une fàte, toutes les croisÇes de l’Çdifice avaient ÇtÇ couvertes d’Çtoffe cramoisie. Il en rÇsultait, aux rayons du soleil, un effet de lumiäre Çblouissant, du caractäre le plus imposant et le plus religieux. Julien tressaillit. Seul dans l’Çglise, il s’Çtablit dans le banc qui avait la plus belle apparence. Il portait les armes de M. de Rànal. Sur le prie-Dieu, Julien remarqua un morceau de papier imprimÇ, ÇtalÇ lÖ comme pour àtre lu. Il y porta es yeux et vit: DÇtails de l’exÇcution et des derniers moments de Louis Jenrel, exÇcutÇ Ö Besanáon, le… Le papier Çtait dÇchirÇ. Au revers on lisait les deux premiers mots d’une ligne, c’Çtaient: Le premier pas. “Qui a pu mettre ce papier lÖ? dit Julien. Pauvre malheureux, ajouta-t-il avec un soupir, son nom finit comme le mien…”et il froissa le papier. En sortant, Julien crut voir du sang präs du bÇnitier, c’Çtait de l’eau bÇnite qu’on avait rÇpandue: le reflet des rideaux rouges qui couvraient les fenàtres la faisait paraÃ¥tre du sang. Enfin, Julien eut honte de sa terreur secräte. “Serais-je un lÉche? se dit-il, aux armes!” Ce mot, si souvent rÇpÇtÇ dans les rÇcits de batailles du vieux chirurgien, Çtait hÇroãque pour Julien. Il se leva et marcha rapidement vers la maison de M. de Rànal. MalgrÇ ses belles rÇsolutions, däs qu’il l’aperáut Ö vingt pas de lui, il fut saisi d’une invincible timiditÇ. La grille de fer Çtait ouverte, elle lui semblait magnifique, il fallait entrer lÖ-dedans. Julien n’Çtait pas la seule personne dont le coeur fñt troublÇ par son arrivÇe dans cette maison. L’extràme timiditÇ de Mme de Rànal Çtait dÇconcertÇe par l’idÇe de cet Çtranger, qui, d’apräs ses fonctions, allait se trouver constamment entre elle et ses enfants. Elle Çtait accoutumÇe Ö avoir ses fils couchÇs dans sa chambre. Le matin, bien des larmes avaient coulÇ quand elle avait vu transporter leurs petits lits dans l’appartement destinÇ au prÇcepteur. Ce fut en vain qu’elle demanda Ö son mari que le lit de Stanislas-Xavier, le plus jeune, fñt reportÇ dans sa chambre. La dÇlicatesse de femme Çtait poussÇe Ö un point excessif chez Mme de Rànal. Elle se faisait l’image la plus dÇsagrÇable d’un àtre grossier et mal peignÇ, chargÇ de gronder ses enfants, uniquement parce qu’il savait le latin, un langage barbare pour lequel on fouetterait ses fils. CHAPITRE Vl L’ENNUI Non so pió cosa son, Cosa faccio. MOZART: Figaro. Avec la vivacitÇ et la grÉce qui lui Çtaient naturelles quand elle Çtait loin des regards des hommes, Mme de Rànal sortait par la porte-fenàtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperáut präs de la porte d’entrÇe la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extràmement pÉle et qui venait de pleurer. Il Çtait en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette. Le teint de ce petit paysan Çtait si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de Mme de Rànal eut d’abord l’idÇe que ce pouvait àtre une jeune fille dÇguisÇe, qui venait demander quelque grÉce Ö M. le maire. Elle eut pitiÇ de cette pauvre crÇature, arràtÇe Ö la porte d’entrÇe, et qui Çvidemment n’osait pas lever la main jusqu’Ö la sonnette. Mme de Rànal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivÇe du prÇcepteur. Julien tournÇ vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout präs de l’oreille: – Que voulez-vous ici, mon enfant? Julien se tourna vivement, et frappÇ du regard si rempli de grÉce de Mme de Rànal, il oublia une partie de sa timiditÇ. Bientìt, ÇtonnÇ de sa beautÇ, il oublia tout, màme ce qu’il venait faire. Mme de RÇnal avait rÇpÇtÇ sa question. – Je viens pour àtre prÇcepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux. Mme de Rànal resta interdite; ils Çtaient fort präs l’un de l’autre Ö se regarder. Julien n’avait jamais vu un àtre aussi bien vàtu et surtout une femme avec un teint si Çblouissant, lui parler d’un air doux. Mme de Rànal regardait les grosses larmes, qui s’Çtaient arràtÇes sur les joues si pÉles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientìt elle se mit Ö rire, avec toute la gaietÇ folle d’une jeune fille; elle se moquait d’elle-màme et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’Çtait lÖ ce prÇcepteur qu’elle s’Çtait figurÇ comme un pràtre sale et mal vàtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants! – Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin? Ce mot de monsieur Çtonna si fort Julien qu’il rÇflÇchit un instant. – Oui, madame, dit-il timidement. Mme de Rànal Çtait si heureuse, qu’elle osa dire Ö Julien: – Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants? – Moi, les gronder, dit Julien ÇtonnÇ, et pourquoi? – N’est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle apräs un petit silence et d’une voix dont chaque instant augmentait l’Çmotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez? S’entendre appeler de nouveau monsieur, bien sÇrieusement, et par une dame si bien vàtue Çtait au-dessus de toutes les prÇvisions de Julien: dans tous les chÉteaux en Espagne de sa jeunesse, il s’Çtait dit qu’aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rànal de son cìtÇ Çtait complätement trompÇe par la beautÇ du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu’Ö l’ordinaire parce que pour se rafraÃ¥chir il venait de plonger la tàte dans le bassin de la fontaine publique. A sa grande joie elle trouvait l’air timide d’une jeune fille Ö ce fatal prÇcepteur, dont elle avait tant redoutÇ pour ses enfants la duretÇ et le ton rÇbarbatif. Pour l’Éme si paisible de Mme de Rànal, le contraste de ses craintes et de ce qu’elle voyait fut un grand ÇvÇnement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut ÇtonnÇe de se trouver ainsi Ö la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si präs de lui. – Entrons, monsieur, lui dit-elle d’un air assez embarrassÇ. De sa vie, une sensation purement agrÇable n’avait aussi profondÇment Çmu Mme de Rànal; jamais une apparition aussi gracieuse n’avait succÇdÇ Ö des craintes plus inquiÇtantes. Ainsi ses jolis enfants, si soignÇs par elle, ne tomberaient pas dans les mains d’un pràtre sale et grognon. A peine entrÇe sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la suivait timidement. Son air ÇtonnÇ, Ö l’aspect d’une maison si belle, Çtait une grÉce de plus aux yeux de Mme de Rànal. Elle ne pouvait en croire ses yeux, il lui semblait surtout que le prÇcepteur devait avoir un habit noir. – Mais est-il vrai, monsieur, lui dit-elle, en s’arràtant encore, et craignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait heureuse, vous savez le latin? Ces mots choquärent l’orgueil de Julien et dissipärent le charme dans lequel il vivait depuis un quart d heure. – Oui, madame, lui dit-il, en cherchant Ö prendre un air froid, Je sais le latin aussi bien que M. le curÇ et màme quelquefois il a la bontÇ de dire mieux que lui. Mme de Rànal trouva que Julien avait l’air fort mÇchant; il s’Çtait arràtÇ Ö deux pas d’elle. Elle s’approcha et lui dit Ö mi-voix: – N’est-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le fouet Ö mes enfants, màme quand ils ne sauraient pas leurs leáons? Ce ton si doux et presque suppliant d’une si belle dame fit tout Ö coup oublier Ö Julien ce qu’il devait Ö sa rÇputation de latiniste. La figure de Mme de Rànal Çtait präs de la sienne, il sentit le parfum des vàtements d’ÇtÇ d’une femme, chose si Çtonnante pour un pauvre paysan. Julien rougit extràmement et dit avec un soupir, et d’une voix dÇfaillante: – Ne craignez rien, madame, je vous obÇirai en tout. Ce fut en ce moment seulement, quand son inquiÇtude pour ses enfants fut tout Ö fait dissipÇe, que Mme de Rànal fut frappÇe de l’extràme beautÇ de Julien. La forme presque fÇminine de ses traits, et son air d’embarras, ne semblärent point ridicules Ö une femme extràmement timide elle-màme. L’air mÉle que l’on trouve communÇment nÇcessaire Ö la beautÇ d’un homme lui eñt fait peur. – Quel Ége avez-vous, monsieur? dit-elle Ö Julien. – Bientìt dix-neuf ans. – Mon fils aÃ¥nÇ a onze ans, reprit Mme de Rànal tout Ö fait rassurÇe, ce sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois son päre a voulu le battre; l’enfant a ÇtÇ malade pendant toute une semaine, et cependant c’Çtait un bien petit coup. “Quelle diffÇrence avec moi, pensa Julien. Hier encore mon päre m’a battu. Que ces gens riches sont heureux!” Mme de Rànal en Çtait dÇjÖ Ö saisir les moindres nuances de ce qui se passait dans l’Éme du prÇcepteur; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la timiditÇ, et voulut l’encourager. – Quel est votre nom, monsieur? lui dit-elle, avec un accent et une grÉce dont Julien sentit tout le charme, sans pouvoir s’en rendre compte. – On m’appelle Julien Sorel, madame; je tremble en entrant pour la premiäre fois de ma vie dans une maison Çtrangäre j’ai besoin de votre protection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers jours. Je n’ai jamais ÇtÇ au colläge, j’Çtais trop pauvre; je n’ai jamais parlÇ Ö d’autres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la LÇgion d’honneur, et M. le curÇ ChÇlan. Il vous rendra bon tÇmoignage de moi. Mes fräres m’ont toujours battu, ne les croyez pas s’ils vous disent du mal de moi, pardonnez mes fautes, madame, je n’aurai jamais mauvaise intention. Julien se rassurait pendant ce long discours, il examinait Mme de Rànal. Tel est l’effet de la grÉce parfaite quand elle est naturelle au caractäre, et que surtout lÖ personne qu’elle dÇcore ne songe pas Ö avoir de la grÉce; Julien, qui se connaissait fort bien en beautÇ fÇminine eñt jurÇ dans cet instant qu’elle n’avait que vingt ans. Il eut sur-le-champ l’idÇe hardie de lui baiser la main. Bientìt il eut peur de son idÇe, un instant apräs, il se dit: “Il y aurait de la lÉchetÇ Ö moi de ne pas exÇcuter une action qui peut m’àtre utile, et diminuer le mÇpris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier Ö peine arrachÇ Ö la scie.”Peut-àtre Julien fut-il un peu encouragÇ par ce mot de joli garáon, que depuis six mois il entendait rÇpÇter le dimanche par quelques jeunes filles. Pendant ces dÇbats intÇrieurs, Mme de Rànal lui adressait deux ou trois mots d’instruction sur la faáon de dÇbuter avec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau fort pÉle; il dit, d’un air contraint: – Jamais, madame, je ne battrai vos enfants; je le jure devant Dieu. Et en disant ces mots, il osa prendre la main de Mme de Rànal, et la porter Ö ses lävres. Elle fut ÇtonnÇe de ce geste, et par rÇflexion choquÇe. Comme il faisait träs chaud, son bras Çtait tout Ö fait nu sous son chÉle, et le mouvement de Julien, en portant la main Ö ses lävres, l’avait entiärement dÇcouvert. Au bout de quelques instants, elle se gronda elle-màme, il lui sembla qu’elle n’avait pas ÇtÇ assez rapidement indignÇe. M. de Rànal qui avait entendu parler, sortit de son cabinet, du màme air majestueux et paterne qu’il prenait lorsqu’il faisait des mariages Ö la mairie, il dit Ö Julien: – Il est essentiel que je vous parle avant que les enfants ne vous voient. Il fit entrer Julien dans un cabinet et retint sa femme qui voulait les laisser seuls. La porte fermÇe, M. de Rànal s’assit avec gravitÇ. – M. le curÇ m’a dit que vous Çtiez un bon sujet, tout le monde vous traitera ici avec honneur, et si je suis content j’aiderai Ö vous faire par la suite un petit Çtablissement. Je veux que vous ne voyiez plus ni parents ni amis, leur ton ne peut convenir Ö mes enfants. Voici trente-six francs pour le premier mois; mais j’exige votre parole de ne pas donner un sou de cet argent Ö votre päre. M. de Rànal Çtait piquÇ contre le vieillard, qui, dans cette affaire, avait ÇtÇ plus fin que lui. – Maintenant, monsieur, car d’apräs mes ordres tout le monde ici va vous appeler monsieur et vous sentirez l’avantage d’entrer dans une maison dÇ gens comme il faut, maintenant, monsieur, il n’est pas convenable que les enfants vous voient en veste. Les domestiques l’ont-il aperáu? dit M. de Rànal Ö sa femme. – Non, mon ami, rÇpondit-elle, d’un air profondÇment pensif. – Tant mieux. Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant une redingote Ö lui. Allons maintenant chez M. Durand le marchand de draps. Plus d’une heure apräs, quand M. de Rànal rentra avec le nouveau prÇcepteur tout habillÇ de noir, il retrouva sa femme assise Ö la màme place. Elle se sentit tranquillisÇe par la prÇsence de Julien, en l’examinant elle oubliait d’en avoir peur. Julien ne songeait point Ö elle, malgrÇ toute sa mÇfiance du destin et des hommes, son Éme dans ce moment n’Çtait que celle d’un enfant; il lui semblait avoir vÇcu des annÇes depuis l’instant oó, trois heures auparavant, il Çtait tremblant dans l’Çglise. Il remarqua l’air glacÇ de Mme de Rànal, il comprit qu’elle Çtait en coläre de ce qu’il avait osÇ lui baiser la main. Mais le sentiment d’orgueil que lui donnait le contact d’habits si diffÇrents de ceux qu’il avait coutume de porter, le mettait tellement hors de lui-màme, et il avait tant envie de cacher sa joie, que tous ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Mme de Rànal le contemplait avec des yeux ÇtonnÇs. – De la gravitÇ, monsieur, lui dit M. de Rànal, si vous voulez àtre respectÇ de mes enfants et de mes gens. – Monsieur, rÇpondit Julien, je suis gànÇ dans ces nouveaux habits; moi, pauvre paysan, je n’ai jamais portÇ que des vestes; j’irai, si vous le permettez, me renfermer dans ma chambre. – Que te semble de cette nouvelle acquisition? dit M. de Rànal Ö sa femme. Par un mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se rendit pas compte, Mme de Rànal dÇguisa la vÇritÇ Ö son mari. – Je ne suis point aussi enchantÇe que vous de ce petit paysan, vos prÇvenances en feront un impertinent que vous serez obligÇ de renvoyer avant un mois. – Eh bien! nous le renverrons, ce sera une centaine de francs qu’il pourra m’en coñter, et Verriäres sera accoutumÇe Ö voir un prÇcepteur aux enfants de M. de Rànal. Ce but n’eñt point ÇtÇ rempli si j’eusse laissÇ Ö Julien l’accoutrement d’un ouvrier. En le renvoyant, je retiendrai bien entendu l’habit noir complet que je viens de lever chez le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait chez le tailleur, et dont je l’ai couvert. L’heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant Ö Mme de Rànal. Les enfants auxquels l’on avait annoncÇ le nouveau prÇcepteur, accablaient leur märe de questions. Enfin Julien parut. C’Çtait un autre homme. C’eñt ÇtÇ mal parler que de dire qu’il Çtait grave; c’Çtait la gravitÇ incarnÇe. Il fut prÇsentÇ aux enfants, et leur parla d’un air qui Çtonna M. de Rànal lui-màme. – Je suis ici, messieurs, leur dit-il en finissant son allocution, pour vous apprendre le latin. Vous savez ce que c’est que de rÇciter une leáon. Voici la sainte Bible dit-il en leur montrant un petit volume in-32, reliÇ en noir. C’est particuliärement l’histoire de Notre-Seigneur JÇsus-Christ, c’est la partie qu’on appelle le Nouveau Testament. Je vous ferai souvent rÇciter des leáons faites-moi rÇciter la mienne. Adolphe, l’aÃ¥nÇ des enfants, avait pris le livre. – Ouvrez-le au hasard, continua Julien, et dites-moi les trois premiers mots d’un alinÇa. Je rÇciterai par coeur le livre sacrÇ, rägle de notre conduite Ö tous, jusqu’Ö ce que vous m’arràtiez. Adolphe ouvrit le livre, lut deux mots, et Julien rÇcita toute la page, avec la màme facilitÇ que s’il eñt parlÇ franáais. M. de Rànal regardait sa femme d’un air de triomphe. Les enfants voyant l’Çtonnement de leurs parents, ouvraient de grandes yeux. Un domestique vint Ö la porte du salon, Julien continua de parler latin. Le domestique resta d’abord immobile, et disparut ensuite. Bientìt la femme de chambre de madame, et la cuisiniäre, arrivärent präs de la porte, alors Adolphe avait dÇjÖ ouvert le livre en huit endroits, et Julien rÇcitait toujours avec la màme facilitÇ. – Ah! mon Dieu! le joli petit pràtre, dit tout haut la cuisiniäre, bonne fille fort dÇvote. L’amour-propre de M. de Rànal Çtait inquiet; loin de songer Ö examiner le prÇcepteur, il Çtait tout occupÇ Ö chercher dans sa mÇmoire quelques mots latins enfin, il put dire un vers d’Horace. Julien ne savait de latin que sa Bible. Il rÇpondit en fronáant le sourcil: – Le saint ministäre auquel je me destine m’a dÇfendu de lire un poäte aussi profane. M. de Rànal cita un assez grand nombre de prÇtendus vers d’Horace. Il expliqua Ö ses enfants ce que c’Çtait qu’Horace; mais les enfants, frappÇs d’admiration, ne faisaient guäre attention Ö ce qu’il disait. Ils regardaient Julien. Les domestiques Çtant toujours Ö la porte, Julien crut devoir prolonger l’Çpreuve: – Il faut dit-il au plus jeune des enfants, que M. Stanislas-Xavier m’indique aussi un passade du livre saint. Le petit Stanislas, tout fier, lut tant bien que mal le premier mot d’un alinÇa, et Julien dit toute la page. Pour que rien ne manquÉt au triomphe de M. de Rànal, comme Julien rÇcitait, enträrent M. Valenod, le possesseur des beaux chevaux normands, et M. Charcot de Maugiron, sous-prÇfet de l’arrondissement. Cette scäne valut Ö Julien le titre de monsieur; les domestiques eux-màmes n’osärent pas le lui refuser. Le soir tout Verriäres afflua chez M. de Rànal pour voir la merveille. Julien rÇpondait Ö tous d’un air sombre qui tenait Ö distance. Sa gloire s’Çtendit si rapidement dans la ville, que peu de jours apräs M. de Rànal, craignant qu’on ne le lui enlevÉt, lui proposa de signer un engagement de deux ans. – Non, monsieur, rÇpondit froidement Julien, si vous vouliez me renvoyer je serais obligÇ de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger Ö rien n’est point Çgal, Je le refuse. Julien sut si bien faire que moins d’un mois apräs son arrivÇe dans la maison, M. dÇ Rànal lui-màme le respectait. Le curÇ Çtant brouillÇ avec MM. de Rànal et Valenod, personne ne put trahir l’ancienne passion de Julien pour NapolÇon, il n’en parlait qu’avec horreur.. CHAPITRE VII LES AFFINITêS êLECTES Ils ne savent toucher le coeur qu’en le froissant. UN MODFRNE. Les enfants l’adoraient, lui ne les aimait point; sa pensÇe Çtait ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l’impatientait jamais. Froid, juste, impassible, et cependant aimÇ, parce que son arrivÇe avait en quelque sorte chassÇ l’ennui de la maison, il fut un bon prÇcepteur. Pour lui, il n’Çprouvait que haine et horreur pour la haute sociÇtÇ oó il Çtait admis, Ö la vÇritÇ au bas bout de la table ce qui explique peut-àtre la haine et l’horreur. Il y eut certains dÃ¥ners d’apparat oó il put Ö grand-peine contenir sa haine pour tout ce qui l’environnait. Un jour de la Saint-Louis entre autres, M. Valenod tenait le de chez M. de Rànal, Julien fut sur le point de se trahir; il se sauva dans le jardin, sous prÇtexte de voir les enfants.”Quels Çloges de la probitÇ, s’Çcria-t-il! on dirait que c’est la seule vertu; et cependant quelle considÇration, quel respect bas pour un homme qui Çvidemment a doublÇ et triplÇ sa fortune, depuis qu’il administre le bien des pauvres! je parierais qu’il gagne màme sur les fonds destinÇs aux enfants trouvÇs, Ö ces pauvres, dont la misäre est encore plus sacrÇe que celle des autres! Ah! monstres! monstres! Et moi aussi, je suis une sorte d’enfant trouvÇ, haã de mon päre, de mes fräres, de toute ma famille. ” Quelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et disant son brÇviaire dans un petit bois, qu’on appelle le BelvÇdäre’, et qui domine le Cours de la FidÇlitÇ, avait cherchÇ en vain Ö Çviter ses deux fräres, qu’il voyait venir de loin par un sentier solitaire. La jalousie de ces ouvriers grossiers avait ÇtÇ tellement provoquÇe par le bel habit noir, par l’air extràmement propre de leur fräre, par le mÇpris sincäre qu’il avait pour eux, qu’ils l’avaient battu au point de le laisser Çvanoui et tout sanglant. Mme de Rànal, se promenant avec M. Valenod et le sous-prÇfet, arriva par hasard dans le petit bois; elle vit Julien Çtendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu’il donna de la jalousie Ö M. Valenod. Il prenait l’alarme trop tìt. Julien trouvait Mme de Rànal fort belle, mais il la haãssait Ö cause de sa beautÇ; c’Çtait le premier Çcueil qui avait failli arràter sa fortune. Il lui parlait le moins possible afin de faire oublier le transport qui, le premier jour, l’avait portÇ Ö lui baiser la main. êlisa, la femme de chambre de Mme de Rànal, n’avait pas manquÇ de devenir amoureuse du jeune prÇcepteur; elle en parlait souvent Ö sa maÃ¥tresse. L’amour de Mlle êlisa avait valu Ö Julien la haine d’un des valets. Un jour, il entendit cet homme qui disait Ö êlisa: “Vous ne voulez plus me parler, depuis que ce prÇcepteur crasseux est entrÇ dans la maison.”Julien ne mÇritait pas cette injure; mais, par instinct de joli garáon, il redoubla de soin pour sa personne. La haine de M. Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne convenait pas Ö un jeune abbÇ. A la soutane präs c’Çtait le costume que portait Julien. Mme de Rànal remarqua qu’il parlait plus souvent que de coutume Ö Mlle êlisa; elle apprit que ces entretiens Çtaient causÇs par la pÇnurie de la träs petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, qu’il Çtait obligÇ de le faire laver fort souvent hors de la maison, et c’est pour ces petits soins qu’êlisa lui Çtait utile. Cette extràme pauvretÇ, qu’elle ne soupáonnait pas, toucha Mme de Rànal, elle eut envie de lui faire des cadeaux, mais elle n’osa pas; cette rÇsistance intÇrieure fut le premier sentiment pÇnible que lui causa Julien. Jusque-lÖ le nom de Julien, et le sentiment d’une joie pure et tout intellectuelle, Çtaient synonymes pour elle. TourmentÇe par l’idÇe de la pauvretÇ de Julien, Mme de Rànal parla Ö son mari de lui faire un cadeau de linge: – Quelle duperie! rÇpondit-il. Quoi! faire des cadeaux Ö un homme dont nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien? cc serait dans le cas oó il se nÇgligerait qu’il faudrait stimuler son zäle. Mme de Rànal fut humiliÇe de cette maniäre de voir; elle ne l’eñt pas remarquÇe avant l’arrivÇe de Julien. Elle ne voyait jamais l’extràme propretÇ de la mise d’ailleurs fort simple du jeune abbÇ, sans se dire: “Ce pauvre garáon, comment peut-il faire?” Peu Ö peu, elle eut pitiÇ de tout ce qui manquait Ö Julien, au lieu d’en àtre choquÇe. Mme de Rànal Çtait une de ces femmes de province, que l’on peut träs bien prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu’on les voit. Elle n’avait aucune expÇrience de la vie, et ne se souciait pas de parler. DouÇe d’une Éme dÇlicate et dÇdaigneuse, cet instinct de bonheur naturel Ö tous les àtres faisait que, la plupart du temps, elle ne donnait aucune attention aux actions des personnages grossiers, au milieu desquels le hasard l’avait jetÇe. On l’eñt remarquÇe pour le naturel et la vivacitÇ d’esprit, si elle eñt reáu la moindre Çducation. Mais en sa qualitÇ d’hÇritiäre, elle avait ÇtÇ ÇlevÇe chez des religieuses adoratrices passionnÇes du SacrÇ-Coeur de JÇsus, et animÇes d’une haine violente pour les Franáais ennemis des jÇsuites. Mme de Rànal s’Çtait trouvÇe assez de sens pour oublier bientìt, comme absurde, tout ce qu’elle avait appris au couvent; mais elle ne mit rien Ö la place, et finit par ne rien savoir. Les flatteries prÇcoces dont elle avait ÇtÇ l’objet, en sa qualitÇ d’hÇritiäre d’une grande fortune, et un penchant dÇcidÇ Ö la dÇvotion passionnÇe, lui avaient donnÇ une maniäre de vivre tout intÇrieure. Avec l’apparence de la condescendance la plus parfaite, et d’une abnÇgation de volontÇ, que les maris de Verriäres citaient en exemple Ö leurs femmes, et qui faisait l’orgueil de M. de Rànal, la conduite habituelle de son Éme Çtait en effet le rÇsultat de l’humeur la plus altiäre. Telle princesse, citÇe Ö cause de son orgueil, pràte infiniment plus d’attention Ö ce que ses gentilshommes font autour d’elle, que cette femme si douce, si modeste en apparence, n’en donnait Ö tout ce que disait ou faisait son mari. Jusqu’Ö l’arrivÇe de Julien, elle n’avait rÇellement eu d’attention que pour ses enfants. Leurs petites maladies, leurs douleurs, leurs petites joies, occupaient toute la sensibilitÇ de cette Éme, qui, de la vie, n’avait adorÇ que Dieu, quand elle Çtait au SacrÇ-Coeur de Besanáon. Sans qu’elle daignÉt le dire Ö personne, un accäs de fiävre d’un de ses fils la mettait presque dans le màme Çtat que si l’enfant eñt ÇtÇ mort. Un Çclat de rire grossier, un haussement d’Çpaules, accompagnÇ de quelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment accueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin d’Çpanchement l’avait portÇe Ö faire Ö son mari, dans les premiäres annÇes de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries, quand surtout elles portaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard dans le coeur de Mme de Rànal. VoilÖ ce qu’elle trouva au milieu des flatteries empressÇes et mielleuses du couvent jÇsuitique oó elle avait passÇ sa jeunesse. Son Çducation fut faite par la douleur. Trop fiäre pour parler de ce genre de chagrins, màme Ö son amie Mme Derville, elle se figura que tous les hommes Çtaient comme son mari, M. Valenod et le sous-prÇfet Charcot de Maugiron. La grossiäretÇ, et la plus brutale insensibilitÇ Ö tout ce qui n’Çtait pas intÇràt d’argent, de prÇsÇance ou de croix; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariait, lui parurent des choses naturelles Ö ce sexe, comme porter des bottes et un chapeau de feutre. Apräs de longues annÇes, Mme de Rànal n’Çtait pas encore accoutumÇe Ö ces gens Ö argent au milieu desquels il fallait vivre. De lÖ le succäs du petit paysan Julien. Elle trouva des jouissances douces, et toutes brillantes du charme de la nouveautÇ, dans la sympathie de cette Éme noble et fiäre. Mme de Rànal lui eut bientìt pardonnÇ son ignorance extràme gui Çtait une grÉce de plus, et la rudesse de ses faáons qu’elle parvint Ö corriger. Elle trouva qu’il valait la peine de l’Çcouter, màme quand on parlait des choses les plus communes, màme quand il s’agissait d’un pauvre chien ÇcrasÇ, comme il traversait la rue, par la charrette d’un paysan allant au trot. Le spectacle de cette douleur donnait son gros rire Ö son mari, tandis qu’elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arquÇs de Julien. La gÇnÇrositÇ, la noblesse d’Éme, l’humanitÇ lui semblärent peu Ö peu n’exister que chez ce jeune abbÇ. Elle eut pour lui seul toute la sympathie et màme l’admiration que ces vertus excitent chez les Émes bien nÇes. A Paris, la position de Julien envers Mme de Rànal eñt ÇtÇ bien vite simplifiÇe; mais Ö Paris, l’amour est fils des romans. Le jeune prÇcepteur et sa timide maÃ¥tresse auraient retrouvÇ dans trois ou quatre romans et jusque dans les couplets du Gymnase, l’Çclaircissement de leur position. Les romans leur auraient tracÇ le rìle Ö jouer, montrÇ le modäle Ö imiter, et ce modäle, tìt ou tard, et quoique sans nul plaisir, et peut-àtre en rechignant, la vanitÇ eñt forcÇ Julien Ö le suivre. Dans une petite ville de l’Aveyron ou des PyrÇnÇes, le moindre incident eñt ÇtÇ rendu dÇcisif par le feu du climat. Sous nos cieux plus sombres un jeune homme pauvre, et qui n’est qu’ambitieux parce que la dÇlicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l’argent, voit tous les jours une femme de trente ans sincärement sage, occupÇe de ses enfants, et qui ne prend nullement dans les romans des exemples de conduite. Tout va lentement, tout se fait peu Ö peu dans les provinces, il y a plus de naturel. Souvent, en songeant Ö la pauvretÇ du jeune prÇcepteur, Mme de Rànal Çtait attendrie jusqu’aux larmes. Julien la surprit un jour, pleurant tout Ö fait. – Eh, madame, vous serait-il arrivÇ quelque malheur! – Non, mon ami, lui rÇpondit-elle; appelez les enfants, allons nous promener. Elle prit son bras et s’appuya d’une faáon qui parut singuliäre Ö Julien. C’Çtait pour la premiäre fois qu’elle l’avait appelÇ mon ami. Vers fa fin de la promenade, Julien remarqua qu’elle rougissait beaucoup. Elle ralentit le pas. – On vous aura racontÇ, dit-elle sans le regarder, que je suis l’unique hÇritiäre d’une tante fort riche qui habite Besanáon. Elle me comble de prÇsents… Mes fils font des progräs… si Çtonnants… que je voudrais vous prier d’accepter un petit prÇsent, comme marque de ma reconnaissance. Il ne s’agit que de quelques louis pour vous faire du linge. Mais… ajouta-t-elle en rougissant encore plus, et elle cessa de parler. – Quoi, madame? dit Julien. – Il serait inutile, continua-t-elle en baissant la tàte, de parler de ceci Ö mon mari. – Je suis petit, madame mais je ne suis pas bas, reprit Julien en s’arràtant, les yeux brillants de coläre, et se relevant de toute sa hauteur, c’est Ö quoi vous n’avez pas assez rÇflÇchi. Je serais moins qu’un valet, si je me mettais dans le cas de cacher Ö M. de Rànal quoi que ce soit de relatif Ö mon argent. Mme de Rànal Çtait atterrÇe. – M. le maire, continua Julien, m’a remis cinq fois trente-six francs depuis que j’habite sa maison; je suis pràt Ö montrer mon livre de dÇpenses Ö M. de Rànal et Ö qui que ce soit, màme Ö M. Valenod qui me hait. A la suite de cette sortie, Mme de Rànal Çtait restÇe pÉle et tremblante, et la promenade se termina sans que ni l’un ni l’autre pñt trouver un prÇtexte pour renouer le dialogue. L’amour pour Mme de Rànal devint de plus en plus impossible dans le coeur orgueilleux de Julien; quant Ö elle, elle le respecta elle l’admira, elle en avait ÇtÇ grondÇe. Sous prÇtexte dÇ rÇparer l’humiliation involontaire qu’elle lui avait causÇe, elle se permit les soins les plus tendres. La nouveautÇ de ces maniäres fit pendant huit jours le bonheur de Mme de Rànal. Leur effet fut d’apaiser en partie la coläre de Julien; il Çtait loin d’y voir rien qui pñt ressembler Ö un goñt personnel. – VoilÖ, se disait-il, comme sont ces gens riches, ils humilient et croient ensuite pouvoir tout rÇparer, par quelques singeries! Le coeur de Mme de Rànal Çtait trop plein, et encore trop innocent, pour que, malgrÇ se s’rÇ solutions Ö cet Çgard, elle ne racontÉt pas Ö son mari l’offre qu’elle avait faite Ö Julien, et la faáon dont elle avait ÇtÇ repoussÇe. – Comment, reprit M. de Rànal vivement piquÇ, avez-vous pu tolÇrer un refus de la part d’un domestique? Et comme Mme de Rànal se rÇcriait sur ce mot: – Je parle, madame, comme feu M. le prince de CondÇ, prÇsentant ses chambellans Ö sa nouvelle Çpouse: “Tous ces gens-lÖ, lui dit-il sont nos domestiques.”Je vous ai lu ce passage des MÇmoires de Besenval, essentiel pour les prÇsÇances. Tout ce qui n’est pas gentilhomme, qui vit chez vous et reáoit un salaire, est votre domestique. Je vais dire deux mots Ö ce monsieur Julien, et lui donner cent francs. – Ah! mon ami, dit Mme de Rànal tremblante, que ce ne soit pas du moins devant les domestiques! – Oui, ils pourraient àtre jaloux et avec raison, dit son mari, en s’Çloignant et pensant Ö la quotitÇ de la somme. Mme de Rànal tomba sur une chaise, presque Çvanouie de douleur. Il va humilier Julien, et par ma faute! Elle eut horreur de son mari et se cacha la figure avec les mains. Elle se promit bien de ne jamais faire de confidences. Lorsqu’elle revit Julien, elle Çtait toute tremblante, sa poitrine Çtait tellement contractÇe qu’elle ne put parvenir Ö prononcer la moindre parole. Dans son embarras elle lui prit les mains qu’elle serra. – Eh bien, mon ami, lui dit-elle enfin, àtes-vous content de mon mari? – Comment ne le serais-je pas? rÇpondit Julien avec un sourire amer; il m’a donnÇ cent francs. Mme de Rànal le regarda comme incertaine. – Donnez-moi le bras, dit-elle enfin avec un accent de courage que Julien ne lui avait jamais vu. Elle osa aller jusque chez le libraire de Verriäres, malgrÇ son affreuse rÇputation de libÇralisme’. LÖ, elle choisit pour dix louis de livres qu’elle donna Ö ses fils. Mais ces livres Çtaient ceux qu’elle savait que Julien dÇsirait. Elle exigea que lÖ, dans la boutique du libraire, chacun des enfants ÇcrivÃ¥t son nom sur les livres qui lui Çtaient Çchus en partage. Pendant que Mme de Rànal Çtait heureuse de la sorte de rÇparation qu’elle avait l’audace de faire Ö Julien, celui-ci Çtait ÇtonnÇ de la quantitÇ de livres qu’il apercevait chez le libraire. Jamais il n’avait osÇ entrer en un lieu aussi profane; son coeur palpitait. Loin de songer Ö deviner ce qui se passait dans le coeur de Mme de Rànal, il ràvait profondÇment au moyen qu’il y aurait, pour un jeune Çtudiant en thÇologie, de se procurer quelques-uns de ces livres. Enfin il eut l’idÇe qu’il serait possible, avec de l’adresse, de persuader Ö M. de Rànal qu’il fallait donner pour sujet de thäme Ö ses fils l’histoire des gentilshommes cÇläbres nÇs dans la province. Apres un mois de soins, Julien vit rÇussir cette idÇe, et Ö un tel point, que, quelque temps apräs, il osa hasarder, en parlant Ö M. de Rànal, la mention d’une action bien autrement pÇnible pour le noble maire, il s’agissait de contribuer Ö la fortune d’un libÇral, en prenant un abonnement chez le libraire. M. de Rànal convenait bien qu’il Çtait sage de donner Ö son fils aÃ¥nÇ l’idÇe de visu de plusieurs ouvrages qu’il entendrait mentionner dans la conversation, lorsqu’il serait Ö l’êcole militaire, mais Julien voyait M. le maire s’obstiner Ö ne pas aller plus loin. Il soupáonnait une raison secräte, mais ne pouvait la deviner. – Je pensais, monsieur, lui dit-il un jour, qu’il y aurait une haute inconvenance Ö ce que le nom d’un bon gentilhomme tel qu’un Rànal parñt sur le sale registre du libraire. Le front de M. de Rànal s’Çclaircit. – Ce serait aussi une bien mauvaise note, continua Julien, d’un ton plus humble, pour un pauvre Çtudiant en thÇologie, si l’on pouvait un jour dÇcouvrir que son nom a ÇtÇ sur le registre d’un libraire loueur de livres. Les libÇraux pourraient m’accuser d’avoir demandÇ les livres les plus infÉmes; qui sait màme s’ils n’iraient pas jusqu’Ö Çcrire apräs mon nom les titres de ces livres pervers. Mais Julien s’Çloignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire reprendre l’expression de l’embarras et de l’humeur. Julien se tut.”Je tiens mon homme”, se dit-il. Quelques jours apräs, l’aÃ¥nÇ des enfants interrogeant Julien sur un livre annoncÇ dans la Quotidienne, en prÇsence de M. de Rànal: – Pour Çviter tout sujet de triomphe au parti jacobin dit le jeune prÇcepteur, et cependant me donner les moyens de rÇpondre Ö M. Adolphe, on pourrait faire prendre un abonnement chez le libraire par le dernier de vos gens. – VoilÖ une idÇe qui n’est pas mal, dit M. de Rànal Çvidemment fort joyeux. – Toutefois il faudrait spÇcifier, dit Julien, de cet air grave et presque malheureux qui va si bien Ö de certaines gens, quand ils voient le succäs des affaires qu’ils ont le plus longtemps dÇsirÇes, il faudrait spÇcifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une fois dans la maison, ces livres dangereux pourraient corrompre les filles de madame, et le domestique lui-màme. – Vous oubliez les pamphlets politiques, ajouta M. de Rànal, d’un air hautain. Il voulait cacher l’admiration que lui donnait le savant mezzo-termine inventÇ par le prÇcepteur de ses enfants. La vie de Julien se composait ainsi d’une suite de petites nÇgociations, et leur succäs l’occupait beaucoup plus que le sentiment de prÇfÇrence marquÇe qu’il n’eñt tenu qu’Ö lui de lire dans le coeur de Mme de Rànal. La position morale oó il avait ÇtÇ toute sa vie se renouvelait chez M. le maire de Verriäres. LÖ, comme Ö la scierie de son päre, il mÇprisait profondÇment les gens avec qui il vivait, et en Çtait haã. Il voyait chaque jour dans les rÇcits faits par le sous-prÇfet, par M. Valenod, par les autres amis de la maison, Ö l’occasion de choses qui venaient de se passer sous leurs yeux, combien leurs idÇes ressemblaient peu Ö la rÇalitÇ. Une action lui semblait-elle admirable? c’Çtait celle-lÖ prÇcisÇment qui attirait le blÉme des gens qui l’environnaient. Sa rÇplique intÇrieure Çtait toujours: “Quels monstres ou quels sots!”Le plaisant, avec tant d’orgueil, c’est que souvent il ne comprenait absolument rien Ö ce dont on parlait. De la vie, il n’avait parlÇ avec sincÇritÇ qu’au vieux chirurgien-major; le peu d’idÇes qu’il avait Çtaient relatives aux campagnes de Bonaparte en Italie, ou Ö la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au rÇcit circonstanciÇ des opÇrations les plus douloureuses; il se disait: “Je n’aurais pas sourcillÇ.” La premiäre fois que Mme de Rànal essaya avec lui une conversation Çtrangäre Ö l’Çducation des enfants, il se mit Ö parler d’opÇrations chirurgicales; elle pÉlit et le pria de cesser. Julien ne savait rien au-delÖ. Ainsi, passant sa vie avec Mme de Rànal, le silence le plus singulier s’Çtablissait entre eux däs qu’ils Çtaient seuls. Dans le salon, quelle que fñt l’humilitÇ de son maintien, elle trouvait dans ses yeux un air de supÇrioritÇ intellectuelle envers tout ce qui venait chez elle. Se trouvait-elle seule un instant avec lui, elle le voyait visiblement embarrassÇ. Elle en Çtait inquiäte, car son instinct de femme lui faisait comprendre que cet embarras n’Çtait nullement tendre. D’apräs je ne sais quelle idÇe prise dans quelque rÇcit de la bonne sociÇtÇ, telle que l’avait vue le vieux chirurgien-major, däs qu’on se taisait dans un lieu oó il se trouvait avec une femme, Julien se sentait humiliÇ comme si ce silence eñt ÇtÇ son tort particulier. Cette sensation Çtait cent fois plus pÇnible dans le tàte-Ö-tàte. Son imagination remplie des notions les plus exagÇrÇes, les plus espagnoles ‘, sur ce qu’un homme doit dire quand il est seul avec une femme, ne lui offrait dans son trouble que des idÇes inadmissibles. Son Éme Çtait dans les nues, et cependant il ne pouvait sortir du silence le plus humiliant. Ainsi son air sÇväre, pendant ses longues promenades avec Mme de Rànal et les enfants, Çtait augmentÇ par les souffrances les plus cruelles. Il se mÇprisait horriblement. Si par malheur il se foráait Ö parler, il lui arrivait de dire les choses les plus ridicules. Pour comble de misäre, il voyait et s’exagÇrait son absurditÇ, mais ce qu’il ne voyait pas, c’Çtait l’expression de ses yeux; ils Çtaient si beaux et annonáaient une Éme si ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils donnaient quelquefois un sens charmant Ö ce qui n’en avait pas. Mme de Rànal remarqua que, seul avec elle, il n’arrivait jamais Ö dire quelque chose de bien que lorsque, distrait par quelque ÇvÇnement imprÇvu. il ne songeait pas Ö bien tourner un compliment. Comme les amis de la maison ne la gÉtaient pas en lui prÇsentant des idÇes nouvelles et brillantes, elle jouissait avec dÇlices des Çclairs d’esprit de Julien. Depuis la chute de NapolÇon, toute apparence de galanterie est sÇvärement bannie des moeurs de la province. On a peur d’àtre destituÇ. Les fripons cherchent un appui dans la congrÇgation; et l’hypocrisie a fait les plus beaux progräs màme dans les classes libÇrales. L’ennui redouble. Il ne reste d’autre plaisir que la lecture et l’agriculture. Mme de Rànal, riche hÇritiäre d’une tante dÇvote mariÇe Ö seize ans Ö un bon gentilhomme, n’avait de sa vie ÇprouvÇ ni vu rien qui ressemblÉt le moins du monde Ö l’amour. Ce n’Çtait guäre que son confesseur, le bon curÇ ChÇlan, qui lui avait parlÇ de l’amour, Ö propos des poursuites de M. Valenod, et il lui en avait fait une image si dÇgoñtante, que ce mot ne lui reprÇsentait que l’idÇe du libertinage le plus abject. Elle recardait comme une exception, ou màme comme tout Ö fait hors de nature, l’amour tel qu’elle l’avait trouvÇ dans le träs petit nombre de romans que le hasard avait mis sous ses yeux. GrÉce Ö cette ignorance, Mme de Rànal, parfaitement heureuse, occupÇe sans cesse de Julien, Çtait loin de se faire le plus petit reproche. CHAPITRE VIII PETITS êVêNEMENTS Then there were sighs, the deeper for suppression, And stolen glances, sweeter for the theft, And burning blushes, though for no transgression. Don Juan C. 1 et 74. L’angÇlique douceur que Mme de Rànal devait Ö son caractäre et Ö son bonheur actuel n’Çtait un peu altÇrÇe que quand elle venait Ö songer Ö sa femme de chambre Elisa. Cette fille fit un hÇritage, alla se confesser au curÇ ChÇlan et lui avoua le projet d’Çpouser Julien. Le curÇ eut une vÇritable joie du bonheur de son ami, mais sa surprise fut extràme, quand Julien lui dit d’un air rÇsolu que l’offre de Mlle êlisa ne pouvait lui convenir. – Prenez garde, mon enfant, Ö ce qui se passe dans votre coeur, dit le curÇ fronáant le sourcil; je vous fÇlicite de votre vocation, si c’est Ö elle seule que vous devez le mÇpris d’une fortune plus que suffisante. Il y a cinquante-six ans sonnÇs que je suis curÇ de Verriäres, et cependant, suivant toute apparence’ je vais àtre destituÇ. Ceci m’afflige, et toutefois j ai huit cents livres de rente. Je vous fais part de ce dÇtail afin que vous ne vous fassiez pas d’illusions sur ce qui vous attend dans l’Çtat de pràtre. Si vous songez Ö faire la cour aux hommes qui ont la puissance, votre perte Çternelle est assurÇe. Vous pourrez faire fortune, mais il faudra nuire aux misÇrables, flatter le sous-prÇfet, le maire, l’homme considÇrÇ et servir ses passions: cette conduite, qui dans le monde s’appelle savoir vivre, peut, pour un laãc, n’àtre pas absolument incompatible avec le salut, mais, dans notre Çtat, il faut opter il s’agit de faire fortune dans ce monde ou dans l’autre, il n’y a pas de milieu. Allez, mon cher ami, rÇflÇchissez, et revenez dans trois jours me rendre une rÇponse dÇfinitive. J’entrevois avec peine, au fond de votre caractäre, une ardeur sombre qui ne m’annonce pas la modÇration et la parfaite abnÇgation des avantages terrestres nÇcessaires Ö un pràtre; j’augure bien de votre esprit; mais, permettez-moi de vous le dire, ajouta le bon curÇ, les larmes aux yeux, dans l’Çtat de pràtre, je tremblerai pour votre salut. Julien avait honte de son Çmotion, pour la premiäre fois de sa vie, il se voyait aimÇ; il pleurait avec dÇlices et alla cacher ses larmes dans les grands bois au-dessus de Verriäres. “Pourquoi l’Çtat oó je me trouve? se dit-il enfin; je sens que je donnerais cent fois ma vie pour ce bon curÇ ChÇlan et cependant il vient de me prouver que je ne suis qu’un sot. C’est lui surtout qu’il m’importe de tromper, et il me devine. Cette ardeur secräte dont il me parle, c’est mon projet de faire fortune. Il me croit indigne d’àtre pràtre, et cela prÇcisÇment quand je me figurais que le sacrifice de cinquante louis de rentes allait lui donner la plus haute idÇe de ma piÇtÇ et de ma vocation. “A l’avenir, continua Julien, je ne compterai que sur les parties de mon caractäre que j’aurai ÇprouvÇes. Qui m’eñt dit que je trouverais du plaisir Ö rÇpandre des larmes! que j’aimerais celui qui me prouve que je ne suis qu’un sot!” Trois jours apräs, Julien avait trouvÇ le prÇtexte dont il eñt dñ se munir däs le premier jour; ce prÇtexte Çtait une calomnie, mais qu’importe? Il avoua au curÇ, avec beaucoup d’hÇsitation, qu’une raison qu’il ne pouvait lui expliquer parce qu’elle nuirait Ö un tiers, l’avait dÇtournÇ tout d’abord de l’union projetÇe. C’Çtait accuser la conduite d’êlisa. M. ChÇlan trouva dans ses maniäres un certain feu tout mondain, bien diffÇrent de celui qui eñt dñ animer un jeune lÇvite. – Mon ami, lui dit-il encore, soyez un bon bourgeois de campagne, estimable et instruit, plutìt qu’un pràtre sans vocation. Julien rÇpondit Ö ces nouvelles remontrances, fort bien, quant aux paroles: il trouvait les mots qu’eñt employÇs un jeune sÇminariste fervent; mais le ton dont il les prononáait, mais le feu mal cachÇ qui Çclatait dans ses yeux alarmaient M. ChÇlan. Il ne faut pas trop mal augurer de Julien; il inventait correctement les paroles d’une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce n’est pas mal Ö son Ége. Quant au ton et aux gestes, il vivait avec des campagnards, il avait ÇtÇ privÇ de la vue des grands modäles. Par la suite, Ö peine lui eut-il ÇtÇ donnÇ d’approcher de ces messieurs, qu’il fut admirable pour les gestes comme pour les paroles. Mme de Rànal fut ÇtonnÇe que la nouvelle fortune de sa femme de chambre ne rendÃ¥t pas cette fille plus heureuse; elle la voyait aller sans cesse chez le curÇ, et en revenir les larmes aux yeux; enfin Elisa lui parla de son mariage. Mme de Rànal se crut malade; une sorte de fiävre l’empàchait de trouver le sommeil; elle ne vivait que lorsqu’elle avait sous les yeux sa femme de chambre ou Julien. Elle ne pouvait penser qu’Ö eux et au bonheur qu’ils trouveraient dans leur mÇnage. La pauvretÇ de cette petite maison oó l’on devrait vivre avec cinquante louis de rentes, se peignait Ö elle sous des couleurs ravissantes. Julien pourrait träs bien se faire avocat Ö Bray, la sous-prÇfecture Ö deux lieues de Verriäres; dans ce cas elle le verrait quelquefois. Mme de Rànal crut sincärement qu’elle allait devenir folle; elle le dit Ö son mari, et enfin tomba malade. Le soir màme, comme sa femme de chambre la servait, elle remarqua que cette fille pleurait. Elle abhorrait êlisa dans ce moment, et venait de la brusquer, elle lui en demanda pardon. Les larmes d’êlisa redoublärent; elle lui dit que si sa maÃ¥tresse le lui permettait, elle lui conterait tout son malheur. – Dites rÇpondit Mme de Rànal. – Eh bien, madame, il me refuse; des mÇchants lui auront dit du mal de moi, il les croit. – Qui vous refuse? dit Mme de Rànal respirant Ö peine. – Eh qui, madame, si ce n’est M. Julien? rÇpliqua la femme de chambre, en sanglotant. M. le curÇ n’a pu vaincre sa rÇsistance; car M. le curÇ trouve qu’il ne doit pas refuser une honnàte fille, sous prÇtexte qu’elle a ÇtÇ femme de chambre. Apräs tout, le päre de M. Julien n’est autre chose qu’un charpentier; lui-màme comment gagnait-il sa vie avant d’àtre chez madame? Mme de Rànal n’Çcoutait plus, l’excäs du bonheur lui avait presque ìtÇ l’usage de la raison. Elle se fit rÇpÇter plusieurs fois l’assurance que Julien avait refusÇ d’une faáon positive, et qui ne permettait plus de revenir Ö une rÇsolution plus sage. – Je veux tenter un dernier effort, dit-elle Ö sa femme de chambre, je parlerai Ö M. Julien. Le lendemain apräs le dÇjeuner, Mme de Rànal se donna la dÇlicieuse voluptÇ de plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la fortune d’êlisa refusÇes constamment pendant une heure. Peu Ö peu Julien sortit de ses rÇponses compassÇes, et finit par rÇpondre avec esprit aux sages reprÇsentations de Mme de Rànal. Elle ne put rÇsister au torrent de bonheur qui inondait son Éme apräs tant de jours de dÇsespoir. Elle se trouva mal tout Ö fait. Quand elle fut remise et bien Çtablie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde. Elle Çtait profondÇment ÇtonnÇe. “Aurais-je de l’amour pour Julien?”se dit-elle enfin. Cette dÇcouverte, qui dans tout autre moment l’aurait plongÇe dans les remords et dans une agitation profonde ne fut pour elle qu’un spectacle singulier, mais comme indiffÇrent. Son Éme, ÇpuisÇe par tout ce qu’elle venait d’Çprouver, n’avait plus de sensibilitÇ au service des passions. Mme de Rànal voulut travailler, et tomba dans un profond sommeil, quand elle se rÇveilla elle ne s’effraya pas autant qu’elle l’aurait dñ. Elle Çtait trop heureuse pour pouvoir prendre en mal quelque chose. Naãve et innocente, jamais cette bonne provinciale n’avait torturÇ son Éme, pour tÉcher d’en arracher un peu de sensibilitÇ Ö quelque nouvelle nuance de sentiment ou de malheur. Entiärement absorbÇe, avant l’arrivÇe de Julien, par cette masse de travail qui, loin de Paris, est le lot d’une bonne märe de famille, Mme de Rànal pensait aux passions, comme nous pensons Ö la loterie: duperie certaine et bonheur cherchÇ par les fous. La cloche du dÃ¥ner sonna; Mme de Rànal rougit beaucoup quand elle entendit la voix de Julien, qui amenait les enfants. Un peu adroite depuis qu’elle aimait, pour expliquer sa rougeur, elle se plaignit d’un affreux mal de tàte. – VoilÖ comme sont toutes les femmes, lui rÇpondit M. de Rànal, avec un gros rire. Il y a toujours quelque chose Ö raccommoder Ö ces machines-lÖ! Quoique accoutumÇe Ö ce genre d’esprit, ce ton de voix choqua Mme de Rànal. Pour se distraire, elle regarda la physionomie de Julien, il eñt ÇtÇ l’homme le plus laid, que dans cet instant il lui eñt plu. Attentif Ö copier les allures des gens de coeur, däs les premiers beaux jours du printemps, M. de Rànal s’Çtablit Ö Vergy, c’est le village rendu cÇläbre par l’aventure tragique de Gabrielle’. A quelques centaines de pas des ruines si pittoresques de l’anciens Çglise gothique, M. de Rànal possäde un vieux chÉteau avec ses quatre tours, et un jardin dessinÇ comme celui des Tuileries, avec force bordures de bois et allÇes de marronniers taillÇs deux fois par an. Un champ voisin, plantÇ de pommiers servait de promenade. Huit ou dix noyers magnifiques Çtaient au bout du verger; leur feuillage immense s’Çlevait peut-àtre Ö quatre-vingts pieds de hauteur. “Chacun de ces maudits noyers, disait M. de Rànal quand sa femme les admirait me coñte la rÇcolte d’un demi-arpent, le blÇ ne peut venir sous leur ombre.” La vue dÇ la campagne sembla nouvelle Ö Mme de Rànal, son admiration allait jusqu’aux transports. Le sentiment dont elle Çtait animÇe lui donnait de l’esprit et de la rÇsolution. Däs le surlendemain de l’arrivÇe Ö Vergy M. de Rànal Çtant retournÇ Ö la ville, pour les affairÇs de la mairie, Mme de Rànal prit des ouvriers Ö ses frais. Julien lui avait donnÇ l’idÇe d’un petit chemin sablÇ, qui circulerait dans le verger et sous les grands noyers, et permettrait aux enfants de se promener däs le matin, sans que leurs souliers fussent mouillÇs par la rosÇe. Cette idÇe fut mise Ö exÇcution, moins de vingt-quatre heures apräs avoir ÇtÇ conáue. Mme de Rànal passa toute la journÇe gaiement avec Julien Ö diriger les ouvriers. Lorsque le maire de Verriäres revint de la ville, il fut bien surpris de trouver l’allÇe faite. Son arrivÇe surprit aussi Mme de Rànal; elle avait oubliÇ son existence. Pendant deux mois, il parla avec humeur de la hardiesse qu’on avait eue de faire, sans le consulter, une rÇparation aussi importante; mais Mme de Rànal l’avait exÇcutÇe Ö ses frais, ce qui le consolait un peu. Elle passait ses journÇes Ö courir avec ses enfants dans le verger, et Ö faire la chasse aux papillons. On avait construit de grands capuchons de gaze claire, avec lesquels on prenait les pauvres lÇpidoptäres. C’est le nom barbare que Julien apprenait Ö Mme de Rànal. Car elle avait fait venir de Besanáon le bel ouvrage de M. Godart; et Julien lui racontait les moeurs singuliäres de ces insectes. On les piquait sans pitiÇ avec des Çpingles dans un grand cadre de carton arrangÇ aussi par Julien. Il y eut enfin entre Mme de Rànal et Julien un sujet de conversation, il ne fut plus exposÇ Ö l’affreux supplice que lui donnaient les moments de silence. Ils se parlaient sans cesse, et avec un intÇràt extràme quoique toujours de choses fort innocentes. Cette vie active, occupÇe et gaie, Çtait du goñt de tout le monde, exceptÇ de Mlle êlisa, qui se trouvait excÇdÇe de travail.”Jamais dans le carnaval, disait-elle, quand il y a bal Ö Verriäres, madame ne s’est donnÇ tant de soins pour sa toilette; elle change de robes deux ou trois fois par Jour.” Comme notre intention est de ne flatter personne, nous ne nierons point que Mme de Rànal, qui avait une peau superbe, ne se fÃ¥t arranger des robes qui laissaient les bras et la poitrine fort dÇcouverts. Elle Çtait träs bien faite, et cette maniäre de se mettre lui allait Ö ravir. – Jamais vous n’avez ÇtÇ si jeune, madame, lui disaient ses amis de Verriäres qui venaient dÃ¥ner Ö Vergy. (C’est une faáon de parler du pays.) Une chose singuliäre qui trouvera peu de croyance parmi nous, c’Çtait sans intention directe que Mme de Rànal se livrait Ö tant de soins. Elle y trouvait du plaisir; et, sans y songer autrement, tout le temps qu’elle ne passait pas Ö la chasse aux papillons avec les enfants et Julien, elle travaillait avec êlisa Ö bÉtir des robes. Sa seule course Ö Verriäres fut causÇe par l’envie d’acheter de nouvelles robes d’ÇtÇ qu’on venait d’apporter de Mulhouse. Elle ramena Ö Vergy une jeune femme de ses parentes. Depuis son mariage, Mme de Rànal s’Çtait liÇe insensiblement avec Mme Derville qui autrefois avait ÇtÇ sa compagne au SacrÇ-Coeur’. Mme Derville riait beaucoup de ce qu’elle appelait les idÇes folles de sa cousine: seule, jamais je n’y penserais, disait-elle. Ces idÇes imprÇvues qu’on eñt appelÇes saillies Ö Paris, Mme de Rànal en avait honte comme d’une sottise, quand elle Çtait avec son mari; mais la prÇsence de Mme Derville lui donnait du courage. Elle lui disait d’abord ses pensÇes d’une voix timide; quand ces dames Çtaient longtemps seules, l’esprit de Mme de Rànal s’animait, et une longue matinÇe solitaire passait comme un instant et laissait les deux amies fort gaies. A cc voyage, la raisonnable Mme Derville trouva sa cousine beaucoup moins gaie et beaucoup plus heureuse. Julien, de son cìtÇ, avait vÇcu en vÇritable enfant depuis son se jour Ö la campagne, aussi heureux de courir Ö la suite des papillons que ses Çläves. Apräs tant de contrainte et de politique habile, seul, loin des regards des hommes, et, par instinct, ne craignant point Mme de Rànal, il se livrait au plaisir d’exister, si vif Ö cet Ége, et au milieu des plus belles montagnes du monde. Däs l’arrivÇe de Mme Derville il sembla Ö Julien qu’elle Çtait son amie; il se hÉta dÇ lui montrer le point de vue que l’on a de l’extrÇmitÇ de la nouvelle allÇe sous les grands noyers; dans le fait il est Çgal, si ce n’est supÇrieur Ö ce que la Suisse et les lacs d’Italie peuvent offrir de plus admirable. Si l’on monte la cìte rapide qui commence Ö quelques pas de lÖ, on arrive bientìt Ö de grands prÇcipices bordÇs par des bois de chànes, qui s’avancent presque jusque sur la riviäre. C’est sur les sommets de ces rochers coupÇs Ö pic, que Julien, heureux, libre, et màme quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux amies, et jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes. – C’est pour moi comme de la musique de Mozart disait Mme Derville. La jalousie de ses fräres, la prÇsence d’un päre despote et rempli d’humeur, avaient gÉtÇ aux yeux de Julien les campagnes des environs de Verriäres. A Vergy il ne trouvait point de ces souvenirs amers; pour la premiäre fois de sa vie il ne voyait point d’ennemi. Quand M. de Rànal Çtait Ö la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire; bientìt, au lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond d’un vase Ö fleurs renversÇ, il put se livrer au sommeil, le jour dans l’intervalle des leáons des enfants, il venait dans ces rochers avec le livre, unique rägle de sa conduite et objet de ses transports. Il y trouvait Ö la fois bonheur, extase et consolation dans les moments de dÇcouragement. Certaines choses que NapolÇon dit des femmes, plusieurs discussions sur le mÇrite des romans Ö la mode sous son rägne, lui donnärent alors, pour la premiäre fois, quelques idÇes que tout autre jeune homme de son Ége aurait eues depuis longtemps. Les grandes chaleurs arrivärent. On prit l’habitude de passer les soirÇes sous un immense tilleul Ö quelques pas de la maison. L’obscuritÇ y Çtait profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec dÇlices du plaisir de bien parler et Ö des femmes jeunes; en gesticulant, il toucha la main de Mme de Rànal qui Çtait appuyÇe sur le dos d’une de ces chaises de bois peint que l’on place dans les jardins. Cette main se retira bien vite, mais Julien pensa qu’il Çtait de son devoir d’obtenir que l’on ne retirÉt pas cette main quand il la touchait. L’idÇe d’un devoir Ö accomplir, et d’un ridicule ou plutìt d’un sentiment d’infÇrioritÇ Ö encourir si l’on n’y parvenait pas, Çloigna sur-le-champ tout plaisir de son coeur. CHAPITRE IX UNE SOIREE A LA CAMPAGNE La Didon de M. GuÇrin, esquisse charmante! STROMBECK. Ses regards le lendemain, quand il revit Mme de Rànal Çtaient singuliers; il l’observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards si diffÇrents de ceux de la veille, firent perdre la tàte Ö Mme de Rànal: elle avait ÇtÇ bonne pour lui, et il paraissait fÉchÇ. Elle ne pouvait dÇtacher ses regards des siens. La prÇsence de Mme Derville permettait Ö Julien de moins parler et de s’occuper davantage de ce qu’il avait dans la tàte. Son unique affaire, toute cette journÇe, fut de se fortifier par la lecture du livre inspirÇ qui retrempait son Éme. Il abrÇgea beaucoup les leáons des enfants, et ensuite, quand la prÇsence de Mme de Rànal vint le rappeler tout Ö fait aux soins de sa gloire, il dÇcida qu’il fallait absolument qu’elle permÃ¥t ce soir-lÖ que sa main restÉt dans la sienne. Le soleil en baissant, et rapprochant le moment dÇcisif fit battre le coeur de Julien d’une faáon singuliäre. La nuit vint. Il observa avec une joie qui lui ìta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort obscure. Le ciel chargÇ de gros nuages, promenÇs par un vent träs chaud, semblait annoncer une tempàte. Les deux amies se promenärent fort tard. Tout ce qu’elles faisaient ce soir-lÖ semblait singulier Ö Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines Émes dÇlicates, semble augmenter le plaisir d’aimer. On s’assit enfin, Mme de Rànal Ö cìtÇ de Julien, et Mme Derville präs de son amie. PrÇoccupÇ de ce qu’il allait tenter, Julien ne trouvait rien Ö dire. La conversation languissait. “Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra?”se dit Julien, car il avait trop de mÇfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l’Çtat de son Éme. Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblÇ prÇfÇrables. Que de fois ne dÇsira-t-il pas voir survenir Ö Mme de Rànal quelque affaire qui l’obligeÉt de rentrer Ö la maison et de quitter le jardin! La violence que Julien Çtait obligÇ de se faire Çtait trop forte pour que sa voix ne fñt pas profondÇment altÇrÇe, bientìt la voix de Mme de Rànal devint tremblante aussi, mais Julien ne s’en aperáut point. L’affreux combat que le devoir livrait Ö la timiditÇ Çtait trop pÇnible, pour qu’il fñt en Çtat de rien observer hors lui-màme. Neuf heures trois quarts venaient de sonner Ö l’horloge du chÉteau sans qu’il eñt encore rien osÇ. Julien, indignÇ de sa lÉchetÇ, se dit: “Au moment prÇcis oó dix heures sonneront, j’exÇcuterai ce que, pendant toute la journÇe je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brñler la cervelle.” Apräs un dernier moment d’attente et d’anxiÇtÇ, pendant lequel l’excäs de l’Çmotion mettait Julien comme hors de lui dix heures sonnärent Ö l’horloge qui Çtait au-dessus dÇ sa tàte. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique. Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il Çtendit la main, et prit celle de Mme de Rànal, qui la retira aussitìt. Julien, sans trop savoir ce qu’il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien Çmu lui-màme, il fut frappÇ de la froideur glaciale de la main qu’il prenait, il la serrait avec une force convulsive, on fit un dernier effort pour la lui ìter, mais enfin cette main lui resta. Son Éme fut inondÇe de bonheur, non qu’il aimÉt Mme de Rànal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s’aperáñt de rien, il se crut obligÇ de parler, sa voix alors Çtait Çclatante et forte. Celle de Mme de Rànal, au contraire, trahissait tant d’Çmotion, que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger: “Si Mme de Rànal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse oó j’ai passÇ la journÇe. J’ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m’est acquis.” Au moment oó Mme Derville renouvelait la proposition de rentrer au salon, Julien serra fortement la main qu’on lui abandonnait. Mme de Rànal, qui se levait dÇjÖ, se rassit en disant, d’une voix mourante: – Je me sens, Ö la vÇritÇ, un peu malade, mais le grand air me fait du bien. Ces mots confirmärent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, Çtait extràme: il parla, il oublia de feindre, il parut l’homme le plus aimable aux deux amies qui l’Çcoutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette Çloquence qui lui arrivait tout Ö coup. Il craignait mortellement que Mme Derville fatiguÇe du vent qui commenáait Ö s’Çlever et qui prÇcÇdait la tempàte, ne voulñt rentrer seule au salon. Alors il serait restÇ en tàte-Ö-tàte avec Mme de Rànal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir; mais il sentait qu’il Çtait hors de sa puissance de dire le mot le plus simple Ö Mme de Rànal. Quelque lÇgers que fussent ses reproches, il allait àtre battu, et l’avantage qu’il venait d’obtenir anÇanti. Heureusement pour lui, ce soir-lÖ, ses discours touchants et emphatiques trouvärent grÉce devant Mme Derville, qui träs souvent le trouvait gauche comme un enfant, et peu amusant. Pour Mme de Rànal la main dans celle de Julien, elle ne pensait Ö rien; elle se laissait vivre. Les heures qu’on passa sous ce grand tilleul que la tradition du pays dit plantÇ par Chartes le TÇmÇraire, furent pour elle une Çpoque de bonheur. Elle Çcoutait avec dÇlices les gÇmissements du vent dans l’Çpais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commenáaient Ö tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne remarqua pas une circonstance qui l’eñt bien rassurÇ; Mme de Rànal, qui avait ÇtÇ obligÇe de lui ìter sa main, parce qu’elle se leva pour aider sa cousine Ö relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser Ö leurs pieds, fut Ö peine assise de nouveau, qu’elle lui rendit sa main presque sans difficultÇ, et comme si dÇjÖ c’eñt ÇtÇ entre eux une chose convenue. Minuit Çtait sonnÇ depuis longtemps; il fallut enfin quitter le jardin: on se sÇpara. Mme de Rànal, transportÇe du bonheur d’aimer, Çtait tellement ignorante, qu’elle ne se faisait aucun reproche. Le bonheur lui ìtait le sommeil. Un sommeil de plomb s’empara de Julien mortellement fatiguÇ des combats que, toute la journÇe, la timiditÇ et l’orgueil s’Çtaient livrÇs dans son coeur. Le lendemain on le rÇveilla Ö cinq heures; et, ce qui eñt ÇtÇ cruel pour Mme de Rànal, si elle l’eñt su, Ö peine lui donna-t-il une pensÇe. Il avait fait son devoir, et un devoir hÇroãque. Rempli de bonheur par ce sentiment, il s’enferma Ö clef dans sa chambre, et se livra avec un plaisir tout nouveau Ö la lecture des exploits de son hÇros. Quand la cloche du dÇjeuner se fit entendre, il avait oubliÇ, en lisant les bulletins de la grande armÇe, tous ses avantages de la veille. Il se dit, d’un ton lÇger, en descendant au salon: “Il faut dire Ö cette femme que je l’aime.” Au lieu de ces regards chargÇs de voluptÇ, qu’il s’attendait Ö rencontrer, il trouva la figure sÇväre de M. de Rànal, qui, arrivÇ depuis deux heures de Verriäres, ne cachait point son mÇcontentement de ce que Julien passait toute la matinÇe sans s’occuper des enfants. Rien n’Çtait laid comme cet homme important, ayant de l’humeur et croyant pouvoir la montrer. Chaque mot aigre de son mari peráait le coeur de Mme de Rànal. Quant Ö Julien, il Çtait tellement plongÇ dans l’extase, encore si occupÇ des grandes choses qui, pendant plusieurs heures, venaient de passer devant ses yeux, qu’Ö peine d’abord put-il rabaisser son attention jusqu’Ö Çcouter les propos durs que lui adressait M. de Rànal. Il lui dit enfin, assez brusquement: – J’Çtais malade. Le ton de cette rÇponse eñt piquÇ un homme beaucoup moins susceptible que le maire de Verriäres, il eut quelque idÇe de rÇpondre Ö Julien en le chassant Ö l’instant. Il ne fut retenu que par la maxime qu’il s’Çtait faite de ne jamais trop se hÉter en affaires. “Ce jeune sot, se dit-il bientìt, s’est fait une sorte de rÇputation dans ma maison, le Valenod peut le prendre chez lui, ou bien il Çpousera Elisa, et dans les deux cas au fond du coeur, il pourra se moquer de moi.” MalgrÇ la sagesse de ses rÇflexions le mÇcontentement de M. de Rànal n’en Çclata pas moins par une suite de mots grossiers qui, peu Ö peu, irritärent Julien. Mme de Rànal Çtait sur le point de fondre en larmes. A peine le dÇjeuner fut-il fini, qu’elle demanda Ö Julien de lui donner le bras pour la promenade; elle s’appuyait sur lui avec amitiÇ. A tout ce que Mme de Rànal lui disait, Julien ne pouvait que rÇpondre Ö demi-voix: – VoilÖ bien les gens riches! M. de Rànal marchait tout präs d’eux; sa prÇsence augmentait la coläre de Julien. Il s’aperáut tout Ö coup que Mme de Rànal s’appuyait sur son bras d’une faáon marquÇe; ce mouvement lui fit horreur, il la repoussa avec violence et dÇgagea son bras. Heureusement M. de Rànal ne vit point cette nouvelle impertinence, elle ne fut remarquÇe que de Mme Derville, son amie fondait en larmes. En ce moment M. de Rànal se mit Ö poursuivre Ö coups de pierres une petite paysanne qui avait pris un sentier abusif, et traversait un coin du verger. – Monsieur Julien, de grÉce modÇrez-vous, songez que nous avons tous des moments d’humeur, dit rapidement Mme Derville. Julien la regarda froidement avec des yeux oó se peignait le plus souverain mÇpris. Ce regard Çtonna Mme Derville, et l’eñt surprise bien davantage si elle en eñt devinÇ la vÇritable expression; elle y eñt lu comme un espoir vague de la plus atroce vengeance. Ce sont sans doute de tels moments d’humiliation qui ont fait les Robespierre. – Votre Julien est bien violent, il m’effraye, dit tout bas Mme Derville Ö son amie – Il a raison d’àtre en coläre, lui rÇpondit celle-ci. Apräs les progräs Çtonnants qu’il a fait faire aux enfants qu’importe qu’il passe une matinÇe sans leur parler; il faut convenir que les hommes sont bien durs. Pour la premiäre fois de sa vie Mme de Rànal sentit une sorte de dÇsir de vengeance contre son mari. La haine extràme qui animait Julien contre les riches allait Çclater. Heureusement M. de Rànal appela son jardinier, et resta occupÇ avec lui Ö barrer avec des fagots d’Çpines le sentier abusif Ö travers le verger. Julien ne rÇpondit pas un seul mot aux prÇvenances, dont pendant tout le reste de la promenade il fut l’objet. A peine M. de Rànal s’Çtait-il ÇloignÇ, que les deux amies, se prÇtendant fatiguÇes, lui avaient demandÇ chacune un bras. Entre ces deux femmes dont un trouble extràme couvrait les joues de rougeur et d’embarras, la pÉleur hautaine, l’air sombre et dÇcidÇ de Julien formait un Çtrange contraste. Il mÇprisait ces femmes et tous les sentiments tendres. “Quoi, se disait-il, pas màme cinq cents francs de rente pour terminer mes Çtudes. Ah! comme je l’enverrais promener!” AbsorbÇ par ces idÇes sÇväres, le peu qu’il daignait comprendre des mots obligeants des deux amies lui dÇplaisait comme vide de sens, niais, faible, en un mot fÇminin A force de parler pour parler, et de chercher Ö maintenir la conversation vivante, il arriva Ö Mme de Rànal de dire que son mari Çtait venu de Verriäres parce qu’il avait fait marchÇ, pour de la paille de maãs, avec un de ses fermiers. (Dans ce pays, c’est avec de la paille de maãs que l’on remplit les paillasses des lits.) – Mon mari ne nous rejoindra pas, ajouta Mme de Rànal; avec le jardinier et son valet de chambre, il va s’occuper d’achever le renouvellement des paillasses de la maison. Ce matin il a mis de la paille de mais dans tous les lits du premier Çtage, maintenant il est au second. Julien changea de couleur, il regarda Mme de Rànal d’un air singulier, et bientìt la prit Ö part en quelque sorte en doublant le pas. Mme Derville les laissa s’Çloigner. – Sauvez-moi la vie, dit Julien Ö Mme de Rànal, vous seule le pouvez; car vous savez que le valet de chambre me hait Ö la mort. Je dois vous avouer, madame, que j’ai un portrait je l’ai cachÇ dans la paillasse de mon lit. A ce mot Mme de Rànal devint pÉle Ö son tour. – Vous seule, madame, pouvez dans ce moment entrer dans ma chambre; fouillez, sans qu’il y paraisse, dans l’angle de la paillasse qui est le plus rapprochÇ de la fenàtre, vous y trouverez une petite boÃ¥te de carton noir et lisse. – Elle renferme un portrait! dit Mme de Rànal, pouvant Ö peine se tenir debout. Son air de dÇcouragement fut aperáu de Julien, qui aussitìt en profita. – J’ai une seconde grÉce Ö vous demander, madame je vous supplie de ne pas regarder ce portrait, c’est mon secret. – C’est un secret! rÇpÇta Mme de Rànal, d’une voix Çteinte. Mais, quoique ÇlevÇe parmi les gens fiers de leur fortune et sensibles au seul intÇràt d’argent, l’amour avait dÇjÖ mis de la gÇnÇrositÇ dans cette Éme. Cruellement blessÇe, ce fut avec l’air du dÇvouement le plus simple que Mme de Rànal fit Ö Julien les questions nÇcessaires pour pouvoir bien s’acquitter de sa commission. – Ainsi, lui dit-elle en s’Çloignant, une petite boÃ¥te ronde, de carton noir, bien lisse. – Oui, madame, rÇpondit Julien, de cet air dur que le danger donne aux hommes. Elle monta au second Çtage du chÉteau pÉle comme si elle fñt allÇe Ö la mort. Pour comble de misäre, elle sentit qu’elle Çtait sur le point de se trouver mal; mais la nÇcessitÇ de rendre service Ö Julien lui rendit des forces. – Il faut que j’aie cette boÃ¥te, se dit-elle en doublant le pas. Elle entendit son mari parler au valet de chambre dans la chambre màme de Julien. Heureusement ils passärent dans celle des enfants. Elle souleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle violence qu’elle s’Çcorcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux petites douleurs de ce genre, elle n’eut pas la conscience de celle-ci, car presque en màme temps elle sentit le poli de la boÃ¥te de carton. Elle la saisit et disparut. A peine fut-elle dÇlivrÇe de la crainte d’àtre surprise par son mari, que l’horreur que lui causait cette boÃ¥te fut sur le point de la faire dÇcidÇment se trouver mal. Julien est donc amoureux, et je tiens lÖ le portrait de la femme qu’il aime! Assise sur une chaise dans l’antichambre de cet appartement, Mme de Rànal Çtait en proie Ö toutes les horreurs de la jalousie. Son extràme ignorance lui fut encore utile en ce moment, l’Çtonnement tempÇrait la douleur. Julien parut, saisit la boÃ¥te, sans remercier, sans rien dire et courut dans sa chambre oó il fit du feu et la brñla Ö l’instant. Il Çtait pÉle, anÇanti, il s’exagÇrait l’Çtendue du danger qu’il venait de courir. “Le portrait de NapolÇon, se disait-il en hochant la tàte, trouvÇ cachÇ chez un homme qui fait profession d’une telle haine pour l’usurpateur! trouvÇ par M. de Rànal, tellement ultra et tellement irritÇ! et pour comble d’imprudence, sur le carton blanc derriäre le portrait des lignes Çcrites de ma main! et qui ne peuvent laisser aucun doute sur l’excäs de mon admiration! et chacun de ces transports d’amour est datÇ! Il y en a d’avant-hier. “Toute ma rÇputation tombÇe, anÇantie en un moment! se disait Julien, en voyant brñler la boÃ¥te et ma rÇputation est tout mon bien, je ne vis que par elle… et encore, quelle vie, grand Dieu!” Une heure apräs, la fatigue et la pitiÇ qu’il sentait pour lui-màme le disposaient Ö l’attendrissement. Il rencontra Mme de Rànal et prit sa main qu’il baisa avec plus de sincÇritÇ qu’il n’avait jamais fait. Elle rougit de bonheur, et presque au màme instant repoussa Julien avec la coläre de la jalousie. La fiertÇ de Julien si rÇcemment blessÇe en fit un sot dans ce moment. Il ne vit en Mme de Rànal qu’une femme riche, il laissa tomber sa main avec dÇdain et s’Çloigna. Il alla se promener pensif dans le jardin, bientìt un sourire amer parut sur ses lävres. “Je me promäne lÖ, tranquille comme un homme maÃ¥tre de son temps! Je ne m’occupe pas des enfants! je m’expose aux mots humiliants de M. de Rànal, et il aura raison.”Il courut Ö la chambre des enfants.” Les caresses du plus jeune qu’il aimait beaucoup calmärent un peu sa cuisante douleur. Celui-lÖ ne me mÇprise pas encore, pensa Julien. Mais bientìt il se reprocha cette diminution de douleur comme une nouvelle faiblesse.”Ces enfants me caressent comme ils caresseraient le jeune chien de chasse que l’on a achetÇ hier.” CHAPITRE X UN GRAND COEUR ET UNE PETITE FORTUNE But passion most dissembles, yet betrays, Even by its darkness; as the blackest sky Foretells the heaviest tempest. Don Juan, C. I, st. 73. M. de Rànal qui suivait toutes les chambres du chÉteau, revint dans celle des enfants avec les domestiques qui rapportaient les paillasses. L’entrÇe soudaine de cet homme fut pour Julien la goutte d’eau qui fait dÇborder le vase. Plus pÉle, plus sombre qu’Ö l’ordinaire, il s’Çlanáa vers lui. M. de Rànal s’arràta et regarda ses domestiques. – Monsieur lui dit Julien, croyez-vous qu’avec tout autre prÇcepteur, vos enfants eussent fait les màmes progräs qu’avec moi? Si vous rÇpondez que non, continua Julien, sans laisser Ö M. de Rànal le temps de parler, comment osez-vous m’adresser le reproche que je les nÇglige? M. de Rànal, Ö peine remis de sa peur, conclut du ton Çtrange qu’il voyait prendre Ö ce petit paysan, qu’il avait en poche quelque proposition avantageuse, et qu’il allait le quitter. La coläre de Julien s’augmentant Ö mesure qu’il parlait: – Je puis vivre sans vous, monsieur, ajouta-t-il. – Je suis vraiment fÉchÇ de vous voir si agitÇ, rÇpondit M. de Rànal, en balbutiant un peu. Les domestiques Çtaient Ö dix pas occupÇs Ö arranger les lits. – Ce n’est pas ce qu’il me faut, monsieur, reprit Julien hors de lui, songez Ö l’infamie des paroles que vous m’avez adressÇes, et devant des femmes encore! M. de Rànal ne comprenait que trop ce que demandait Julien, et un pÇnible combat dÇchirait son Éme. Il arriva que Julien, effectivement fou de coläre, s’Çcria: – Je sais oó aller, monsieur, en sortant de chez vous. A ce mot, M. de Rànal vit Julien installÇ chez M. Valenod. – Eh bien! monsieur, lui dit-il enfin avec un soupir et de l’air dont il eñt appelÇ le chirurgien pour l’opÇration la plus douloureuse, j accäde Ö votre demande. A compter d’apräs-demain, qui est le premier du mois, je vous donne cinquante francs par mois. Julien eut envie de rire et resta stupÇfait: toute sa coläre avait disparu. ” Je ne mÇprisais pas assez l’animal! se dit-il. VoilÖ sans doute la plus grande excuse que puisse faire une Éme aussi basse.” Les enfants qui Çcoutaient cette scäne bouche bÇante coururent au jardin, dire Ö leur märe que M. Julien Çtait bien en coläre, mais qu’il allait avoir cinquante francs par mois. Julien les suivit par habitude sans màme regarder M. de Rànal, qu’il laissa profondÇment irritÇ. VoilÖ cent soixante-huit francs, se disait le maire, que me coñte M. Valenod. Il faut absolument que je lui dise deux mots fermes sur son entreprise des fournitures pour les enfants trouvÇs. Un instant apräs, Julien se retrouva vis-Ö-vis M. de Rànal: – J’ai Ö parler de ma conscience Ö M. ChÇlan, j’ai l’honneur de vous prÇvenir que je serai absent quelques heures. – Eh, mon cher Julien! dit M. de Rànal, en riant de l’air le plus faux, toute la journÇe si vous voulez, toute celle de demain, mon bon ami. Prenez le cheval du jardinier pour aller Ö Verriäres. “Le voilÖ, se dit M. de Rànal qui va rendre rÇponse Ö Valenod; il ne m’a rien promis, mais il faut laisser se refroidir cette tàte de jeune homme.” Julien s’Çchappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels on peut aller de Vergy Ö Verriäres. Il ne voulait point arriver sitìt chez M. ChÇlan. Loin de dÇsirer s’astreindre Ö une nouvelle scäne d’hypocrisie, il avait besoin d’y voir clair dans son Éme, et de donner audience Ö la foule de sentiments qui l’agitaient. “J’ai gagnÇ une bataille, se dit-il aussitìt qu’il se vit dans les bois et loin du regard des hommes, j’ai donc gagnÇ une bataille!” Ce mot lui peignait en beau toute sa position et rendit Ö son Éme quelque tranquillitÇ. “Me voilÖ avec cinquante francs d’appointements par mois, il faut que M. de Rànal ait eu une belle peur. Mais de quoi?” Cette mÇditation sur ce qui avait pu faire peur Ö l’homme heureux et puissant contre lequel une heure auparavant il Çtait bouillant de coläre, acheva de rassÇrÇner l’Éme de Julien. Il fut presque sensible un moment Ö la beautÇ ravissante des bois au milieu desquels il marchait. D’Çnormes quartiers de roches nues Çtaient tombÇs jadis au milieu de la foràt du cìtÇ de la montagne. De grands hàtres s’Çlevaient presque aussi haut que ces rochers dont l’ombre donnait une fraÃ¥cheur dÇlicieuse Ö trois pas des endroits oó la chaleur des rayons du soleil eñt rendu impossible de s’arràter. Julien prenait haleine un instant Ö l’ombre de ces grandes roches, et puis se remettait Ö monter. Bientìt par un Çtroit sentier Ö peine marquÇ et qui sert seulement aux gardiens des chävres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sñr d’àtre sÇparÇ de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu’il brñlait d’atteindre au moral. L’air pur de ces montagnes ÇlevÇes communiqua la sÇrÇnitÇ et màme la joie Ö son Éme. Le maire de Verriäres Çtait bien toujours, Ö ses yeux, le reprÇsentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre; mais Julien sentait que la haine qui venait de l’agiter, malgrÇ la violence de ses mouvements, n’avait rien de personnel. S’il eñt cessÇ de voir M. de Rànal, en huit jours il l’eñt oubliÇ, lui, son chÉteau, ses chiens, ses enfants et toute sa famille.”Je l’ai forcÇ je ne sais comment, Ö faire le plus grand sacrifice. Quoi i plus de cinquante Çcus par an! un instant auparavant je m’Çtais tirÇ du plus grand danger. VoilÖ deux victoires en un jour; la seconde est sans mÇrite, il faudrait en deviner le comment. Mais Ö demain les pÇnibles recherches.” Julien, debout sur son grand rocher regardait le ciel embrasÇ par un soleil d’aoñt. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher; quand elles se taisaient tout Çtait silence autour de lui. Il voyait Ö ses pieds vingt lieues de pays. Quelque Çpervier parti des grandes roches au-dessus de sa tàte Çtait aperáu par lui, de temps Ö autre, dÇcrivant en silence ses cercles immenses. L’oeil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement. C’Çtait la destinÇe de NapolÇon, serait-ce un jour la sienne? CHAPITRE XI UNE SOIRêE Yet Julia’s very coldness still was kind, And tremulously gentle her small hand Withdrew itself from his, but left behind A little pressure, thrilling, and so bland And slight, so very slight that to the mind. ‘Twas but a doubt. Don Juan C. I. st. 71. Il fallut pourtant paraÃ¥tre Ö Verriäres. En sortant du presbytäre, un heureux hasard fit que Julien rencontra M. Valenod auquel il se hÉta de raconter l’augmentation de ses appointements. De retour Ö Vergy Julien ne descendit au jardin que lorsqu’il fut nuit close. Son Éme Çtait fatiguÇe de ce grand nombre d’Çmotions puissantes qui l’avaient agitÇ dans cette journÇe,”Que leur dirai-je?”pensait-il avec inquiÇtude, en songeant aux dames. Il Çtait loin de voir que son Éme Çtait prÇcisÇment au niveau des petites circonstances qui occupent ordinairement tout l’intÇràt des femmes. Souvent Julien Çtait inintelligible pour Mme Derville et màme pour son amie, et Ö son tour, ne comprenait qu’Ö demi tout ce qu’elles lui disaient. Tel Çtait l’effet de la force, et si j’ose parler ainsi de la grandeur des mouvements de passion qui bouleversaient l’Éme de ce jeune ambitieux. Chez cet àtre singulier, c’Çtait presque tous les jours tempàte. En entrant ce soir-lÖ au jardin, Julien Çtait disposÇ Ö s’occuper des idÇes des jolies cousines. Elles l’attendaient avec impatience. Il prit sa place ordinaire, Ö cìtÇ de Mme de RÇnal. L’obscuritÇ devint bientìt profonde. Il voulut prendre une main blanche que depuis longtemps il voyait präs de lui, appuyÇe sur le dos d une chaise. On hÇsita un peu, mais on finit par la lui retirer d’une faáon qui marquait de l’humeur. Julien Çtait disposÇ Ö se le tenir pour dit, et Ö continuer gaiement la conversation quand il entendit M. de Rànal qui s’approchait. Julien avait encore dans l’oreille les paroles grossiäres du matin.”Ne serait-ce pas, se dit-il une faáon de se moquer de cet àtre, si comblÇ de tous les avantages de la fortune, que de prendre possession de la main de sa femme, prÇcisÇment en sa prÇsence? Oui je le ferai, moi pour qui il a tÇmoignÇ tant de mÇpris., De ce moment, la tranquillitÇ si peu naturelle au caractäre de Julien, s’Çloigna bien vite; il dÇsira avec anxiÇtÇ, et sans pouvoir songer Ö rien autre chose, que Mme de Rànal voulñt bien lui laisser sa main. M. de Rànal parlait politique avec coläre: deux ou trois industriels de Verriäres devenaient dÇcidÇment plus riches que lui, et voulaient le contrarier dans les Çlections. Mme Derville l’Çcoutait. Julien irritÇ de ces discours approcha sa chaise de celle de Mme de Rànal. L’obscuritÇ cachait tous les mouvements. Il osa placer sa main träs präs du joli bras que la robe laissait Ö dÇcouvert. Il fut troublÇ, sa pensÇe ne fut plus Ö lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses lävres. Mme de Rànal frÇmit. Son mari Çtait Ö quatre pas d’elle elle se hÉta de donner sa main Ö Julien, et en màme temps de le repousser un peu. Comme M. de Rànal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui s’enrichissent, Julien couvrait la main qu’on lui avait laissÇe de baisers passionnÇs ou du moins qui semblaient tels Ö Mme de Rànal. Cependant la pauvre femme avait eu la preuve, dans cette journÇe fatale que l’homme qu’elle adorait sans se l’avouer aimait ailleurs! Pendant toute l’absence de Julien, elle avait ÇtÇ en proie Ö un malheur extràme qui l’avait fait rÇflÇchir. “Quoi! j’aimerais, se disait-elle, j’aurais de l’amour! Moi, femme mariÇe, je serais amoureuse! Mais, se disait-elle, je n’ai jamais ÇprouvÇ pour mon mari cette sombre folie, qui fait que je ne puis dÇtacher ma pensÇe de Julien. Au fond ce n’est qu’un enfant plein de respect pour moi! Cette folie sera passagäre. Qu’importe Ö mon mari les sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme? M. de Rànal serait ennuyÇ des conversations que j’ai avec Julien, sur des choses d’imagination. Lui, il pense Ö ses affaires. Je ne lui enläve rien pour le donner Ö Julien.” Aucune hypocrisie ne venait altÇrer la puretÇ de cette Éme naãve, ÇgarÇe par une passion qu’elle n’avait jamais ÇprouvÇe. Elle Çtait trompÇe, mais Ö son insu, et cependant un instinct de vertu Çtait effrayÇ. Tels Çtaient les combats qui l’agitaient quand Julien parut au jardin. Elle l’entendit parler, presque au màme instant elle le vit s’asseoir Ö ses cìtÇs. Son Éme fut comme enlevÇe par ce bonheur charmant qui depuis quinze jours l’Çtonnait plus encore qu’il ne la sÇduisait. Tout Çtait imprÇvu pour elle. Cependant, apräs quelques instants,”il suffit donc, se dit-elle, de la prÇsence de Julien pour effacer tous ses torts?”Elle fut effrayÇe; ce fut alors qu’elle lui ìta sa main. Les baisers remplis de passion, et tels que jamais elle n’en avait reáu de pareils lui firent tout Ö coup oublier que peut-àtre il aimait une autre femme. Bientìt il ne fut plus coupable Ö ses yeux. La cessation de la douleur poignante, fille du soupáon, la prÇsence d’un bonheur que jamais elle n’avait màme ràvÇ lui donnärent des transports d’amour et de folle gaietÇ. Cette soirÇe fut charmante pour tout le monde, exceptÇ pour le maire de Verriäres qui ne pouvait oublier ses industriels enrichis. Julien nÇ pensait plus Ö sa noire ambition, ni Ö ses projets si difficiles Ö exÇcuter. Pour la premiäre fois de sa vie, il Çtait entraÃ¥nÇ par le pouvoir de la beautÇ. Perdu dans une ràverie vague et douce, si Çtrangäre Ö son caractäre, pressant doucement cette main qui lui plaisait comme parfaitement jolie il Çcoutait Ö demi le mouvement des feuilles du tilleul; agitÇes par ce lÇger vent de la nuit, et les chiens du moulin du Doubs qui aboyaient dans le lointain. Mais cette Çmotion Çtait un plaisir et non une passion. En rentrant dans sa chambre, il ne songea qu’Ö un bonheur, celui de reprendre son livre favori, Ö vingt ans l’idÇe du monde et de l’effet Ö y produire l’emporte sur public des marques les plus bruyantes du mÇpris gÇnÇral. Quand l’affreuse idÇe de l’adultäre et de toute l’ignominie que, dans son opinion, ce crime entraÃ¥ne Ö sa suite, lui laissait quelque repos, et qu’elle venait Ö songer Ö la douceur de vivre avec Julien innocemment, et comme par le passÇ, elle se trouvait jetÇe dans l’idÇe horrible que Julien aimait une autre femme. Elle voyait encore sa pÉleur quand il avait craint de perdre son portrait, ou de la compromettre en le laissant voir. Pour la premiäre fois, elle avait surpris la crainte sur cette physionomie si tranquille et si noble. Jamais il ne s’Çtait montrÇ Çmu ainsi pour elle ou pour ses enfants. Ce surcroÃ¥t de douleur arriva Ö toute l’intensitÇ de malheur qu’il est donnÇ Ö l’Éme humaine de pouvoir supporter. Sans s’en douter, Mme de Rànal jeta des cris qui rÇveillärent sa femme de chambre. Tout Ö coup elle vit paraÃ¥tre aupräs de son lit la clartÇ d’une lumiäre, et reconnut êlisa. – Est-ce vous qu’il aime? s’Çcria-t-elle dans sa folie. La femme de chambre, ÇtonnÇe du trouble affreux dans lequel elle surprenait sa maÃ¥tresse, ne fit heureusement aucune attention Ö ce mot singulier. Mme de Rànal sentit son imprudence: – J’ai la fiävre, lui dit-elle, et, je crois, un peu de dÇlire, restez aupräs de moi. Tout Ö fait rÇveillÇe par la nÇcessitÇ de se contraindre elle se trouva moins malheureuse; la raison reprit l’empire que l’Çtat de demi-sommeil lui avait ìtÇ. Pour se dÇlivrer du regard fixe de sa femme de chambre, elle lui ordonna de lire le journal, et ce fut au bruit monotone de la voix de cette fille, lisant un long article de la Quotidienne, que Mme de Rànal prit la rÇsolution vertueuse de traiter Julien avec une froideur parfaite quand elle le reverrait. CHAPITRE XII UN VOYAGE On trouve Ö Paris des gens ÇlÇgants, il peut y avoir en province des gens Ö caractäre. SIEYES. Le lendemain, däs cinq heures, avant que Mme de Rànal fñt visible, Julien avait obtenu de son mari un congÇ de trois jours. Contre son attente, Julien se trouva le dÇsir de la revoir, il songeait Ö sa main si jolie. Il descendit au jardin, Mme de Rànal se fit longtemps attendre. Mais si Julien l’eñt aimÇe, il l’eñt aperáue derriäre les persiennes Ö demi fermÇes du premier Çtage, le front appuyÇ contre la vitre. Elle le regardait. Enfin, malgrÇ ses rÇsolutions, elle se dÇtermina Ö paraÃ¥tre au jardin. Sa pÉleur habituelle avait fait place aux plus vives couleurs. Cette femme si naãve Çtait Çvidemment agitÇe: un sentiment de contrainte et màme de coläre altÇrait cette expression de sÇrÇnitÇ profonde et comme au-dessus de tous les vulgaires intÇràts de la vie, qui donnait tant de charmes Ö cette figure cÇleste. Julien s’approcha d’elle avec empressement, il admirait ces bras si beaux qu’un chÉle jetÇ Ö la hÉte laissait apercevoir. La fraÃ¥cheur de l’air du matin semblait augmenter encore l’Çtat d’un teint que l’agitation de la nuit ne rendait que plus sensible Ö toutes les impressions. Cette beautÇ modeste et touchante, et cependant pleine de pensÇes que l’on ne trouve point dans les classes infÇrieures, semblait rÇvÇler Ö Julien une facultÇ de son Éme qu’il n’avait jamais sentie. Tout entier Ö l’admiration des charmes que surprenait son regard avide, Julien ne songeait nullement Ö l’accueil amical qu’il s’attendait Ö recevoir. Il fut d’autant plus ÇtonnÇ de la froideur glaciale qu’on cherchait Ö lui montrer, et Ö travers laquelle il crut màme distinguer l’intention de le remettre Ö sa place. Le sourire du plaisir expira sur ses lävres; il se souvint du rang qu’il occupait dans la sociÇtÇ, et surtout aux yeux d’une noble et riche hÇritiäre. En un moment il n’y eut plus sur sa physionomie que de la hauteur et de la coläre contre lui-màme. Il Çprouvait un violent dÇpit d’avoir pu retarder son dÇpart de plus d’une heure pour recevoir un accueil aussi humiliant. “Il n’y a qu’un sot, se dit-il, qui soit en coläre contre les autres: une pierre tombe parce qu’elle est pesante. Serai-je toujours un enfant? quand donc aurai-je contractÇ la bonne habitude de donner de mon Éme Ö ces gens-lÖ juste pour leur argent? Si je veux àtre estimÇ et d’eux et de moi-màme, il faut leur montrer que c’est ma pauvretÇ qui est en commerce avec leur richesse; mais que mon coeur est Ö mille lieues de leur insolence et placÇ dans une sphäre trop haute pour àtre atteint par leurs petites marques de dÇdain ou de faveur.” Pendant que ces sentiments se pressaient en foule dans l’Éme du jeune prÇcepteur sa physionomie mobile prenait l’expression de l’orgueil souffrant et de la fÇrocitÇ. Mme de Rànal en fut toute troublÇe. La froideur vertueuse qu’elle avait voulu donner Ö son accueil fit place Ö l’expression de l’intÇràt, et d’un intÇràt animÇ par toute la surprise du changement subit qu’elle venait de voir. Les paroles vaines que l’on s’adresse le matin sur la santÇ, sur la beautÇ du jour, tarirent Ö la fois chez tous les deux. Julien, dont le jugement n’Çtait troublÇ par aucune passion, trouva bien vite un moyen de marquer Ö Mme de Rànal combien peu il se croyait avec elle dans des rapports d’amitiÇ; il ne lui dit rien du petit voyage qu’il allait entreprendre la salua et partit. Comme elle le regardait aller, atterrÇe de la hauteur sombre qu’elle lisait dans ce regard si aimable la veille, son fils aÃ¥nÇ, qui accourait du fond du jardin, lui dit en l’embrassant: – Nous avons congÇ, M. Julien s’en va pour un voyage. A ce mot, Mme de Rànal se sentit saisie d’un froid mortel: elle Çtait malheureuse par sa vertu, et plus malheureuse encore par sa faiblesse. Ce nouvel ÇvÇnement vint occuper toute son imagination; elle fut emportÇe bien au-delÖ des sages rÇsolutions qu’elle devait Ö la nuit terrible qu’elle venait de passer. Il n’Çtait plus question de rÇsister Ö cet amant si aimable, mais de le perdre Ö jamais. Il fallut assister au dÇjeuner. Pour comble de douleur, M. de Rànal et Mme Derville ne parlärent que du dÇpart de Julien. Le maire de Verriäres avait remarquÇ quelque chose d’insolite dans le ton ferme avec lequel il avait demandÇ un congÇ. – Ce petit paysan a sans doute en poche des propositions de quelqu’un. Mais ce quelqu’un, fñt-ce M. Valenod, doit àtre un peu dÇcouragÇ par la somme de six cents francs, Ö laquelle maintenant il faut porter le dÇboursÇ annuel. Hier, Ö Verriäres, on aura demandÇ un dÇlai de trois jours pour rÇflÇchir; et ce matin, afin de n’àtre pas obligÇ Ö me donner une rÇponse, le petit monsieur part pour la montagne. Etre obligÇ de compter avec un misÇrable ouvrier qui fait l’insolent, voilÖ pourtant oó nous en sommes arrivÇs! “Puisque mon mari, qui ignore combien profondÇment il a blessÇ Julien, pense qu’il nous quittera, que dois-je croire moi-màme? se dit Mme de Rànal. Ah! tout est dÇcidÇ!” Afin de pouvoir du moins pleurer en libertÇ, et ne pas rÇpondre aux questions de Mme Derville, elle parla d’un mal de tàte affreux, et se mit au lit. – VoilÖ ce que c’est que les femmes, rÇpÇta M. de Rànal, il y a toujours quelque chose de dÇrangÇ Ö ces machines compliquÇes. Et il s’en alla goguenard. Pendant que Mme de Rànal Çtait en proie Ö ce qu’a de plus cruel la passion terrible dans laquelle le hasard l’avait engagÇe, Julien poursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que puissent prÇsenter les scänes de montagnes. Il fallait traverser la grande chaÃ¥ne au nord de Vergy. Le sentier qu’il suivait, s’Çlevant peu Ö peu parmi de grands bois de hàtres, forme des zigzags infinis sur la pente de la haute montagne qui dessine au nord la vallÇe du Doubs. Bientìt les regards du voyageur, passant par-dessus les coteaux moins ÇlevÇs qui contiennent le cours du Doubs vers le midi, s’Çtendirent jusqu’aux plaines fertiles de la Bourgogne et du Beaujolais. Quelque insensible que l’Éme de ce jeune ambitieux fñt Ö ce genre de beautÇ, il ne pouvait s’empàcher de s’arràter de temps Ö autre, pour regarder un spectacle si vaste et si imposant. Enfin il atteignit le sommet de la grande montagne, präs duquel il fallait passer pour arriver, par cette route de traverse, Ö la vallÇe solitaire qu’habitait FouquÇ, le jeune marchand de bois son ami. Julien n’Çtait point pressÇ de le voir, lui ni aucun autre àtre humain. CachÇ comme un oiseau de proie, au milieu des roches nues qui couronnent la grande montagne, il pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui se serait approchÇ de lui. Il dÇcouvrit une petite grotte au milieu de la pente presque verticale d’un des rochers. Il prit sa course, et bientìt fut Çtabli dans cette retraite.”Ici, dit-il avec des yeux brillants de joie, les hommes ne sauraient me faire de mal.”Il eut l’idÇe de se livrer au plaisir d’Çcrire ses pensÇes, partout ailleurs si dangereux pour lui. Une pierre carrÇe lui servait de pupitre. Sa plume volait: il ne voyait rien de ce qui l’entourait. Il remarqua enfin que le soleil se couchait derriäre les montagnes ÇloignÇes du Beaujolais. “Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici? se dit-il; j’ai du pain, et je suis libre!”Au son de ce grand mot son Éme s’exalta; son hypocrisie faisait qu’il n’Çtait pas libre màme chez FouquÇ. La tàte appuyÇe sur les deux mains, regardant la plaine, Julien resta dans cette grotte plus heureux qu’il ne l’avait ÇtÇ de la vie, agitÇ par ses ràveries et par son bonheur de libertÇ. Sans y songer il vit s’Çteindre, l’un apräs l’autre, tous les rayons du crÇpuscule. Au milieu de cette obscuritÇ immense, son Éme s’Çgarait dans la contemplation de ce qu’il s’imaginait rencontrer un jour Ö Paris. C’Çtait d’abord une femme bien plus belle et d’un gÇnie bien plus ÇlevÇ que tout ce qu’il avait pu voir en province. Il aimait avec passion, il Çtait aimÇ. S’il se sÇparait d’elle pour quelques instants, c’Çtait pour aller se couvrir de gloire, et mÇriter d’en àtre encore plus aimÇ. Màme en lui supposant l’imagination de Julien, un jeune homme ÇlevÇ au milieu des tristes vÇritÇs de la sociÇtÇ de Paris, eñt ÇtÇ rÇveillÇ Ö ce point de son roman par la froide ironie, les grandes actions auraient disparu avec l’espoir d’y atteindre, pour faire place Ö la maxime si connue: Quitte-t-on sa maÃ¥tresse, on risque, hÇlas! d’àtre trompÇ deux ou trois fois par jour. Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les plus hÇroãques, que le manque d’occasion. Mais une nuit profonde avait remplacÇ le jour, et il y avait encore deux lieues Ö faire pour descendre au hameau habitÇ par FouquÇ. Avant de quitter la petite grotte, Julien alluma du feu et brñla avec soin tout ce qu’il avait Çcrit. Il Çtonna bien son ami en frappant Ö sa porte Ö une heure du matin. Il trouva FouquÇ occupÇ Ö Çcrire ses comptes. C’Çtait un jeune homme de haute taille, assez mal fait, avec de grands traits durs, un nez infini, et beaucoup de bonhomie cachÇe sous cet aspect repoussant – T’es-tu donc brouillÇ avec ton M. de Rànal, que tu m’arrives ainsi Ö l’improviste? Julien lui raconta, mais comme il le fallait, les ÇvÇnements de la veille. – Reste avec moi, lui dit FouquÇ, je vois que tu connais M. de Rànal, M. Valenod, le sous-prÇfet Maugiron, le curÇ ChÇlan; tu as compris les finesses du caractäre de ces gens-lÖ; te voilÖ en Çtat de paraÃ¥tre aux adjudications. Tu sais l’arithmÇtique mieux que moi, tu tiendras mes comptes. Je gagne gros dans mon commerce. L’impossibilitÇ de tout faire par moi-màme, et la crainte de rencontrer un fripon dans l’homme que je prendrais pour associÇ, m’empàchent tous les jours d’entreprendre d’excellentes affaires. Il n’y a pas un mois que j’ai failli gagner six mille francs Ö Michaud de Saint-Amand, que je n’avais pas revu depuis six ans, et que j’ai trouvÇ par hasard Ö la vente de Pontarlier. Pourquoi n’aurais-tu pas gagnÇ, toi, ces six mille francs ou du moins trois mille? car, si ce jour-lÖ je t’avais eu avec moi, j’aurais mis l’enchäre Ö cette coupe de bois, et tout le monde me l’eñt bientìt laissÇe. Sois mon associÇ. Cette offre donna de l’humeur Ö Julien, elle dÇrangeait ca folie Pendant tout le souper, que les deux amis prÇparärent eux-màmes comme des hÇros d’Homäre, car FouquÇ vivait seul, il montra ses comptes Ö Julien et lui prouva combien son commerce de bois prÇsentait d’avantages. FouquÇ avait la plus haute idÇe des lumiäres et du caractäre de Julien. Quand enfin celui-ci fut seul dans sa petite chambre de bois de sapin: “Il est vrai, se dit-il, je puis gagner ici quelques mille francs, puis reprendre avec avantage le mÇtier de soldat ou celui de pràtre, suivant la mode qui alors rÇgnera en France. Le petit pÇcule que j’aurai amassÇ, lävera toutes les difficultÇs de dÇtail. Solitaire dans cette montagne, j’aurai dissipÇ un peu l’affreuse ignorance oó je suis de tant de choses qui occupent tous ces hommes de salon. Mais FouquÇ renonce Ö se marier, il me rÇpäte que la solitude le rend malheureux. Il est Çvident que s’il prend un associÇ qui n’a pas de fonds Ö verser dans son commerce, c’est dans l’espoir de se faire un compagnon qui ne le quitte jamais. “Tromperai-je mon ami?”s’Çcria Julien avec humeur. Cet àtre, dont l’hypocrisie et l’absence de toute sympathie Çtaient les moyens ordinaires de salut, ne put cette fois supporter l’idÇe du plus petit manque de dÇlicatesse envers un homme qui l’aimait. Mais tout Ö coup, Julien fut heureux, il avait une raison pour refuser.”Quoi, je perdrais lÉchement sept ou huit annÇes! j’arriverais ainsi Ö vingt-huit ans; mais, Ö cet Ége, Bonaparte avait fait ses plus grandes choses! Quand j’aurai gagnÇ obscurÇment quelque argent en courant ces ventes de bois, et mÇritant la faveur de quelques fripons subalternes qui me dit que j’aurai encore le feu sacrÇ avec lequel on se fait un nom.” Le lendemain matin, Julien rÇpondit d’un grand sang-froid au bon FouquÇ, qui regardait l’affaire de l’association comme terminÇe, que sa vocation pour le saint ministäre des autels ne lui permettait pas d’accepter. FouquÇ n’en revenait pas. – Mais songes-tu, lui rÇpÇtait-il, que je t’associe, ou, si tu l’aimes mieux, que je te donne quatre mille francs par an? et tu veux retourner chez ton M. Rànal qui te mÇprise comme la boue de ses souliers! Quand tu auras deux cents louis devant toi, qu’est-ce qui t’empàche d’entrer au sÇminaire? Je te dirai plus, je me charge de te procurer la meilleure cure du pays. Car, ajouta FouquÇ en baissant la voix, je fournis de bois Ö brñler M. le…. M. le…, M…. Je leur livre de l’essence de chàne de premiäre qualitÇ qu’ils ne me paient que comme du bois blanc, mais jamais argent ne tut mieux placÇ. Rien ne put vaincre la vocation de Julien, FouquÇ finit par le croire un peu fou. Le troisiäme jour, de grand matin, Julien quitta son ami pour passer la journÇe au milieu des rochers de la grande montagne. Il retrouva sa petite grotte, mais il n’avait plus la paix de l’Éme, les offres de son ami la lui avaient enlevÇe. Comme Hercule il se trouvait non entre le vice et la vertu, mais entre lÖ mÇdiocritÇ suivie d’un bien-àtre assurÇ et tous les ràves hÇroãques de sa jeunesse.”Je n’ai donc pas une vÇritable fermetÇ, se disait-il; et c’Çtait lÖ le doute qui lui faisait le plus de mal. Je ne suis pas du bois dont on fait les grands hommes, puisque je crains que huit annÇes passÇes Ö me procurer du pain, ne m’enlävent cette Çnergie sublime qui fait faire les choses extraordinaires.” CHAPITRE XIII LES BAS A JOUR Un roman: c’est un miroir qu’on promäne le long d’un chemin. SAINT RêAL Quand Julien aperáut les ruines pittoresques de l’ancienne Çglise de Vergy, il remarqua que, depuis l’avant-veille, il n’avait pas pensÇ une seule fois Ö Mme de Rànal”L’autre jour en partant cette femme m’a rappelÇ lÖ distance infinie qui nous sÇpare, elle m’a traitÇ comme le fils d’un ouvrier. Sans doute elle a voulu me marquer son repentir de m’avoir laissÇ sa main la veille… Elle est pourtant bien jolie, cette main! quel charme! quelle noblesse dans les regards de cette femme!” La possibilitÇ de faire fortune avec FouquÇ donnait une certaine facilitÇ aux raisonnements de Julien; ils n’Çtaient plus aussi souvent gÉtÇs par l’irritation, et le sentiment vif de sa pauvretÇ et de sa bassesse aux yeux du monde. PlacÇ comme sur un promontoire ÇlevÇ, il pouvait juger et dominait pour ainsi dire l’extràme pauvretÇ et l’aisance qu’il appelait encore richesse. Il Çtait loin de juger sa position en philosophe, mais il eut assez de clairvoyance pour se sentir diffÇrent apräs ce petit voyage dans la montagne. Il fut frappÇ du trouble extràme avec lequel Mme de Rànal Çcouta le petit rÇcit de son voyage, qu’elle lui avait demandÇ. FouquÇ avait eu des projets de mariage, des amours malheureuses; de longues confidences Ö ce sujet avaient rempli les conversations des deux amis. Apräs avoir trouvÇ le bonheur trop tìt, FouquÇ s’Çtait aperáu qu’il n’Çtait pas seul aimÇ. Tous ces rÇcits avaient ÇtonnÇ Julien; il avait appris bien des choses nouvelles. Sa vie solitaire, toute d’imagination et de mÇfiance, l’avait ÇloignÇ de tout ce qui pouvait l’Çclairer. Pendant son absence, la vie n’avait ÇtÇ pour Mme de Rànal qu’une suite de supplices diffÇrents, mais tous intolÇrables, elle Çtait rÇellement malade. – Surtout, lui dit Mme Derville, lorsqu’elle vit arriver Julien, indisposÇe comme tu l’es, tu n’iras pas ce soir au jardin, l’air humide redoublerait ton malaise. Mme Derville voyait avec Çtonnement que son amie toujours grondÇe par M. de Rànal, Ö cause de l’excessive simplicitÇ de sa toilette, venait de prendre des bas Ö jour et de charmants petits souliers arrivÇs de Paris. Depuis trois jours, la seule distraction de Mme de Rànal avait ÇtÇ de tailler, et de faire faire en toute hÉte par êlisa, une robe d’ÇtÇ, d’une jolie petite Çtoffe fort Ö la mode. A peine cette robe put-elle àtre terminÇe, quelques instants apräs l’arrivÇe de Julien; Mme de Rànal la mit aussitìt. Son amie n’eut plus de doutes.”Elle aime, l’infortunÇe!”se dit Mme Derville. Elle comprit toutes les apparences singuliäres de sa maladie. Elle la vit parler Ö Julien. La pÉleur succÇdait Ö la rougeur la plus vive. L’anxiÇtÇ se peignait dans ses yeux attachÇs sur ceux du jeune prÇcepteur. Mme de Rànal s’attendait Ö chaque moment qu’il allait s’expliquer, et annoncer qu’il quittait la maison ou y restait. Julien n’avait garde de rien dire sur ce sujet, auquel il ne songeait pas. Apräs des combats affreux Mme de Rànal osa enfin lui dire, d’une voix tremblante, et oó se peignait toute sa passion: – Quitterez-vous vos Çläves pour vous placer ailleurs? Julien fut frappÇ de la voix incertaine et du regard de Mme de Rànal!”Cette femme-lÖ m’aime, se dit-il; mais apräs ce moment passager de faiblesse que se reproche son orgueil, et däs qu’elfe ne craindra plus mon dÇpart, elle reprendra sa fiertÇ.”Cette vue de la position respective fut, chez Julien, rapide comme l’Çclair; il rÇpondit en hÇsitant: – J’aurais beaucoup de peine Ö quitter des enfants si aimables et si bien nÇs, mais peut-àtre le faudra-t-il. On a aussi des devoirs envers soi. En prononáant la parole si bien nÇs (c’Çtait un de ces mots aristocratiques que Julien avait appris depuis peu), il s’anima d’un profond sentiment d’anti-sympathie. “Aux yeux de cette femme, moi, se disait-il, je ne suis pas bien nÇ.” Mme de Rànal, en l’Çcoutant, admirait son gÇnie, sa beautÇ, elle avait le coeur percÇ de la possibilitÇ de dÇpart qu’il lui faisait entrevoir. Tous ses amis de Verriäres, qui, pendant l’absence de Julien, Çtaient venus dÃ¥ner Ö Vergy, lui avaient fait compliment, comme Ö l’envi, sur l’homme Çtonnant que son mari avait eu le bonheur de dÇterrer. Ce n’est pas que l’on comprÃ¥t rien aux progräs des enfants. L’action de savoir par coeur la Bible, et encore en latin, avait frappÇ les habitants de Verriäres d’une admiration qui durera peut-àtre un siäcle. Julien, ne parlant Ö personne, ignorait tout cela. Si Mme de Rànal avait eu le moindre sang-froid, elle lui eñt fait compliment de la rÇputation qu’il avait conquise, et l’orgueil de Julien rassurÇ, il eñt ÇtÇ pour elle doux et aimable, d’autant plus que la robe nouvelle lui semblait charmante. Mme de Rànal contente aussi de sa jolie robe, et de ce que lui en disait Julien, avait voulu faire un tour de jardin; bientìt elle avoua qu’elle Çtait hors d’Çtat de marcher. Elle avait pris le bras du voyageur, et, bien loin d’augmenter ses forces, le contact de ce bras les lui ìtait tout Ö fait. Il Çtait nuit; Ö peine fut-on assis, que Julien, usant de son ancien priviläge, osa approcher les lävres du bras de sa jolie voisine, et lui prendre la main. Il pensait Ö la hardiesse dont FouquÇ avait fait preuve avec ses maÃ¥tresses, et non Ö Mme de Rànal; le mot bien nÇs pesait encore sur son coeur. On lui serra la main, ce qui ne lui fit aucun plaisir. Loin d’àtre fier, ou du moins reconnaissant du sentiment que Mme de Rànal trahissait ce soir-lÖ par des signes trop Çvidents, la beautÇ, l’ÇlÇgance, la fraÃ¥cheur le trouvärent presque insensible. La puretÇ de l’Éme l’absence de toute Çmotion haineuse prolongent sans doute la durÇe de la jeunesse. C’est la physionomie qui vieillit la premiäre chez la plupart des jolies femmes. Julien fut maussade toute la soirÇe; jusqu’ici il n’avait ÇtÇ en coläre qu’avec le hasard de la sociÇtÇ, depuis que FouquÇ lui avait offert un moyen ignoble d’arriver Ö l’aisance, il avait de l’humeur contre lui-màme. Tout Ö ses pensÇes, quoique de temps en temps il dÃ¥t quelques mots Ö ces dames, Julien finit, sans s’en apercevoir, par abandonner la main de Mme de Rànal. Cette rÇaction bouleversa l’Éme de cette pauvre femme; elle y vit la manifestation de son sort. Certaine de l’affection de Julien, peut-àtre sa vertu eñt trouvÇ des forces contre lui. Tremblante de le perdre Ö jamais, sa passion l’Çgara jusqu’au point de reprendre la main de Julien que, dans sa distraction, il avait laissÇe appuyÇe sur le dossier d’une chaise. Cette action rÇveilla ce jeune ambitieux: il eñt voulu qu’elle eñt pour tÇmoins tous ces nobles si fiers qui, Ö table, lorsqu’il Çtait au bas bout avec les enfants, le regardaient avec un sourire si protecteur.”Cette femme ne peut plus me mÇpriser: dans ce cas, se dit-il, je dois àtre sensible Ö sa beautÇ; je me dois Ö moi-màme d’àtre son amant!”Une telle idÇe ne lui fñt pas venue avant les confidences naãves faites par son ami. La dÇtermination subite qu’il venait de prendre forma une distraction agrÇable. Il se disait: “il faut que j’aie une de ces deux femmes”, il s’aperáut qu’il aurait beaucoup mieux aimÇ faire la cour Ö Mme Derville; ce n’est pas qu’elle fñt plus agrÇable, mais toujours elle l’avait vu prÇcepteur honorÇ pour sa science, et non pas ouvrier charpentier, avec une veste de ratine pliÇe sous le bras, comme il Çtait apparu Ö Mme de Rànal. C’Çtait prÇcisÇment comme jeune ouvrier, rougissant jusqu’au blanc des yeux, arràtÇ Ö la porte de la maison et n’osant sonner, que Mme de Rànal se le figurait avec le plus de charme. Cette femme, que les bourgeois du pays disaient si hautaine, songeait rarement au rang et la moindre certitude l’emportait de beaucoup dans son esprit sur la promesse de caractäre faite par le rang d’un homme. Un charretier qui eñt montrÇ de la bravoure eñt ÇtÇ plus brave dans son esprit qu’un terrible capitaine de hussards garni de sa moustache et de sa pipe. Elle croyait l’Éme de Julien plus noble que celle de tous ses cousins, tous gentilshommes de race et plusieurs d’entre eux titrÇs. En poursuivant la revue de sa position, Julien vit qu’il ne fallait pas songer Ö la conquàte de Mme Derville, qui s’apercevait probablement du goñt que Mme de Rànal montrait pour lui. ForcÇ de revenir Ö celle-ci: “Que connais-je du caractäre de cette femme? se dit Julien. Seulement ceci: avant mon voyage, je lui prenais la main, elle la retirait; aujourd’hui je retire ma main, elle la saisit et la serre. Belle occasion de lui rendre tous les mÇpris qu’elle a eus pour moi. Dieu sait combien elle a eu d’amants! elle ne se dÇcide peut-àtre en ma faveur qu’Ö cause de la facilitÇ des entrevues.” Tel est, hÇlas! le malheur d’une excessive civilisation! A vingt ans, l’Çducation d’un jeune homme, s’il a quelque Çducation, est Ö mille lieues du laisser-aller, sans lequel l’amour n’est souvent que le plus ennuyeux des devoirs. “Je me dois d’autant plus, continua la petite vanitÇ de Julien, de rÇussir aupräs de cette femme, que si jamais je fais fortune et que quelqu’un me reproche le bas emploi de prÇcepteur, je pourrai faire entendre que l’amour m’avait jetÇ Ö cette place.”Julien Çloigna de nouveau sa main de celle de Mme de Rànal, puis il la reprit en la serrant. Comme on rentrait au salon, vers minuit, Mme de Rànal lui dit Ö mi-voix: – Vous nous quitterez, vous partirez? Julien rÇpondit en soupirant: – Il faut bien que je parte, car je vous aime avec passion; c’est une faute… et quelle faute pour un jeune pràtre! Mme de Rànal s’appuya sur son bras, et avec tant d’abandon que sa joue sentit la chaleur de celle de Julien. Les nuits de ces deux àtres furent bien diffÇrentes. Mme de Rànal Çtait exaltÇe par les transports de la voluptÇ morale la plus ÇlevÇe. Une jeune fille coquette qui aime de bonne heure s’accoutume au trouble de l’amour; quand elle arrive Ö l’Ége de la vraie passion, le charme de la nouveautÇ manque. Comme Mme de Rànal n’avait jamais lu de romans, toutes les nuances de son bonheur Çtaient neuves pour elle. Aucune triste vÇritÇ ne venait la glacer, pas màme le spectre de l’avenir. Elle se vit aussi heureuse dans dix ans qu’elle l’Çtait en ce moment. L’idÇe màme de la vertu et de la fidÇlitÇ jurÇe Ö M. de Rànal, qui l’avait agitÇe quelques jours auparavant, se prÇsenta en vain, on la renvoya comme un hìte importun.”Jamais je n’accorderai rien Ö Julien se dit Mme de Rànal, nous vivrons Ö l’avenir comme nous vivons depuis un mois. Ce sera un ami.” CHAPITRE X LES CISEAUX ANGLAIS Une jeune fille de seize ans avait un teint de rose, et elle mettait du rouge. POLIDORI Pour Julien, l’offre de FouquÇ lui avait en effet enlevÇ tout bonheur; il ne pouvait s’arràter Ö aucun parti. “HÇlas! peut-àtre manquÇ-je de caractäre, j’eusse ÇtÇ un mauvais soldat de NapolÇon. Du moins, ajouta-t-il, ma petite intrigue avec la maÃ¥tresse du logis va me distraire un moment.” Heureusement pour lui, màme dans ce petit incident subalterne, l’intÇrieur de son Éme rÇpondait mal Ö son langage cavalier. Il avait peur de Mme de Rànal Ö cause de sa robe si jolie. Cette robe Çtait Ö ses yeux l’avant-garde de Paris. Son orgueil ne voulut rien laisser au hasard et Ö l’inspiration du moment. D’apräs les confidences de FouquÇ et le peu qu’il avait lu sur l’amour dans sa bible, il se fit un plan de campagne fort dÇtaillÇ. Comme, sans se l’avouer, il Çtait fort troublÇ, il Çcrivit ce plan Le lendemain matin au salon, Mme de Rànal fut un instant seule avec lui: – N’avez-vous point d’autre nom que Julien? lui dit-elle. A cette demande si flatteuse, notre hÇros ne sut que rÇpondre. Cette circonstance n’Çtait pas prÇvue dans son plan. Sans cette sottise de faire un plan, l’esprit vif de Julien l’eñt bien servi, la surprise n’eñt fait qu’ajouter Ö la vivacitÇ de ses aperáus. Il fut gauche et s’exagÇra sa gaucherie. Mme de Rànal la lui pardonna bien vite. Elle y vit l’effet d’une candeur charmante. Et ce qui manquait prÇcisÇment Ö ses yeux Ö cet homme, auquel on trouvait tant de gÇnie, c’Çtait l’air de la candeur. – Ton petit prÇcepteur m’inspire beaucoup de mÇfiance, lui disait quelquefois Mme Derville. Je lui trouve l’air de penser toujours et de n’agir qu’avec politique. C’est un sournois. Julien resta profondÇment humiliÇ du malheur de n’avoir su que rÇpondre Ö Mme de Rànal. “Un homme comme moi se doit de rÇparer cet Çchec”, et saisissant le moment oó l’on passait d’une piäce Ö l’autre, il crut de son devoir de donner un baiser Ö Mme de Rànal. Rien de moins amenÇ, rien de moins agrÇable, et pour lui et pour elle, rien de plus imprudent. Ils furent sur le point d’àtre aperáus. Mme de Rànal le crut fou. Elle fut effrayÇe et surtout choquÇe. Cette sottise lui rappela M. Valenod. “Que m’arriverait-il, se dit-elle, si j’Çtais seule avec lui?”Toute sa vertu revint, parce que l’amour s’Çclipsait. Elle s’arrangea de faáon Ö ce qu’un de ses enfants restÉt toujours aupräs d’elle. La journÇe fut ennuyeuse pour Julien, il la passa toute entiäre Ö exÇcuter avec gaucherie son plan de sÇduction. Il ne regarda pas une seule fois Mme de Rànal, sans que ce regard n’eñt un pourquoi; cependant, il n’Çtait pas assez sot pour ne pas voir qu’il ne rÇussissait point Ö àtre aimable et encore moins sÇduisant. Mme de Rànal ne revenait point de son Çtonnement de le trouver si gauche et en màme temps si hardi.”C’est la timiditÇ de l’amour, dans un homme d’esprit! se dit-elle enfin, avec une joie inexprimable. Serait-il possible qu’il n’eñt jamais ÇtÇ aimÇ de ma rivale.” Apräs le dÇjeuner, Mme de Rànal rentra dans le salon pour recevoir la visite de M. Charcot de Maugiron, le sous-prÇfet de Bray. Elle travaillait Ö un petit mÇtier de tapisserie fort ÇlevÇ. Mme Derville Çtait Ö ses cìtÇs. Ce fut dans une telle position, et par le plus grand jour, que notre hÇros trouva convenable d’avancer sa botte et de presser le joli pied de Mme de Rànal, dont le bas Ö jour et le joli soulier de Paris attiraient Çvidemment les regards du galant sous-prÇfet. Mme de Rànal eut une peur extràme; elle laissa tomber ses ciseaux, son peloton de laine, ses aiguilles, et le mouvement de Julien put passer pour une tentative gauche destinÇe Ö empàcher la chute des ciseaux qu’il avait vus glisser. Heureusement ces petits ciseaux d’acier anglais se brisärent, et Mme de Rànal ne tarit pas en regrets de ce que Julien ne s’Çtait pas trouvÇ plus präs d’elle. – Vous avez aperáu la chute avant moi, vous l’eussiez empàchÇe, au lieu de cela, votre zäle n’a rÇussi qu’Ö me donner un fort grand coup de pied. Tout cela trompa le sous-prÇfet, mais non Mme Derville.”Ce joli garáon a de bien sottes maniäres!”pensat-elle; le savoir-vivre d’une capitale de province ne pardonne point ces sortes de fautes. Mme de Rànal trouva le moment de dire Ö Julien: – Soyez prudent, je vous l’ordonne. Julien voyait sa gaucherie, il avait de l’humeur. Il dÇlibÇra longtemps avec lui-màme, pour savoir s’il devait se fÉcher de ce mot: Je vous l’ordonne. Il fut assez sot pour penser: “Elle pourrait me dire je l’ordonne, s’il s’agissait de quelque chose de relatif Ö l’Çducation des enfants, mais en rÇpondant Ö mon amour, elle suppose l’ÇgalitÇ. On ne peut aimer sans ÇgalitÇ…”et tout son esprit se perdit Ö faire des lieux communs sur l’ÇgalitÇ. Il se rÇpÇtait avec coläre ce vers de Corneille, que Mme Derville lui avait appris quelques jours auparavant: ………………. L’amour Fait les ÇgalitÇs et ne les cherche pas. Julien, s’obstinant Ö jouer le rìle d’un don Juan, lui qui de la vie n’avait eu de maÃ¥tresse, il fut sot Ö mourir toute la journÇe. Il n’eut qu’une idÇe juste, ennuyÇ de lui et de Mme de Rànal, il voyait avec effroi s’avancer la soirÇe oó il serait assis au jardin, Ö cìtÇ d’elle et dans l’obscuritÇ. Il dit Ö M. de Rànal qu’il allait Ö Verriäres voir le curÇ, il partit apräs dÃ¥ner et ne rentra que dans la nuit. A Verriäres, Julien trouva M. ChÇlan occupÇ Ö dÇmÇnager; il venait enfin d’àtre destituÇ, le vicaire Maslon le remplaáait. Julien aida le bon curÇ. et il eut l’idÇe d’Çcrire Ö FouquÇ que la vocation irrÇsistible qu’il se sentait pour le saint ministäre l’avait empàchÇ d’accepter d’abord ses offres obligeantes, mais qu’il venait de voir un tel exemple d’injustice que peut-àtre il serait plus avantageux Ö son salut de ne pas entrer dans les ordres sacrÇs. Julien s’applaudit de sa finesse Ö tirer parti de la destitution du curÇ de Verriäres pour se laisser une porte ouverte et revenir au commerce, si dans son esprit la triste prudence l’emportait sur l’hÇroãsme. CHAPITRE XV LE CHANT DU COQ Amour en latin faict amor Or donc provient d’amour la mort, Et, par avant, soulcy qui mord, Deuil, plours, piäges, forfaitz, remords… BLASON D’AMOUR. Si Julien avait eu un peu de l’adresse qu’il se supposait si gratuitement, il eñt pu s’applaudir le lendemain de l’effet produit par son voyage Ö Verriäres. Son absence avait fait oublier ses gaucheries. Ce jour-lÖ encore, il fut assez maussade, sur te soir une idÇe ridicule lui vint et il la communiqua Ö Mme de Rànal, avec une rare intrÇpiditÇ. A peine fut-on assis au jardin, que, sans attendre une obscuritÇ suffisante, Julien approcha sa bouche de l’oreille de Mme de Rànal, et au risque de la compromettre horriblement, il lui dit: – Madame, cette nuit, Ö deux heures, j’irai dans votre chambre, je dois vous dire quelque chose. Julien tremblait que sa demande ne fñt accordÇe son rìle de sÇducteur lui pesait si horriblement que, s’il eñt pu suivre son penchant, il se fñt retirÇ dans sa chambre pour plusieurs jours, et n’eñt plus vu ces dames. Il comprenait que, par sa conduite savante de la veille, il avait gÉtÇ toutes les belles apparences du jour prÇcÇdent, et ne savait rÇellement Ö quel saint se vouer. Mme de Rànal rÇpondit avec une indignation rÇelle, et nullement exagÇrÇe, Ö l’annonce impertinente que Julien osait lui faire. Il crut voir du mÇpris dans sa courte rÇponse. Il est sñr que dans cette rÇponse, prononcÇe fort bas, le mot fi donc avait paru. Sous prÇtexte de quelque chose Ö dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et Ö son retour il se plaáa Ö cìtÇ de Mme Derville et fort loin de Mme de Rànal. Il s’ìta ainsi toute possibilitÇ de lui prendre la main. La conversation fut sÇrieuse, et Julien s’en tira fort bien, Ö quelques moments de silence präs, pendant lesquels il se creusait la cervelle.”Que ne puis-je inventer quelque belle manoeuvre, se disait-il, pour forcer Mme de Rànal Ö me rendre ces marques de tendresse non Çquivoques qui me faisaient croire il y a trois jours, qu’elle Çtait Ö moi!” Julien Çtait extràmement dÇconcertÇ de l’Çtat presque dÇsespÇrÇ oó il avait mis ses affaires. Rien cependant ne l’eñt plus embarrassÇ que le succäs. Lorsqu’on se sÇpara Ö minuit, son pessimisme lui fit croire qu’il jouissait du mÇpris de Mme Derville, et que probablement il n’Çtait guäre mieux avec Mme de Rànal. De fort mauvaise humeur et träs humiliÇ, Julien ne dormit point. Il Çtait Ö mille lieues de l’idÇe de renoncer Ö toute feinte, Ö tout projet, et de vivre au jour le jour avec Mme de Rànal, en se contentant comme un enfant du bonheur qu’apporterait chaque journÇe. Il se fatigua le cerveau Ö inventer des manoeuvres savantes; un instant apräs, il les trouvait absurdes; il Çtait en un mot fort malheureux, quand deux heures sonnärent Ö l’horloge du chÉteau. Ce bruit le rÇveilla comme le chant du coq rÇveilla saint Pierre’. Il se vit au moment de l’ÇvÇnement le plus pÇnible. Il n’avait plus songÇ Ö sa proposition impertinente, depuis le moment oó il l’avait faite; elle avait ÇtÇ si mal reáue! “Je lui ai dit que j’irais chez elle Ö deux heures, se dit-il en se levant; je puis àtre inexpÇrimentÇ et grossier comme il appartient au fils d’un paysan, Mme Derville me l’a fait assez entendre, mais du moins je ne serai pas faible.” Julien avait raison de s’applaudir de son courage, jamais il ne s’Çtait imposÇ une contrainte plus pÇnible. En ouvrant sa porte, il Çtait tellement tremblant que ses genoux se dÇrobaient sous lui, et il fut forcÇ de s’appuyer contre le mur. Il Çtait sans souliers. Il alla Çcouter Ö la porte de M. de Rànal, dont il put distinguer le ronflement. Il en fut dÇsolÇ. Il n’y avait donc plus de prÇtexte pour ne pas aller chez elle. Mais grand Dieu, qu’y ferait-il? Il n’avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se sentait tellement troublÇ qu’il eñt ÇtÇ hors d’Çtat de les suivre. Enfin souffrant plus mille fois que s’il eñt marchÇ Ö la mort, il entra dans le petit corridor qui menait Ö la chambre de Mme de Rànal. Il ouvrit la porte d’une main tremblante et en faisant un bruit effroyable. Il y avait de la lumiäre, une veilleuse brñlait sous la cheminÇe; il ne s’attendait pas Ö ce nouveau malheur. En le voyant entrer, Mme de Rànal se jeta vivement hors de son lit. – Malheureux! s’Çcria-t-elle. Il y eut un peu de dÇsordre. Julien oublia ses vains projets et revint Ö son rìle naturel: ne pas plaire Ö une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs. Il ne rÇpondit Ö ses reproches qu’en se jetant Ö ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extràme duretÇ, il fondit en larmes. Quelques heures apräs, quand Julien sortit de la chambre de Mme de Rànal, on eñt pu dire, en style de roman, qu’il n’avait plus rien Ö dÇsirer. En effet, il devait Ö l’amour qu’il avait inspirÇ et Ö l’impression imprÇvue qu’avaient produite sur lui des charmes sÇduisants, une victoire Ö laquelle ne l’eñt pas conduit toute son adresse si maladroite. Mais, dans les moments les plus doux, victime d’un orgueil bizarre, il prÇtendit encore jouer le rìle d’un homme accoutumÇ Ö subjuguer des femmes: il fit des efforts d’attention incroyables pour gÉter ce qu’il avait d’aimable. Au lieu d’àtre attentif aux transports qu’il faisait naÃ¥tre, et aux remords qui en relevaient la vivacitÇ l’idÇe du devoir ne cessa jamais d’àtre prÇsente Ö ses yeux. Il craignait un remords affreux et un ridicule Çternel, s’il s’Çcartait du modäle idÇal qu’il se proposait de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un àtre supÇrieur fut prÇcisÇment ce qui l’empàcha de goñter le bonheur qui se plaáait sous ses pas. C’est une jeune fille de seize ans , qui a des couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge. Mortellement effrayÇe de l’apparition de Julien, Mme de Rànal fut bientìt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le dÇsespoir de Julien la troublaient vivement. Màme quand elle n’eut plus rien Ö lui refuser, elle repoussait Julien loin d’elle, avec une indignation rÇelle, et ensuite se jetait dans ses bras. Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. Elle se croyait damnÇe sans rÇmission, et cherchait Ö se cacher la vue de l’enfer, en accablant Julien des plus vives caresses. En un mot, rien n’eñt manquÇ au bonheur de notre hÇros, pas màme une sensibilitÇ brñlante dans la femme qu’il venait d’enlever, s’il eñt su en jouir. Le dÇpart de Julien ne fit point cesser les transports qui l’agitaient malgrÇ elle, et ses combats avec les remords qui la dÇchiraient. “Mon Dieu! àtre heureux, àtre aimÇ, n’est-ce que áa?”Telle fut la premiäre pensÇe de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il Çtait dans cet Çtat d’Çtonnement et de trouble inquiet oó tombe l’Éme qui vient d’obtenir ce qu’elle a longtemps dÇsirÇ. Elle est habituÇe Ö dÇsirer, ne trouve plus quoi dÇsirer, et cependant n’a pas encore de souvenirs. Comme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attentivement occupÇ Ö repasser tous les dÇtails de sa conduite.”N’ai-je manquÇ Ö rien de ce que je me dois Ö moi-màme? Ai-je bien jouÇ mon rìle?” Et quel rìle? celui d’un homme accoutumÇ Ö àtre brillant avec les femmes. CHAPITRE XVI LE LENDEMAIN He turn’d his lip to hers, and with his hand Call’d back the tangles of her wandering hair. Don Juan. C. 1. st. 170. Heureusement, pour la gloire de Julien, Mme de Rànal avait ÇtÇ trop agitÇe, trop ÇtonnÇe, pour apercevoir la sottise de l’homme qui, en un moment, Çtait devenu tout au monde pour elle. Comme elle l’engageait Ö se retirer, voyant poindre le jour: – Oh! mon Dieu, disait-elle, si mon mari a entendu du bruit, je suis perdue. Julien, qui avait le temps de faire des phrases, se souvint de celle-ci: – Regretteriez-vous la vie? – Ah! beaucoup dans ce moment! mais je ne regretterais pas de vous avoir connu. Julien trouva de sa dignitÇ de rentrer expräs au grand jour et avec imprudence. L’attention continue avec laquelle il Çtudiait ses moindres actions, dans la folle idÇe de paraÃ¥tre un homme d’expÇrience, n’eut qu’un avantage; lorsqu’il revit Mme de Rànal Ö dÇjeuner, sa conduite fut un chef-d’oeuvre de prudence. Pour elle, elle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu’aux yeux, et ne pouvait vivre un instant sans le regarder; elle s’apercevait de son trouble, et ses efforts pour le cacher le redoublaient. Julien ne leva qu’une seule fois les yeux sur elle. D’abord Mme de Rànal admira sa prudence. Bientìt, voyant que cet unique regard ne se rÇpÇtait pas, elle fut alarmÇe: “Est-ce qu’il ne m’aimerait plus, se dit-elle; hÇlas! je suis bien vieille pour lui, j’ai dix ans de plus que lui.” En passant de la salle Ö manger au jardin, elle serra la main de Julien. Dans la surprise que lui causa une marque d’amour si extraordinaire il la regarda avec passion. Car elle lui avait semblÇ bien jolie au dÇjeuner; et, tout en baissant les yeux, il avait passÇ son temps Ö se dÇtailler ses charmes. Ce regard consola Mme de Rànal; il ne lui ìta pas toutes ses inquiÇtudes, mais ses inquiÇtudes lui ìtaient presque tout Ö fait ses remords envers son mari. Au dÇjeuner, ce mari ne s’Çtait aperáu de rien, il n’en Çtait pas de màme de Mme Derville: elle crut Mme de Rànal sur le point de succomber. Pendant toute la journÇe, son amitiÇ hardie et incisive ne lui Çpargna pas les demi-mots destinÇs Ö lui peindre, sous de hideuses couleurs, le danger qu’elle courait. Mme de Rànal brñlait de se trouver seule avec Julien elle voulait lui demander s’il l’aimait encore. MalgrÇ lÖ douceur inaltÇrable de son caractäre, elle fut plusieurs fois sur le point de faire entendre Ö son amie combien elle Çtait importune. Le soir, au jardin, Mme Derville arrangea si bien les choses, qu’elle se trouva placÇe entre Mme de Rànal et Julien. Mme de Rànal qui s’Çtait fait une image dÇlicieuse du plaisir de serrer la main de Julien, et de la porter Ö ses lävres, ne put pas màme lui adresser un mot. Ce contretemps augmenta son agitation. Elle Çtait dÇvorÇe d’un remords. Elle avait tant grondÇ Julien de l’imprudence qu’il avait faite en venant chez elle la nuit prÇcÇdente, qu’elle tremblait qu’il ne vÃ¥nt pas celle-ci. Elle quitta le jardin de bonne heure, et alla s’Çtablir dans sa chambre. Mais ne tenant pas Ö son impatience, elle vint coller son oreille contre la porte de Julien. MalgrÇ l’incertitude et la passion qui la dÇvoraient, elle n’osa point entrer. Cette action lui semblait la derniäre des bassesses, car elle sert de texte Ö un dicton de province. Les domestiques n’Çtaient pas tous couchÇs. La prudence l’obligea enfin Ö revenir chez elle. Deux heures d’attente furent deux siäcles de tourments. Mais Julien Çtait trop fidäle Ö ce qu’il appelait le devoir, pour manquer Ö exÇcuter de point en point ce qu’il s’Çtait prescrit. Comme une heure sonnait, il s’Çchappa doucement de sa chambre, s’assura que le maÃ¥tre de la maison Çtait profondÇment endormi, et parut chez Mme de Rànal. Ce jour-lÖ, il trouva plus de bonheur aupräs de son amie, car il songea moins constamment au rìle Ö jouer. Il eut des veux pour voir et des oreilles pour entendre. Ce que Mme de Rànal lui dit de son Ége contribua Ö lui donner quelque assurance. – HÇlas! j’ai dix ans de plus que vous! comment pouvez-vous m’aimer? lui rÇpÇtait-elle sans projet et parce que cette idÇe l’opprimait. Julien ne concevait pas ce malheur, mais il vit qu’il Çtait rÇel, et il oublia presque toute sa peur d’àtre ridicule. La sotte idÇe d’àtre regardÇ comme un amant subalterne, Ö cause de sa naissance obscure, disparut aussi. A mesure que les transports de Julien rassuraient sa timide maÃ¥tresse, elle reprenait un peu de bonheur et la facultÇ de juger son amant. Heureusement il n’eut presque pas, ce jour-lÖ, cet air empruntÇ qui avait fait du rendez-vous de la veille une victoire, mais non pas un plaisir. Si elle se fñt aperáue de son attention Ö jouer un rìle, cette triste dÇcouverte lui eñt Ö jamais enlevÇ tout bonheur. Elle n’y eñt pu voir autre chose qu’un triste effet de la disproportion des Éges. Quoique Mme de Rànal n’eñt jamais pensÇ aux thÇories de l’amour, la diffÇrence d’Ége est, apräs celle de la fortune, un des grands lieux communs de la plaisanterie de province, toutes les fois qu’il est question d’amour. En peu de jours, Julien, rendu Ö toute l’ardeur de son Ége, fut Çperdument amoureux. “Il faut convenir, se disait-il, qu’elle a une bontÇ d’Éme angÇlique, et l’on n’est pas plus jolie. ,, Il avait perdu presque tout Ö fait l’idÇe du rìle Ö jouer. Dans un moment d’abandon, il lui avoua màme toutes ses inquiÇtudes. Cette confidence porta Ö son comble la passion qu’il inspirait.”Je n’ai donc point eu de rivale heureuse”, se disait Mme de Rànal avec dÇlices! elle osa l’interroger sur le portrait auquel il mettait tant d’intÇràt; Julien lui jura que c’Çtait celui d’un homme. Quand il restait Ö Mme de Rànal assez de sang-froid pour rÇflÇchir, elle ne revenait pas de son Çtonnement qu’un tel bonheur existÉt, et que jamais elle ne s’en fñt doutÇe. “Ah! se disait-elle, si j’avais connu Julien il y a dix ans quand je pouvais encore passer pour jolie!” Julien Çtait fort ÇloignÇ de ces pensÇes. Son amour Çtait encore de l’ambition: c’Çtait de la joie de possÇder, lui pauvre àtre si malheureux et si mÇprisÇ, une femme aussi noble et aussi belle. Ses actes d’adoration ses transports Ö la vue des charmes de son amie, finirent par la rassurer un peu sur la diffÇrence d’Ége. Si elle eñt possÇdÇ un peu de ce savoir-vivre dont une femme de trente ans jouit depuis longtemps dans les pays plus civilisÇs, elle eñt frÇmi pour la durÇe d’un amour qui ne semblait vivre que de surprise et de ravissement d’amour-propre. Dans ses moments d’oubli d’ambition, Julien admirait avec transport jusqu’aux chapeaux, jusqu’aux robes de Mme de Rànal. Il ne pouvait se rassasier du plaisir de sentir leur parfum. Il ouvrait son armoire de glace et restait des heures entiäres, admirant la beautÇ et l’arrangement de tout ce qu’il y trouvait. Son amie, appuyÇe sur lui, le regardait; lui regardait ces bijoux, ces chiffons qui, la veille d’un mariage, emplissent une corbeille de noce. ” J’aurais pu Çpouser un tel homme! pensait quelquefois Mme de Rànal; quelle Éme de feu! quelle vie ravissante avec lui!” Pour Julien, jamais il ne s’Çtait trouvÇ aussi präs de ces terribles instruments de l’artillerie fÇminine. Il est impossible, se disait-il, qu’Ö Paris on ait quelque chose de plus beau! Alors il ne trouvait point d objection Ö son bonheur. Souvent la sincäre admiration et les transports de sa maÃ¥tresse lui faisaient oublier la vaine thÇorie qui l’avait rendu si compassÇ et presque si ridicule dans les premiers moments de cette liaison. Il y eut des moments oó, malgrÇ ses habitudes d’hypocrisie, il trouvait une douceur extràme Ö avouer Ö cette grande dame qui l’admirait, son ignorance d’une foule de petits usages. Le rang de sa maÃ¥tresse semblait l’Çlever au-dessus de lui-màme. Mme de Rànal, de son cìtÇ, trouvait la plus douce des voluptÇs morales Ö instruire ainsi, dans une foule de petites choses, ce jeune homme rempli de gÇnie, et qui Çtait regardÇ par tout le monde comme devant un jour aller si loin. Màme le sous-prÇfet et M. Valenod ne pouvaient s’empàcher de l’admirer: ils lui en semblaient moins sots. Quant Ö Mme Derville, elle Çtait bien loin d’avoir Ö exprimer les màmes sentiments. DÇsespÇrÇe de ce qu’elle croyait deviner, et voyant que les sages avis devenaient odieux Ö une femme qui, Ö la lettre, avait perdu la tàte, elle quitta Vergy, sans donner une explication qu’on se garda de lui demander. Mme de Rànal en versa quelques larmes, et bientìt il lui sembla que sa fÇlicitÇ redoublait. Par ce dÇpart, elle se trouvait presque toute la journÇe tàte Ö tàte avec son amant. Julien se livrait d’autant plus Ö la douce sociÇtÇ de son amie, que, toutes les fois qu’il Çtait trop longtemps seul avec lui-màme, la fatale proposition de FouquÇ venait encore l’agiter. Dans les premiers jours de cette vie nouvelle, il y eut des moments oó lui qui n’avait jamais aimÇ, oui n’avait jamais ÇtÇ aime de personne, trouvait un si dÇlicieux plaisir Ö àtre sincäre, qu’il Çtait sur le point d’avouer Ö Mme de Rànal l’ambition qui jusqu’alors avait ÇtÇ l’essence màme de sa vie. Il eñt voulu pouvoir la consulter sur l’Çtrange tentation que lui donnait la proposition de FouquÇ, mais un petit ÇvÇnement empàcha toute franchise. CHAPITRE XVII LE PREMIER ADJOINT O, how this spring of love resembleth The uncertain glory of an April day, Which now shows all the beauty of the sun And by and by a cloud takes all away! TWO GENTLEMEN OF VERONA. Un soir au coucher du soleil, assis aupräs de son amie, au fond du verger, loin des importuns il ràvait profondÇment.”Des moments si doux, pensait-il dureront-ils toujours?”Son Éme Çtait tout occupÇe de la difficultÇ et de la nÇcessitÇ de prendre un Çtat, il dÇplorait ce grand accäs de malheur qui termine l’enfance et gÉte les premiäres annÇes de la jeunesse peu riche.”Ah! s’Çcriat-il, que NapolÇon Çtait bien l’homme envoyÇ de Dieu pour les jeunes Franáais! Qui le remplacera? que feront sans lui les malheureux màme plus riches que moi, qui ont juste les quelques Çcus qu’il faut pour se procurer une bonne Çducation, et qui ensuite n’ont pas assez d’argent pour acheter un homme Ö vingt ans et se pousser dans une carriäre! Quoi qu’on fasse, ajouta-t-il avec un profond soupir, ce souvenir fatal nous empàchera Ö jamais d’àtre heureux!” Il vit tout Ö coup Mme de Rànal froncer le sourcil, elle prit un air froid et dÇdaigneux, cette faáon de penser lui semblait convenir Ö un domestique. ElevÇe dans l’idÇe qu’elle Çtait fort riche, il lui semblait chose convenue que Julien l’Çtait aussi. Elle l’aimait mille fois plus que la vie, elle l’eñt aimÇ màme ingrat et perfide et ne faisait aucun cas de l’argent. Julien Çtait loin de deviner ces idÇes. Ce froncement de sourcil le rappela sur la terre. Il eut assez de prÇsence d’esprit pour arranger sa phrase et faire entendre Ö la noble dame, assise si präs de lui sur le banc de verdure, que les mots qu’il venait de rÇpÇter il les avait entendus pendant son voyage chez son ami le marchand de bois. C’Çtait le raisonnement des impies. – HÇ bien! ne vous màlez plus Ö ces gens-lÖ, dit Mme de Rànal, gardant encore un peu de cet air glacial qui, tout Ö coup, avait succÇdÇ Ö l’expression de la plus douce et intime tendresse. Ce froncement de sourcil, ou plutìt le remords de son imprudence, fut le premier Çchec portÇ Ö l’illusion qui entraÃ¥nait Julien. Il se dit: “Elle est bonne et douce, son goñt pour moi est vif, mais elle a ÇtÇ ÇlevÇe dans le camp ennemi. Ils doivent surtout avoir peur de cette classe d’hommes de coeur qui, apräs une bonne Çducation, n’a pas assez d’argent pour entrer dans une carriäre. Que deviendraient-ils ces nobles, s’il nous Çtait donnÇ de les combattre Ö armes Çgales! Moi, par exemple, maire de Verriäres, bien intentionnÇ honnàte comme l’est au fond M. de RÇnal! comme j’enläverais le vicaire, M. Valenod et toutes leurs friponneries! comme la justice triompherait dans Verriäres! Ce ne sont pas leurs talents qui me feraient obstacle. Ils tÉtonnent sans cesse.” Le bonheur de Julien fut, ce jour-lÖ, sur le point de devenir durable. Il manqua Ö notre hÇros d’oser àtre sincäre. Il fallait avoir le courage de livrer bataille, mais sur-le-champ; Mme de Rànal avait ÇtÇ ÇtonnÇe du mot de Julien parce que les hommes de sa sociÇtÇ rÇpÇtaient que lÇ retour de Robespierre Çtait surtout possible Ö cause de ces jeunes gens des basses classes, trop bien ÇlevÇs. L’air froid de Mme de Rànal dura assez longtemps et sembla marquÇ Ö Julien. C’est que la crainte de lui avoir dit indirectement une chose dÇsagrÇable succÇda chez elle Ö la rÇpugnance pour le mauvais propos. Ce malheur se rÇflÇchit vivement dans ses traits, si purs et si naãfs, quand elle Çtait heureuse et loin des ennuyeux. Julien n’osa plus ràver avec abandon. Plus calme et moins amoureux, il trouva qu’il Çtait imprudent d’aller voir Mme de Rànal dans sa chambre. Il valait mieux qu’elle vÃ¥nt chez lui; si un domestique l’apercevait courant dans la maison, vingt prÇtextes diffÇrents pouvaient expliquer cette dÇmarche. Mais cet arrangement avait aussi ses inconvÇnients. Julien avait reáu de FouquÇ des livres que lui Çläve en thÇologie, n’eñt jamais pu demander Ö un libraire. Il n’osait les ouvrir que de nuit. Souvent il eñt ÇtÇ bien aise de n’àtre pas interrompu par une visite, dont l’attente, la veille encore de la petite scäne du verger, l’eñt mis hors d’Çtat de lire. Il devait Ö Mme de Rànal de comprendre les livres d’une faáon toute nouvelle. Il avait osÇ lui faire des questions sur une foule de petites choses, dont l’ignorance arràte tout court l’intelligence d’un jeune homme nÇ hors de la sociÇtÇ, quelque gÇnie naturel qu’on veuille lui supposer. Cette Çducation de l’amour, donnÇe par une femme extràmement ignorante, fut un bonheur. Julien arriva directement Ö voir la sociÇtÇ telle qu’elle est aujourd’hui. Son esprit ne fut point offusquÇ par le rÇcit de ce qu’elle a ÇtÇ autrefois, il y a deux mille ans ou seulement il y a soixante ans, du temps de Voltaire et de Louis XV. A son inexprimable joie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui se passaient Ö Verriäres. Sur le premier plan parurent des intrigues träs compliquÇes ourdies, depuis deux ans, aupräs du prÇfet de Besanáon. Elles Çtaient appuyÇes par des lettres venues de Paris, et Çcrites par ce qu’il y a de plus illustre. Il s’agissait de faire de M. de Moirod, c’Çtait l’homme le plus dÇvot du pays, le premier, et non pas le second adjoint du maire de Verriäres. Il avait pour concurrent un fabricant fort riche qu’il fallait absolument refouler Ö la place de second adjoint. Julien comprit enfin les demi-mots qu’il avait surpris quand la haute sociÇtÇ du pays venait dÃ¥ner chez M. dÇ Rànal. Cette sociÇtÇ privilÇgiÇe Çtait profondÇment occupÇe de ce choix du premier adjoint, dont le reste de la ville, et surtout les libÇraux ne soupáonnaient pas màme la possibilitÇ. Ce qui en faisait l’importance, c’est qu’ainsi que chacun sait, le cìtÇ oriental de la grande rue de Verriäres doit reculer de plus de neuf pieds, car cette rue est devenue route royale. Or, si M. de Moirod, qui avait trois maisons dans le cas de reculer, parvenait Ö àtre premier adjoint, et par la suite maire dans le cas oó M. de Rànal serait nommÇ dÇputÇ, il fermerait les yeux, et l’on pourrait faire aux maisons qui avancent sur la voie publique, de petites rÇparations imperceptibles, au moyen desquelles elles dureraient cent ans. MalgrÇ la haute piÇtÇ et la probitÇ reconnue de M. de Moirod, on Çtait sñr qu’il serait coulant, car il avait beaucoup d’enfants. Parmi les maisons qui devaient reculer, neuf appartenaient Ö tout ce qu’il y a de mieux dans Verriäres. Aux yeux de Julien, cette intrigue Çtait bien plus importante que l’histoire de la bataille de Fontenoy, dont il voyait le nom pour la premiäre fois dans un des livres que FouquÇ lui avait envoyÇs. Il y avait des choses qui Çtonnaient Julien depuis cinq ans qu’il avait commencÇ Ö aller les soirs chez le curÇ. Mais la discrÇtion et l’humilitÇ d’esprit Çtant les premiäres qualitÇs d’un Çläve en thÇologie, il lui avait toujours ÇtÇ impossible de faire des questions. Un jour, Mme de Rànal donnait un ordre au valet de chambre de son mari, l’ennemi de Julien. – Mais, madame, c’est aujourd’hui le dernier vendredi du mois, rÇpondit cet homme d’un air singulier. – Allez, dit Mme de Rànal – HÇ bien, dit Julien, il va se rendre dans ce magasin Ö foin, Çglise autrefois, et rÇcemment rendu au culte; mais pour quoi faire? voilÖ un de ces mystäres que je n’ai jamais pu pÇnÇtrer. – C’est une institution fort salutaire, mais bien singuliäre, rÇpondit Mme de Rànal; les femmes n’y sont point admises: tout ce que j’en sais, c’est que tout le monde s’y tutoie. Par exemple, ce domestique va y trouver M. Valenod, et cet homme si fier et si sot ne sera point fÉchÇ de s’entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui rÇpondra sur le màme ton. Si vous tenez Ö savoir ce qu’on y fait, je demanderai des dÇtails Ö M. de Maugiron et Ö M. Valenod. Nous payons vingt francs par domestique afin qu’un jour ils ne nous Çgorgent pas. Le temps volait. Le souvenir des charmes de sa maÃ¥tresse distrayait Julien de sa noire ambition. La nÇcessitÇ de ne pas lui parler de choses tristes et raisonnables puisqu’ils Çtaient de partis contraires, ajoutait, sans qu’il s’en doutÉt, au bonheur qu’il lui devait, et Ö l’empire qu’elle acquÇrait sur lui. Dans les moments oó la prÇsence d’enfants trop intelligents les rÇduisait Ö ne parler que le langage de la froide raison, c’Çtait avec une docilitÇ parfaite que Julien la regardant avec des yeux Çtincelants d’amour, Çcoutait ses explications du monde comme il va. Souvent, au milieu du rÇcit de quelque friponnerie savante, Ö l’occasion d’un chemin ou d’une fourniture qui Çtonnait son esprit, l’attention de Mme de Rànal s’Çgarait tout Ö coup jusqu’au dÇlire; Julien avait besoin de la gronder, elle se permettait avec lui les màmes gestes intimes qu’avec ses enfants. C’est qu’il y avait des jours oó elle avait l’illusion de l’aimer comme son enfant. Sans cesse n’avait-elle pas Ö rÇpondre Ö ses questions naãves sur mille choses simples qu’un enfant bien nÇ n’ignore pas Ö quinze ans? Un instant apräs, elle l’admirait comme son maÃ¥tre. Son gÇnie allait jusqu’Ö l’effrayer; elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour, le grand homme futur dans ce jeune abbÇ. Elle le voyait pape, elle le voyait premier ministre comme Richelieu. – Vivrai-je assez pour te voir dans ta gloire? disait-elle Ö Julien; la place est faite pour un grand homme; la monarchie, la religion en ont besoin. CHAPITRE XVIII UN ROI A VERRIERES N’àtes-vous bons qu’Ö jeter lÖ comme un cadavre de peuple, sans Éme, et dont les veines n’ont plus de sang? Discours de l’Evàque, Ö la chapelle de Saint-ClÇment. Le 3 septembre Ö dix heures du soir, un gendarme rÇveilla tout Verriäres en montant la grande rue au galop; il apportait la nouvelle que Sa majestÇ le roi de *** arrivait le dimanche suivant, et l’on Çtait au mardi. Le prÇfet autorisait, c’est-Ö-dire demandait la formation d’une garde d’honneur; il fallait dÇployer toute la pompe possible. Une estafette fut expÇdiÇe Ö Vergy. M. de Rànal arriva dans la nuit et trouva toute la ville en Çmoi. Chacun avait ses prÇtentions; les moins affairÇs louaient des balcons pour voir l’entrÇe du roi. Qui commandera la garde d’honneur? M. de Rànal vit tout de suite combien il importait, dans l’intÇràt des maisons sujettes Ö reculer, que M. de Moirod eñt ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la place de premier adjoint. Il n’y avait rien Ö dire Ö la dÇvotion de M. de Moirod, elle Çtait au-dessus de toute comparaison, mais jamais il n’avait montÇ Ö cheval. C’Çtait un homme de trente-six ans, timide de toutes les faáons, et qui craignait Çgalement les chutes et le ridicule. Le maire le fit appeler däs les cinq heures du matin. – Vous voyez, monsieur, que je rÇclame vos avis comme si dÇjÖ vous occupiez le poste auquel tous les honnàtes gens vous portent. Dans cette malheureuse ville, les manufactures prospärent, le parti libÇral devient millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des armes de tout. Consultons l’intÇràt du roi, celui de la monarchie, et avant tout l’intÇràt de notre sainte religion. A qui pensez-vous monsieur, que l’on puisse confier le commandement dÇ la garde d’honneur? MalgrÇ la peur horrible que lui faisait le cheval, M. de Moirod finit par accepter cet honneur comme un martyre. – Je saurai prendre un ton convenable, dit-il au maire. A peine restait-il le temps de faire arranger les uniformes, qui sept ans auparavant, avaient servi lors du passage d’un prince du sang. A sept heures Mme de Rànal arriva de Vergy avec Julien et les enfants. Elle trouva son salon rempli de dames libÇrales qui pràchaient l’union des partis, et venaient la supplier d engager son mari Ö accorder une place aux leurs dans la garde d’honneur. L’une d’elles prÇtendait que si son mari n’Çtait pas Çlu; de chagrin il ferait banqueroute. Mme de Rànal renvoya bien vite tout ce monde, elle paraissait fort occupÇe. Julien fut ÇtonnÇ et encore plus fÉchÇ qu’elle lui fit un mystäre de ce qui l’agitait.”Je l’avais prÇvu, se disait-il avec amertume, son amour s’Çclipse devant le bonheur de recevoir un roi dans sa maison. Tout ce tapage l’Çblouit. Elle m’aimera de nouveau quand les idÇes de sa caste ne lui troubleront plus la cervelle.” Chose Çtonnante, il l’en aima davantage. Les tapissiers commenáaient Ö remplir la maison, il Çpia longtemps en vain l’occasion de lui dire un mot. Enfin il la trouva qui sortait de sa chambre Ö lui Julien emportant un de ses habits. Ils Çtaient seuls. Il voulut lui parler. Elle s’enfuit en refusant de l’Çcouter.”Je suis bien sot d’aimer une telle femme, l’ambition la rend aussi folle que son mari.” Elle l’Çtait davantage: un de ses grands dÇsirs qu’elle n’avait jamais avouÇ Ö Julien de peur de le choquer, Çtait de le voir quitter, ne fñt-ce que pour un jour, son triste habit noir. Avec une adresse vraiment admirable, chez une femme si naturelle, elle obtint d’abord de M. de Moirod, et ensuite de M. le sous-prÇfet de Maugiron, que Julien serait nommÇ garde d’honneur de prÇfÇrence Ö cinq ou six jeunes gens, fils de fabricants fort aisÇs, et dont deux au moins Çtaient d’une exemplaire piÇtÇ. M. Valenod qui comptait pràter sa caläche aux plus jolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux Normands, consentit Ö donner un de ses chevaux Ö Julien, l’àtre qu’il haãssait le plus. Mais tous les gardes d’honneur avaient Ö eux ou d’emprunt quelqu’un de ces beaux habits bleu de ciel avec deux Çpaulettes de colonel en argent, qui avaient brillÇ sept ans auparavant. Mme Rànal voulait un habit neuf. et il ne lui restait que quatre jours pour envoyer Ö Besanáon, et en faire revenir l’habit d’uniforme, les armes, le chapeau, etc., tout ce qui fait un garde d’honneur. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’elle trouvait imprudent de faire faire l’habit de Julien Ö Verriäres. Elle voulait le surprendre, lui et la ville. Le travail des gardes d’honneur et de l’esprit public terminÇ, le maire eut Ö s’occuper d’une grande cÇrÇmonie religieuse, le roi de *** ne voulait pas passer Ö` Verriäres sans visiter la fameuse relique de saint ClÇment que l’on conserve Ö Bray-le-Haut, Ö une petite lieue de la ville. On dÇsirait un clergÇ nombreux, ce fut l’affaire la plus difficile Ö arranger; M. Maslon, le nouveau curÇ, voulait Ö tout prix Çviter la prÇsence de M. ChÇlan. En vain M. de Rànal lui reprÇsentait qu’il y aurait imprudence. M. le marquis de La Mole, dont les ancàtres ont ÇtÇ si longtemps gouverneurs de la province, avait ÇtÇ dÇsignÇ pour accompagner le roi de ***. Il connaissait depuis trente ans l’abbÇ ChÇlan. Il demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant Ö Verriäres, et s’il le trouvait disgraciÇ, il Çtait homme Ö aller le chercher dans la petite maison oó il s’Çtait retirÇ, accompagnÇ de tout le cortäge dont il pourrait disposer. Quel soufflet! – Je suis dÇshonorÇ ici et Ö Besanáon, rÇpondait l’abbÇ Maslon, s’il paraÃ¥t dans mon clergÇ. Un jansÇniste, grand Dieu! – Quoi que vous en puissiez dire mon cher abbÇ, rÇpliquait M. de Rànal, je n’exposerai pas l’administration de Verriäres Ö recevoir un affront de M. de La Mole. Vous ne le connaissez pas, il pense bien Ö la cour; mais ici, en province, c’est un mauvais plaisant satirique, moqueur, ne cherchant qu’Ö embarrasser les gens. Il est capable, uniquement pour s’amuser, de nous couvrir de ridicule aux yeux des libÇraux. Ce ne fut que dans la nuit du samedi au dimanche, apräs trois jours de pourparlers, que l’orgueil de l’abbÇ Maslon plia devant la peur du maire qui se changeait en courage. Il fallut Çcrire une lettre mielleuse Ö l’abbÇ ChÇlan, pour le prier d’assister Ö la cÇrÇmonie de la relique de Bray-le-Haut, si toutefois son grand Ége et ses infirmitÇs le lui permettaient. M. ChÇlan demanda et obtint une lettre d’invitation pour Julien qui devait l’accompagner en qualitÇ de sous-diacre. Däs le matin du dimanche, des milliers de paysans arrivant des montagnes voisines inondärent les rues de Verriäres. Il faisait le plus beau soleil. Enfin, vers les trois heures, toute cette foule fut agitÇe; on apercevait un grand feu sur un rocher Ö deux lieues de Verriäres. Ce signal annonáait que le roi venait d’entrer sur le territoire du dÇpartement. Aussitìt le son de toutes les cloches, et les dÇcharges rÇpÇtÇes d’un vieux canon espagnol appartenant Ö la ville, marquärent sa joie de ce grand ÇvÇnement. La moitiÇ de la population monta sur les toits. Toutes les femmes Çtaient aux balcons. La garde d’honneur se mit en mouvement. On admirait les brillants uniformes, chacun reconnaissait un parent, un ami. On se moquait de la peur de M. de Moirod, dont Ö chaque instant la main prudente Çtait pràte Ö saisir l’aráon de sa selle. Mais une remarque fit oublier toutes les autres: le premier cavalier de la neuviäme file Çtait un fort joli garáon, träs mince, que d’abord on ne reconnut pas. Bientìt un cri d’indignation chez les uns, chez d’autres le silence de l’Çtonnement annoncärent une sensation gÇnÇrale. On reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux normands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n’y eut qu’un cri contre le maire, surtout parmi les libÇraux. Quoi, parce que ce petit ouvrier doguisÇ en abbÇ Çtait prÇcepteur de ses marmots, il avait l’audace de le nommer garde d’honneur, au prÇjudice de messieurs tels et tels, riches fabricants! – Ces Messieurs, disait une dame banquiäre, devraient bien faire une avanie Ö ce petit insolent, nÇ dans la crotte. – Il est sournois et porte un sabre, rÇpondait le voisin, il serait assez traÃ¥tre pour leur couper la figure. Les propos de la sociÇtÇ noble Çtaient plus dangereux. Les dames se demandaient si c’Çtait du maire tout seul que provenait cette haute inconvenance. En gÇnÇral on rendait justice Ö son mÇpris pour le dÇfaut de naissance. Pendant qu’il Çtait l’occasion de tant de propos, Julien Çtait le plus heureux des hommes. Naturellement hardi il se tenait mieux Ö cheval que la plupart des jeunes gens de cette ville de montagne. Il voyait dans les yeux des femmes qu’il Çtait question de lui. Ses Çpaulettes Çtaient plus brillantes, parce qu’elles Çtaient neuves. Son cheval se cabrait Ö chaque instant, il Çtait au comble de la joie. Son bonheur n’eut plus de bornes, lorsque, passant präs du vieux rempart le bruit de la petite piäce de canon fit sauter son cheval hors du rang. Par un grand hasard, il ne tomba pas; de ce moment il se sentit un hÇros. Il Çtait officier d’ordonnance de NapolÇon et chargeait une batterie. Une personne Çtait plus heureuse que lui. D’abord elle l’avait vu passer d’une des croisÇes de l’hìtel de ville; montant ensuite en caläche et faisant rapidement un grand dÇtour, elle arriva Ö temps pour frÇmir, quand son cheval l’emporta hors du rang. Enfin, sa caläche sortant au grand galop par une autre porte de la ville, elle parvint Ö rejoindre la route par oó le roi devait passer, et put suivre la garde d’honneur Ö vingt pas de distance, au milieu d’une noble poussiäre. Dix mille paysans criärent: Vive le roi, quand le maire eut l’honneur de haranguer Sa MajestÇ. Une heure apräs, lorsque, tous les discours ÇcoutÇs, le roi allait entrer dans la ville, la petite piäce de canon se remit Ö tirer Ö coups prÇcipitÇs. Mais un accident s’ensuivit, non pour les canonniers qui avaient fait leurs preuves Ö Leipzig et Ö Montmirail mais pour le futur premier adjoint, M. de Moirod. Son cheval le dÇposa mollement dans l’unique bourbier qui fñt sur la grande route, ce qui fit esclandre, parce qu’il fallut le tirer de lÖ pour que la voiture du roi put passer. Sa MajestÇ descendit Ö la belle Çglise neuve qui ce jour-lÖ Çtait parÇe de tous ses rideaux cramoisis. Le roi devait dÃ¥ner, et aussitìt apräs remonter en voiture pour aller vÇnÇrer la relique de saint ClÇment. A peine le roi fut-il Ö l’Çglise, que Julien galopa vers la maison de M. de Rànal. LÖ, il quitta en soupirant son bel habit bleu de ciel, son sabre, ses Çpaulettes, pour reprendre le petit habit noir rÉpÇ. Il remonta Ö cheval, et en quelques instants fut Ö Bray-le-Haut qui occupe le sommet d’une fort belle colline.”L’enthousiasme multiplie ces paysans pensa Julien. On ne peut se remuer Ö Verriäres, et en voici plus de dix mille autour de cette antique abbaye.”A moitiÇ ruinÇe par le vandalisme rÇvolutionnaire, elle avait ÇtÇ magnifiquement rÇtablie depuis la Restauration, et l’on commenáait Ö parler de miracles. Julien rejoignit l’abbÇ ChÇlan qui le gronda fort et lui remit une soutane et un surplis. Il s’habilla rapidement et suivit M. ChÇlan qui se rendait aupräs du jeune Çvoque d’Agde. C’Çtait un neveu de M. de La Mole, rÇcemment nommÇ, et qui avait ÇtÇ chargÇ de montrer la relique au roi. Mais l’on ne put trouver cet Çvàque. Le clergÇ s’impatientait. Il attendait son chef dans le cloÃ¥tre sombre et gothique de l’ancienne abbaye. On avait rÇuni vingt-quatre curÇs pour figurer l’ancien chapitre de Bray-le-Haut, composÇ avant 1789 de vingt-quatre chanoines. Apräs avoir dÇplorÇ pendant trois quarts d’heure la jeunesse de l’Çvàque, les curÇs pensärent qu’il Çtait convenable que M. le Doyen se retirÉt vers Monseigneur pour l’avertir que le roi allait arriver, et qu’il Çtait instant de se rendre au choeur. Le grand Ége de M. ChÇlan l’avait fait doyen, malgrÇ l’humeur qu’il tÇmoignait Ö Julien, il lui fit signe de le suivre. Julien portait fort bien son surplis. Au moyen de je ne sais quel procÇdÇ de toilette ecclÇsiastique, il avait rendu ses beaux cheveux bouclÇs träs plats; mais, par un oubli qui redoubla la coläre de M. ChÇlan, sous les longs plis de sa soutane on pouvait apercevoir les Çperons du garde d’honneur. ArrivÇs Ö l’appartement de l’Çvàque, de grands laquais bien chamarrÇs daignärent Ö peine rÇpondre au vieux curÇ que Monseigneur n’Çtait pas visible. On se moqua de lui quand il voulut expliquer qu’en sa qualitÇ de doyen du chapitre noble de Bray-le-Haut, il avait le priviläge d’àtre admis en tout temps aupräs de l’Çvoque officiant. L’humeur hautaine de Julien fut choquÇe de l’insolence des laquais. Il se mit Ö parcourir Tes dortoirs de l’antique abbaye, secouant toutes les portes qu’il rencontrait. Une fort petite cÇda Ö ses efforts, et il se trouva dans une cellule au milieu des valets de chambre de Monseigneur, en habit noir et la chaÃ¥ne au cou. A son air pressÇ, ces messieurs le crurent mandÇ par l’Çvàque et le laissärent passer. Il fit quelques pas et se trouva dans une immense salle gothique extràmement sombre, et toute lambrissÇe de chàne noir; Ö l’exception d’une seule, les fenàtres en ogive avaient ÇtÇ murÇes avec des briques. La grossiäretÇ de cette maáonnerie n’Çtait dÇguisÇe par rien, et faisait un triste contraste avec l’antique magnificence de la boiserie. Les deux grands cìtÇs de cette salle cÇläbre parmi les antiquaires bourguignons et que le duc Charles le TÇmÇraire avait fait bÉtir vers 1470 en expiation de quelque pÇchÇ, Çtaient garnis de stalles de bois richement sculptÇes. On v voyait, figurÇs en bois de diffÇrentes couleurs, tous les mystäres de l’Apocalypse. Cette magnificence mÇlancolique, dÇgradÇe par la vue des briques nues et du plÉtre encore tout blanc, toucha Julien. Il s’arràta en silence. A l’autre extrÇmitÇ de la salle, präs de l’unique fenàtre par laquelle le jour pÇnÇtrait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune homme, en robe violette et en surplis de dentelle, mais la tàte nue, Çtait arràtÇ Ö trois pas de la glace. Ce meuble semblait Çtrange en un tel lieu, et, sans doute, y avait ÇtÇ apportÇ de la ville. Julien trouva que le jeune homme avait l’air irritÇ; de la main droite, il donnait gravement des bÇnÇdictions du cìtÇ du miroir. “Que peut signifier ceci, pensa-t-il? est-ce une cÇrÇmonie prÇparatoire qu’accomplit cc jeune pràtre? C’est peut-àtre le secrÇtaire de l’Çvàque… il sera insolent comme les laquais… ma foi, n’importe, essayons.” Il avanáa et parcourut assez lentement la longueur de la salle, toujours la vue fixÇe vers l’unique fenàtre, et regardant ce jeune homme qui continuait Ö donner des bÇnÇdictions exÇcutÇes lentement mais en nombre infini, et sans se reposer un instant. A mesure qu’il approchait, il distinguait mieux son air fÉchÇ. La richesse du surplis garni de dentelles arràta involontairement Julien Ö quelques pas du magnifique miroir. “Il est de mon devoir de parler”, se dit-il enfin; mais la beautÇ de la salle l’avait Çmu, et il Çtait froissÇ d’avance des mots durs qu’on allait lui adresser. Le jeune homme le vit dans la psychÇ, se retourna, et quittant subitement l’air fÉchÇ, lu dit du ton le plus doux: – HÇ bien! Monsieur, est-elle enfin arrangÇe? Julien resta stupÇfait. Comme ce jeune homme se tournait vers lui, Julien vit la croix pectorale sur sa poitrine: c’Çtait l’Çvàque d’Agde. Si jeune, pensa Julien; tout au plus six ou huit ans de plus que moi!… Et il eut honte de ses Çperons. – Monseigneur, rÇpondit-il timidement, je suis envoyÇ par le doyen du chapitre, M. ChÇlan. – Ah! il m’est fort recommandÇ, dit l’Çvàque d’un ton poli qui redoubla l’enchantement de Julien. Mais je vous demande pardon, Monsieur, je vous prenais pour la personne qui doit me rapporter ma mitre. On l’a mal emballÇe Ö Paris; la toile d’argent est horriblement gÉtÇe vers le haut. Cela fera le plus vilain effet, ajouta le jeune Çvàque d’un air triste, et encore on me fait attendre! – Monseigneur, je vais chercher la mitre, si Votre Grandeur le permet. Les beaux yeux de Julien firent leur effet. – Allez, Monsieur, rÇpondit l’Çvàque avec une politesse charmante; il me la faut sur-le-champ. Je suis dÇsolÇ de faire attendre messieurs du chapitre. Quand Julien fut arrivÇ au milieu de la salle il se retourna vers l’Çvàque et le vit qui s’Çtait remis Ö donner des bÇnÇdictions.”Qu’est-ce que cela peut àtre? se demanda Julien, sans doute c’est une prÇparation ecclÇsiastique nÇcessaire Ö la cÇrÇmonie qui va avoir lieu.”Comme il arrivait dans la cellule oó se tenaient les valets de chambre, il vit la mitre entre leurs mains. Ces messieurs, cÇdant malgrÇ eux au regard impÇrieux de Julien, lui remirent la mitre de Monseigneur. Il se sentit fier de la porter: en traversant la salle, il marchait lentement; il la tenait avec respect. Il trouva l’Çvàque assis devant la glace; mais, de temps Ö autre, sa main droite, quoique fatiguÇe, donnait encore la bÇnÇdiction. Julien l’aida Ö placer sa mitre. L’Çvoque secoua la tàte. – Ah! elle tiendra, dit-il Ö Julien d’un air content. Voulez-vous vous Çloigner un peu? Alors l’Çvàque alla fort vite au milieu de la piäce, puis se rapprochant du miroir Ö pas lents, il reprit l’air fÉchÇ, et donnait gravement des bÇnÇdictions. Julien Çtait immobile d’Çtonnement; il Çtait tentÇ de comprendre, mais n’osait pas. L’Çvàque s’arràta, et le regardant avec un air qui perdait rapidement de sa gravitÇ: – Que dites-vous de ma mitre, Monsieur, va-t-elle bien? – Fort bien, Monseigneur. – Elle n’est pas trop en arriäre? cela aurait l’air un peu niais; mais il ne faut pas non plus la porter baissÇe sur les yeux comme un shako d’officier. – Elle me semble aller fort bien – Le roi de *** est accoutumÇ Ö un clergÇ vÇnÇrable et sans doute fort grave. Je ne voudrais pas, Ö cause de mon Ége surtout, avoir l’air trop lÇger. Et l’Çvàque se mit de nouveau Ö marcher en donnant des bÇnÇdictions. “C’est clair, dit Julien, osant enfin comprendre, il s’exerce Ö donner la bÇnÇdiction.” Apräs quelques instants: – Je suis pràt, dit l’Çvoque. Allez, monsieur, avertir M. le doyen et messieurs du chapitre. Bientìt M. ChÇlan suivi des deux curÇs les plus ÉgÇs, entra par une fort grande porte magnifiquement sculptÇe, et que Julien n’avait pas aperáue. Mais cette fois, il resta Ö son rang le dernier de tous, et ne put voir l’Çvàque que par-dessus les Çpaules des ecclÇsiastiques qui se pressaient en foule Ö cette porte. L’Çvàque traversait lentement la salle; lorsqu’il fut arrivÇ sur le seuil, les curÇs se formärent en procession. Apräs un petit moment de dÇsordre, la procession commenáa Ö marcher en entonnant un psaume. L’Çvàque s’avanáait le dernier entre M. ChÇlan et un autre curÇ fort vieux. Julien se glissa tout Ö fait präs de Monseigneur, comme attachÇ Ö l’abbÇ ChÇlan. On suivit les longs corridors de l’abbaye de Bray-le-Haut; malgrÇ le soleil Çclatant, ils Çtaient sombres et humides. On arriva enfin au portique du cloÃ¥tre. Julien Çtait stupÇfait d’admiration pour une si belle cÇrÇmonie. L’ambition rÇveillÇe par le jeune Ége de l’Çvàque, la sensibilitÇ et la politesse exquise de ce prÇlat se disputaient son coeur. Cette politesse Çtait bien autre chose que celle de M. de Rànal, màme dans ses bons jours.”Plus on s’Çläve vers le premier rang de la sociÇtÇ, se dit Julien, plus on trouve de ces maniäres charmantes.” On entrait dans l’Çglise par une porte latÇrale; tout Ö coup un bruit Çpouvantable fit retentir ses voñtes antiques Julien crut qu’elles s’Çcroulaient. C’Çtait encore la petite piäce de canon; traÃ¥nÇe par huit chevaux au galop, elle venait d’arriver; et Ö peine arrivÇe, mise en batterie par les canonniers de Leipzig, elle tirait cinq coups par minute, comme si les Prussiens eussent ÇtÇ devant elle. Mais ce bruit admirable ne fit plus d’effet sur Julien, il ne songeait plus Ö NapolÇon et Ö la gloire militaire.”Si jeune, pensait-il, àtre Çvàque d’Agde! mais oó est Agde’? et combien cela rapporte-t-il? deux ou trois cent mille francs peut-àtre.” Les laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique; M. ChÇlan prit l’un des bÉtons, mais dans le fait ce fut Julien qui le porta. L’Çvàque se plaáa dessous. RÇellement il Çtait parvenu Ö se donner l’air vieux l’admiration de notre hÇros n’eut plus de bornes.”Que ne fait-on pas avec de l’adresse?”pensa-t-il. Le roi entra. Julien eut le bonheur de le voir de träs präs. L’Çvàque le harangua avec onction, et sans oublier une petite nuance de trouble fort poli pour Sa MajestÇ. Nous ne rÇpÇterons point la description des cÇrÇmonies de Bray-le-Haut; pendant quinze jours, elles ont rempli les colonnes de tous les journaux du dÇpartement. Julien apprit par le discours de l’Çvàque, que le roi descendait de Charles le TÇmÇraire. Plus tard il entra dans les fonctions de Julien de vÇrifier les comptes de ce qu’avait coñtÇ cette cÇrÇmonie. M. de La Mole, qui avait fait avoir un ÇvàchÇ Ö son neveu, avait voulu lui faire la galanterie de se charger de tous les frais. La seule cÇrÇmonie de Bray-le-Haut coñta trois mille huit cents francs. Apräs le discours de l’Çvàque et la rÇponse du roi, Sa MajestÇ se plaáa sous le dais, ensuite elle s’agenouilla fort dÇvotement sur un coussin präs de l’autel. Le choeur Çtait environnÇ de stalles, et les stalles ÇlevÇes de deux marches sur le pavÇ. C’Çtait sur la derniäre de ces marches que Julien Çtait assis aux pieds de M. ChÇlan, Ö peu präs comme un caudataire präs de son cardinal, Ö la chapelle Sixtine, Ö Rome. Il y eut un Te Deum, des flots d’encens des dÇcharges infinies de mousqueterie et d’artillerie; les paysans Çtaient ivres de bonheur et de piÇtÇ. Une telle journÇe dÇfait l’ouvrage de cent numÇros des journaux jacobins. Julien Çtait Ö six pas du roi, qui rÇellement priait avec abandon. Il remarqua, pour la premiäre fois, un petit homme au regard spirituel et qui portait un habit presque sans broderies. Mais il avait un cordon bleu de ciel par-dessus cet habit fort simple. Il Çtait plus präs du roi que beaucoup d’autres seigneurs, dont les habits Çtaient tellement brodÇs d’or, que, suivant l’expression de Julien, on ne voyait pas le drap. Il apprit quelques moments apräs, que c’Çtait M. de La Mole. Il lui trouva l’air hautain et màme insolent. “Cc marquis ne serait pas poli comme mon joli Çvàque, pensa-t-il. Ah! l’Çtat ecclÇsiastique rend doux et sage. Mais le roi est venu pour vÇnÇrer la relique, et je ne vois point de relique. Oó sera saint ClÇment?” Un petit clerc, son voisin, lui apprit que la vÇnÇrable relique Çtait dans le haut de l’Çdifice, dans une chapelle ardente. “Qu’est-ce qu’une chapelle ardente?”se dit Julien. Mais il ne voulut pas demander l’explication de ce mot. Son attention redoubla. En cas de visite d’un prince souverain l’Çtiquette veut que les chanoines n’accompagnent pas l’Çvàque. Mais en se mettant en marche pour la chapelle ardente, monseigneur d’Agde appela l’abbÇ ChÇlan; Julien osa le suivre. Apräs avoir montÇ un long escalier, on parvint Ö une porte extràmement petite, mais dont le chambranle gothique Çtait dorÇ avec magnificence. Cet ouvrage avait l’air fait de la veille. Devant la porte, Çtaient rÇunies Ö genoux vingt-quatre jeunes filles, appartenant aux familles les plus distinguÇes de Verriäres. Avant d’ouvrir la porte, l’Çvàque se mit Ö genoux au milieu de ces jeunes filles toutes jolies. Pendant qu’il priait Ö haute voix, elles semblaient ne pouvoir assez admirer ses belles dentelles, sa bonne grÉce, sa figure si jeune et si douce. Ce spectacle fit perdre Ö notre hÇros ce qui lui restait de raison. En cet instant, il se fñt battu pour l’Inquisition, et de bonne foi. La porte s’ouvrit tout Ö coup. La petite chapelle parut comme embrasÇe de lumiäre. On apercevait sur l’autel plus de mille cierges divisÇs en huit rangs, sÇparÇs entre eux par des bouquets de fleurs. L’odeur suave de l’encens le plus pur sortait en tourbillon de la porte du sanctuaire. La chapelle dorÇe Ö neuf Çtait fort petite, mais träs ÇlevÇe. Julien remarqua qu’il y avait sur l’autel des cierges qui avaient plus de quinze pieds de haut. Les jeunes filles ne purent retenir un cri d’admiration. On n’avait admis dans le petit vestibule de la chapelle que les vingt-quatre jeunes filles, les deux curÇs et Julien. Bientìt le roi arriva, suivi du seul M. de La Mole et de son grand chambellan. Les gardes eux-màmes restärent en dehors, Ö genoux, et prÇsentant les armes. Sa MajestÇ se prÇcipita plutìt qu’elle ne se jeta sur le prie-Dieu. Ce fut alors seulement que Julien, collÇ contre la porte dorÇe, aperáut, par-dessous le bras nu d’une jeune fille, la charmante statue de saint ClÇment. Il Çtait cachÇ sous l’autel, en costume de jeune soldat romain. Il avait au cou une large blessure d’oó le sang semblait couler. L’artiste s’Çtait surpassÇ ses yeux mourants, mais pleins de grÉce, Çtaient Ö demi fermÇs. Une moustache naissante ornait cette bouche charmante, qui Ö demi fermÇe avait encore l’air de prier. A cette vue, la jeune fille voisine de Julien pleura Ö chaudes larmes; une de ses larmes tomba sur la main de Julien Apräs un instant de priäres dans le plus profond silence, troublÇ seulement par le son lointain des cloches de tous les villages Ö dix lieues Ö la ronde, l’Çvàque d’Agde demanda au roi la permission de parler. Il finit un petit discours fort touchant par des paroles simples, mais dont l’effet n’en Çtait que mieux assurÇ. – N’oubliez jamais, jeunes chrÇtiennes, que vous avez vu l’un des plus grands rois de la terre Ö genoux devant les serviteurs de ce Dieu tout-puissant et terrible. Ces serviteurs faibles, persÇcutÇs assassinÇs sur la terre comme vous le voyez par la blessure encore sanglante dÇ saint ClÇment, ils triomphent au ciel. N’est-ce pas, jeunes chrÇtiennes, vous vous souviendrez Ö jamais de ce jour? vous dÇtesterez l’impie. A jamais vous serez fidäles Ö ce Dieu si grand, si terrible, mais si bon. A ces mots l’Çvàque se leva avec autoritÇ. – Vous me le promettez, dit-il, en avanáant le bras, d’un air inspirÇ. – Nous le promettons, dirent les jeunes filles, en fondant en larmes. – Je reáois votre promesse, au nom du Dieu terrible ajouta l’Çvoque, d’une voix tonnante. Et la cÇrÇmonie fut terminÇe. Le roi lui-màme pleurait. Ce ne fut que longtemps apräs que Julien eut assez de sang-froid pour demander oó Çtaient les os du saint envoyÇs de Rome Ö Philippe le Bon, duc de Bourgogne. On lui apprit qu’ils Çtaient cachÇs dans la charmante figure de cire. Sa MajestÇ daigna permettre aux demoiselles qui l’avaient accompagnÇe dans la chapelle de porter un ruban rouge sur lequel Çtaient brodÇs ces mots: HAINE A L’IMPIE, ADORATION PERPETUELLE. M. de La Mole fit distribuer aux paysans dix mille bouteilles de vin. Le soir, Ö Verriäres, les libÇraux trouvärent une raison pour illuminer cent fois mieux que les royalistes. Avant de partir, le roi fit une visite Ö M. de Moirod. CHAPITRE XIX PENSER FAIT SOUFFRIR Le grotesque des ÇvÇnements de tous les jours vous cache le vrai malheur des passions. BARNAVE. En replaáant les meubles ordinaires dans la chambre qu’avait occupÇe M. de La Mole, Julien trouva une feuille de papier träs fort, pliÇe en quatre. Il lut au bas de la premiäre page: A.S.E.M. le marquis de La Mole, pair de France, chevalier des ordres du roi, etc., etc. C’Çtait une pÇtition en grosse Çcriture de cuisiniäre. “Monsieur le marquis, “J’ai eu toute ma vie des principes religieux. J’Çtais dans Lyon, exposÇ aux bombes, lors du siäge, en 93, d’exÇcrable mÇmoire. Je communie, je vais tous les dimanches Ö la messe en l’Çglise paroissiale. Je n’ai jamais manquÇ au devoir pascal, màme en 93, d’exÇcrable mÇmoire. Ma cuisiniäre, avant la RÇvolution j’avais des gens, ma cuisiniäre fait maigre le vendredi. Je jouis dans Verriäres d’une considÇration gÇnÇrale, et j’ose dire mÇritÇe. Je marche sous le dais dans les processions Ö cìtÇ de M. le curÇ et de M. le maire. Je porte, dans les grandes occasions, un gros cierge achetÇ Ö mes frais. De tout quoi les certificats sont Ö Paris au ministäre des Finances. Je demande Ö Monsieur le marquis le bureau de loterie de Verriäres, qui ne peut manquer d’àtre bientìt vacant d’une maniäre ou d’une autre, le titulaire Çtant fort malade, et d’ailleurs votant mal aux Çlections; etc. “DE CHOLIN.” En marge de cette pÇtition Çtait une apostille signÇe De Moirod, et qui commenáait par cette ligne: “J’ai eu l’honneur de parler yert du bon sujet qui fait cette demande, etc.” “Ainsi, màme cet imbÇcile de Cholin me montre le chemin qu’il faut suivre”, se dit Julien. Huit jours apräs le passage du roi de *** Ö Verriäres ce qui surnageait des innombrables mensonges, sottes interprÇtations, discussions ridicules, etc., etc. dont avaient ÇtÇ l’objet, successivement, le roi, l’Çvàque d’Agde, le marquis de La Mole, les dix mille bouteilles de vin, le pauvre tombÇ de Moirod, qui dans l’espoir d’une croix, ne sortit de chez lui qu’un mois apräs sa chute, ce fut l’indÇcence extràme d’avoir bombardÇ dans la garde d’honneur Julien Sorel, fils d’un charpentier. Il Fallait entendre, Ö ce sujet, les riches fabricants de toiles peintes, qui, soir et matin, s’enrouaient au cafÇ, Ö pràcher l’ÇgalitÇ. Cette femme hautaine, Mme de Rànal, Çtait l’auteur de cette abomination. La raison? les beaux yeux et les joues si fraÃ¥ches du petit abbÇ Sorel la disaient de reste. Peu apräs le retour Ö Vergy, Stanislas-Xavier, le plus jeune des enfants, prit la fiävre; tout Ö coup Mme de Rànal tomba dans des remords affreux. Pour la premiäre fois, elle se reprocha son amour d’une faáon suivie, elle sembla comprendre, comme par miracle, dans quelle faute Çnorme elle s’Çtait laissÇ entraÃ¥ner. Quoique d’un caractäre profondÇment religieux, jusqu’Ö ce moment elle n’avait pas songÇ Ö la grandeur de son crime aux yeux de Dieu. Jadis, au couvent du SacrÇ-Coeur elle avait aimÇ Dieu avec passion; elle le craignit de màme en cette circonstance. Les combats qui dÇchiraient son Éme Çtaient d’autant plus affreux qu’il n’y avait rien de raisonnable dans sa peur. Julien Çprouva que le moindre raisonnement l’irritait, loin de la calmer, elle y voyait le langage de l’enfer. Cependant, comme Julien aimait beaucoup lui-màme le petit Stanislas, il Çtait mieux venu Ö lui parler de sa maladie: elle prit bientìt un caractäre grave. Alors le remords continu ìta Ö Mme de Rànal jusqu’Ö la facultÇ de dormir; elle ne sortait point d’un silence farouche: si elle eñt ouvert la bouche, c’eñt ÇtÇ pour avouer son crime Ö Dieu et aux hommes. – Je vous en conjure, lui disait Julien däs qu’ils se trouvaient seuls, ne parlez Ö personne que je sois le seul confident de vos peines. Si vous m’aimez encore, ne parlez pas: vos paroles ne peuvent ìter la fiävre Ö notre Stanislas. Mais ses consolations ne produisaient aucun effet; il ne savait pas que Mme de Rànal s’Çtait mis dans la tàte que pour apaiser la coläre du Dieu jaloux, il fallait haãr Julien ou voir mourir son fils. C’Çtait Farce qu’elle sentait qu’elle ne pouvait haãr son amant qu’elle Çtait si malheureuse. – Fuyez-moi dit-elle un jour Ö Julien au nom de Dieu, quittez cette maison: c’est votre prÇsence ici qui tue mon fils. “Dieu me punit, ajouta-t-elle Ö voix basse, il est juste j’adore son ÇquitÇ, mon crime est affreux et je vivais sans remords! C’Çtait le premier signe de l’abandon de Dieu: je dois àtre punie doublement.” Julien fut profondÇment touchÇ. Il ne pouvait voir lÖ ni hypocrisie ni exagÇration.”Elle croit tuer son fils en m’aimant, et cependant la malheureuse m’aime plus que son fils. VoilÖ, je n’en puis douter, le remords qui la tue; voilÖ de la grandeur dans les sentiments. Mais comment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal ÇlevÇ, si ignorant, quelquefois si grossier dans mes faáons?” Une nuit, l’enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de Rànal vint le voir. L’enfant, dÇvorÇ par la fiävre, Çtait fort rouge et ne put reconnaÃ¥tre son päre. Tout Ö coup Mme de Rànal se jeta aux pieds de son mari: Julien vit qu’elle allait tout dire et se perdre Ö jamais. Par bonheur, ce mouvement singulier importuna M. de Rànal. – Adieu! adieu! dit-il en s’en allant. – Non, Çcoute-moi, s’Çcria sa femme Ö genoux devant lui, et cherchant Ö le retenir. Apprends toute la vÇritÇ. C’est moi qui tue mon fils. Je lui ai donnÇ la vie, et je la lui reprends. Le ciel me punit; aux yeux de Dieu, je suis coupable de meurtre. Il faut que je me perde et m’humilie moi-màme: peut-àtre ce sacrifice apaisera le Seigneur. Si M. de Rànal eñt ÇtÇ un homme d’imagination, il savait tout. – IdÇes romanesques, s’Çcria-t-il en Çloignant sa femme qui cherchait Ö embrasser ses genoux. IdÇes romanesques que tout cela! Julien, faites appeler le mÇdecin Ö la pointe du jour. Et il retourna se coucher. Mme de Rànal tomba Ö genoux, Ö demi Çvanouie, en repoussant avec un mouvement convulsif Julien qui voulait la secourir. Julien resta ÇtonnÇ. “VoilÖ donc l’adultäre! se dit-il. Serait-il possible que ces pràtres si fourbes… eussent raison? Eux qui commettent tant de pÇchÇs, auraient le priviläge de connaÃ¥tre la vraie thÇorie du pÇchÇ? Quelle bizarrerie!…” Depuis vingt minutes que M. de Rànal s’Çtait retirÇ Julien voyait la femme qu’il aimait, la tàte appuyÇe sur lÇ petit lit de l’enfant, immobile et presque sans connaissance.”VoilÖ une femme d’un gÇnie supÇrieur, rÇduite au comble du malheur parce qu’elle m’a connu, se dit-il. “Les heures avancent rapidement. Que puis-je pour elle? Il faut se dÇcider. Il ne s’agit plus de moi ici. Que m’importent les hommes et leurs plates simagrÇes? Que puis-je pour elle?… la quitter? Mais je la laisse seule en proie Ö la plus affreuse douleur. Cet automate de mari lui nuit plus qu’il ne lui sert. Il lui dira quelque mot dur, Ö force d’àtre grossier; elle peut devenir folle, se jeter par la fenàtre. “Si je la laisse, si je cesse de veiller sur elle, elle lui avouera tout. Et que sait-on, peut-àtre, malgrÇ l’hÇritage qu’elle doit lui apporter, il fera un esclandre. Elle peut tout dire, grand dieu! Ö ce c…’ d’abbÇ Maslon, qui prend prÇtexte de la maladie d’un enfant de six ans, pour ne plus bouger de cette maison et non sans dessein. Dans sa douleur et sa crainte de Dieu, elle oublie tout ce qu’elle sait de l’homme; elle ne voit que le pràtre. – Va-t’en, lui dit tout Ö coup Mme de Rànal, en ouvrant les yeux. – Je donnerais mille fois ma vie, pour savoir ce qui peut t’àtre le plus utile, rÇpondit Julien: jamais je ne t’ai tant aimÇe, mon cher ange, ou plutìt, de cet instant seulement, je commence Ö t’adorer comme tu mÇrites de l’àtre. Que deviendrai-je loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi! Mais qu’il ne soit pas question de mes souffrances. Je partirai oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton mari, tu lui dis tout, tu te perds. Songe que c’est avec ignominie qu’il te chassera de sa maison; tout Verriäres, tout Besanáon parleront de ce scandale. On te donnera tous les torts; jamais tu ne te reläveras de cette honte… – C’est ce que je demande, s’Çcria-t-elle, en se levant debout. Je souffrirai, tant mieux. – Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur Ö lui! – Mais je m’humilie moi-màme, je me jette dans la fange; et, par lÖ peut-àtre, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux de tous, c’est peut-àtre une pÇnitence publique? Autant que ma faiblesse peut en juger, n’est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire Ö Dieu?… Peut-àtre daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils. Indique-moi un autre sacrifice plus pÇnible, et j’y cours. – Laisse-moi me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux-tu que je me retire Ö la Trappe? L’austÇritÇ de cette vie peut apaiser ton Dieu… Ah! ciel! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas… – Ah! tu l’aimes, toi, dit Mme de Rànal, en se relevant et se jetant dans ses bras. Au màme instant, elle le repoussa avec horreur. – Je te crois! je te crois! continua-t-elle, apräs s’àtre remise Ö genoux; ì mon unique ami! ì pourquoi n’es-tu pas le päre de Stanislas? Alors ce ne serait pas un horrible pÇchÇ de t’aimer mieux que ton fils. – Veux-tu me permettre de rester, et que dÇsormais je ne t’aime que comme un fräre? C’est la seule expiation raisonnable elle peut apaiser la coläre du Träs-Haut. – Et moi, s’Çcria-t-elle, en se levant et prenant la tàte de Julien entre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux Ö distance, et moi, t’aimerai-je comme un fräre? Est-il en mon pouvoir de t’aimer comme un fräre? Julien fondait en larmes. – Je t’obÇirai, dit-il, en tombant Ö ses pieds, je t’obÇirai quoi que tu m’ordonnes c’est tout ce qui me reste Ö faire. Mon esprit est frappÇ d’aveuglement; je ne vois aucun parti Ö prendre. Si je te quitte, tu dis tout Ö ton mari, tu te perds et lui avec. Jamais, apräs ce ridicule, il ne sera nommÇ dÇputÇ. Si je reste, tu me crois la cause de la mort de ton fils, et tu meurs de douleur. Veux-tu essayer de l’effet de mon dÇpart? Si tu veux, je vais me punir de notre faute, en te quittant pour huit jours. J’irai les passer dans la retraite oó tu voudras. A l’abbaye de Bray-le-Haut, par exemple: mais jure-moi pendant mon absence de ne rien avouer Ö ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu parles. Elle promit, il partit, mais fut rappelÇ au bout de deux jours – Il m’est impossible sans toi de tenir mon serment. Je parlerai Ö mon mari, si tu n’es pas lÖ constamment pour m’ordonner par tes regards de me taire. Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une journÇe. Enfin le ciel eut pitiÇ de cette märe malheureuse. Peu Ö peu Stanislas ne fut plus en danger. Mais la glace Çtait brisÇe, sa raison avait connu l’Çtendue de son pÇchÇ: elle ne put plus reprendre l’Çquilibre. Les remords restärent et ils furent ce qu’ils devaient àtre dans un coeur si sincäre. Sa vie fut le ciel et l’enfer: l’enfer quand elle ne voyait pas Julien, le ciel quand elle Çtait Ö ses pieds. – Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, màme dans les moments oó elle osait se livrer Ö tout son amour: je suis damnÇe, irrÇsistiblement damnÇe. Tu es jeune, tu as cÇdÇ Ö mes sÇductions, le ciel peut te pardonner mais moi je suis damnÇe. Je le connais Ö un signe certain. J’ai peur: qui n’aurait pas peur devant la vue de l’enfer? Mais au fond, je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle Çtait Ö commettre. Que le ciel seulement ne me punisse pas däs ce monde, et dans mes enfants, et j’aurai plus que je ne mÇrite. Mais toi, du moins, mon Julien, s’Çcriait-elle dans d’autres moments, es-tu heureux? Trouves-tu que je t’aime assez? La mÇfiance et l’orgueil souffrant de Julien qui avait surtout besoin d’un amour Ö sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d’un sacrifice si grand, si indubitable et fait Ö chaque instant. Il adorait Mme de Rànal.”Elle a beau àtre noble, et moi le fils d’un ouvrier, elle m’aime… Je ne suis pas aupräs d’elle un valet de chambre chargÇ des fonctions d’amant.”Cette crainte ÇloignÇe, Julien tomba dans toutes les folies de l’amour, dans ses incertitudes mortelles. – Au moins, s’Çcriait-elle en voyant ses doutes sur son amour, que je te rende bien heureux pendant le peu de jours que nous avons Ö passer ensemble! HÉtons-nous; demain peut-àtre, je ne serai plus Ö toi. Si le ciel me frappe dans mes enfants, c’est en vain que je chercherai Ö ne vivre que pour t’aimer, Ö ne pas voir que c’est mon crime qui les tue. Je ne pourrai survivre Ö ce coup. Quand je le voudrais, je ne pourrais; je deviendrais folle. “Ah! si je pouvais prendre sur moi ton pÇchÇ, comme tu m’offrais si gÇnÇreusement de prendre la fiävre ardente de Stanislas! Cette grande crise morale changea la nature du sentiment qui unissait Julien Ö sa maÃ¥tresse. Son amour ne fut plus seulement de l’admiration pour la beautÇ, l’orgueil de la possÇder. Leur bonheur Çtait dÇsormais d’une nature bien supÇrieure, la flamme qui les dÇvorait fut plus intense. Ils avaient des transports pleins de folie. Leur bonheur eñt paru plus grand aux yeux du monde. Mais ils ne retrouvärent plus la sÇrÇnitÇ dÇlicieuse, la fÇlicitÇ sans nuages le bonheur facile des premiäres Çpoques de leurs amours, quand la seule crainte de Mme de Rànal Çtait de n’àtre pas assez aimÇe de Julien. Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du crime. Dans les moments les plus heureux et en apparence les plus tranquilles: – Ah! grand Dieu! je vois l’enfer, s’Çcriait tout Ö coup Mme de Rànal, en serrant la main de Julien d’un mouvement convulsif. Quels supplices horribles! je les ai bien mÇritÇs. Elle le serrait, s’attachant Ö lui comme le lierre Ö la muraille. Julien essayait en vain de calmer cette Éme agitÇe. Elle lui prenait la main, qu’elle couvrait de baisers. Puis, retombÇe dans une ràverie sombre: – L’enfer, disait-elle, l’enfer serait une grÉce pour moi; j’aurais encore sur la terre quelques jours Ö passer avec lui, mais l’enfer däs ce monde, la mort de mes enfants… Cependant Ö ce prix, peut-àtre mon crime me serait pardonnÇ… Ah! grand Dieu! ne m’accordez point ma grÉce Ö ce prix. Ces pauvres enfants ne vous ont point offensÇ; moi, moi, Je suis la seule coupable! J’aime un homme qui n’est point mon mari. Julien voyait ensuite Mme de Rànal arriver Ö des moments tranquilles en apparence. Elle cherchait Ö prendre sur elle, elle voulait ne pas empoisonner la vie de ce qu’elle aimait. Au milieu de ces alternatives d’amour, de remords et de plaisir les journÇes passaient pour eux avec la rapiditÇ de l’Çclair. Julien perdit l’habitude de rÇflÇchir. Mlle êlisa alla suivre un petit procäs qu’elle avait Ö Verriäres. Elle trouva M. Valenod fort piquÇ contre Julien. Elle haãssait le prÇcepteur, et lui en parlait souvent. – Vous me perdriez, monsieur, si je disais la vÇritÇ!… disait-elle un jour Ö M. Valenod. Les maÃ¥tres sont tous d’accord entre eux pour les choses importantes… On ne pardonne jamais certains aveux aux pauvres domestiques… Apräs ces phrases d’usage, que l’impatiente curiositÇ de M. Valenod trouva l’art d’abrÇger, il apprit les choses les plus mortifiantes pour son amour-propre. Cette femme la plus distinguÇe du pays, que pendant six ans il avait environnÇe de tant de soins, et malheureusement au vu et au su de tout le monde; cette femme si fiäre, dont les dÇdains l’avaient tant de fois fait rougir, elle venait de prendre pour amant un petit ouvrier dÇguisÇ en prÇcepteur. Et afin que rien ne manquÉt au dÇpit de M. le directeur du dÇpìt, Mme de Rànal adorait cet amant. – Et ajoutait la femme de chambre avec un soupir, M. Julien ne s’est point donnÇ de peine pour faire cette conquàte, il n’est point sorti pour madame de sa froideur habituelle. êlisa n’avait eu des certitudes qu’Ö la campagne, mais elle croyait que cette intrigue datait de bien plus loin. – C’est sans doute pour cela, ajouta-t-elle avec dÇpit, que dans le temps il a refusÇ de m’Çpouser. Et moi imbÇcile, qui allais consulter Mme de Rànal! qui lÖ priais de parler au prÇcepteur! Däs le màme soir, M. de Rànal reáut de la ville, avec son journal, une longue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand dÇtail ce qui se passait chez lui. Julien le vit pÉlir en lisant cette lettre Çcrite sur du papier bleuÉtre, et jeter sur lui des regards mÇchants. De toute la soirÇe, le maire ne se remit point de son trouble; ce fut en vain que Julien lui fit la cour en lui demandant des explications sur la gÇnÇalogie des meilleures familles de la Bourgogne. CHAPITRE XX LES LETTRES ANONYMES Do not give dalliance Too much the rein; the strongest oaths are straw To the fire i’ the blood. TEMPEST. Comme on quittait le salon sur le minuit, Julien eut le temps de dire Ö son amie: – Ne nous voyons pas ce soir, votre mari a des soupáons; je jurerais que cette grande lettre qu’il lisait en soupirant est une lettre anonyme. Par bonheur Julien se fermait Ö clef dans sa chambre. Mme de Rànal eut la folle idÇe que cet avertissement n’Çtait qu’un prÇtexte pour ne pas la voir. Elle perdit la tàte absolument, et Ö l’heure ordinaire vint Ö sa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe Ö l’instant. On faisait des efforts pour ouvrir sa porte Çtait-ce Mme de Rànal Çtait-ce un mari jaloux? Le lendemain de fort bonne heure, la cuisiniäre qui protÇgeait Julien lui apporta un livre sur la couverture duquel il lut ces mots Çcrits en italien : guardate alla pagina 130. Julien frÇmit de l’imprudence, chercha la page cent trente et y trouva attachÇe, avec une Çpingle, la lettre suivante Çcrite Ö la hÉte, baignÇe de larmes et sans la moindre orthographe. Ordinairement Mme de Rànal la mettait fort bien il fut touchÇ de ce dÇtail et oublia un peu l’imprudence effroyable. “Tu n’as pas voulu me recevoir cette nuit? Il est des moments oó je crois n’avoir jamais lu jusqu’au fond de, ton Éme. Tes regards m’effrayent. J’ai peur de toi. Grand Dieu! ne m’aurais-tu jamais aimÇe? En ce cas, que mon mari dÇcouvre nos amours, et qu’il m’enferme dans une Çternelle prison, Ö la campagne, loin de mes enfants. Peut-àtre Dieu le veut ainsi. Je mourrai bientìt. Mais tu seras un monstre. “Ne m’aimes-tu pas, es-tu las de mes folies, de mes remords, impie? Veux-tu me perdre? je t’en donne un moyen facile Va, montre cette lettre dans tout Verriäres ou plutìt montre-la au seul M. Valenod. Dis-lui que je t’aime; mais non, ne prononce pas un tel blasphäme; dis-lui que je t’adore, que la vie n’a commencÇ pour moi que le jour oó je t’ai vu; que dans les moments les plus fous de ma jeunesse, je n’avais jamais màme ràvÇ le bonheur que je te dois; que je t’ai sacrifiÇ ma vie, que je te sacrifie mon Éme. Tu sais que je te sacrifie bien plus. “Mais se connaÃ¥t-il en sacrifices, cet homme? Dis-lui, dis-lui pour l’irriter, que je brave tous les mÇchants, et qu’il n’est plus au monde qu’un malheur pour moi, celui de voir changer le seul homme qui me retienne Ö la vie. Quel bonheur pour moi de la perdre, de l’offrir en sacrifice, et de ne plus craindre pour mes enfants! “N’en doute pas cher ami, s’il y a une lettre anonyme, elle vient de cet àtre odieux qui, pendant six ans, m’a poursuivie de sa grosse voix, du rÇcit de ses sauts Ö cheval, de sa fatuitÇ, et de l’ÇnumÇration Çternelle de tous ses avantages. “Y a-t-il une Lettre anonyme? mÇchant, voilÖ ce que je voulais discuter avec toi; mais non, tu as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-àtre pour la derniäre fois jamais je n’aurais pu discuter froidement, comme je fais Çtant seule. De ce moment, notre bonheur ne sera plus aussi facile. Sera-ce une contrariÇtÇ pour vous? Oui les jours oó vous n’aurez pas reáu de M. FouquÇ quelque livre amusant. Le sacrifice est fait; demain, qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je dirai Ö mon mari que j’ai reáu une lettre anonyme et qu’il faut Ö l’instant te faire un pont d’or, trouver quelque prÇtexte honnàte, et sans dÇlai te renvoyer Ö tes parents. “HÇlas, cher ami, nous allons àtre sÇparÇs quinze jours, un mois peut-àtre! Va, je te rends justice, tu souffriras autant que moi. Mais enfin voilÖ le seul moyen de parer l’effet de cette lettre anonyme; ce n’est pas la premiäre que mon mari ait reáue, et sur mon compte encore. HÇlas! combien j’en riais! “Tout le but de ma conduite, c’est de faire penser Ö mon mari que la lettre vient de M. Valenod; je ne doute pas qu’il n’en soit l’auteur. Si tu quittes la maison, ne manque pas d’aller t’Çtablir Ö Verriäres. Je ferai en sorte que mon mari ait l’idÇe d’y passer quinze jours, pour prouver aux sots qu’il n’y a pas de froid entre lui et moi. Une fois Ö Verriäres, lie-toi d’amitiÇ avec tout le monde, màme avec les libÇraux. Je sais que toutes ces dames te rechercheront. “Ne va pas te fÉcher avec M. Valenod, ni lui couper les oreilles, comme tu disais un jour; fais-lui au contraire toutes tes bonnes grÉces. L’essentiel est que l’on croie Ö Verriäres que tu vas entrer chez le Valenod, ou chez tout autre, pour l’Çducation des enfants. “VoilÖ ce que mon mari ne souffrira jamais. Dñt-il s’y rÇsoudre, eh bien! au moins tu habiteras Verriäres, et je te verrai quelquefois. Mes enfants qui t’aiment tant iront te voir. Grand Dieu! je sens que j’aime mieux mes enfants, parce qu’ils t’aiment. Quel remords! comment tout ceci finira-t-il?… Je m’Çgare… Enfin tu comprends ta conduite; sois doux, poli, point mÇprisant avec ces grossiers personnages, je te le demande Ö genoux: ils vont àtre les arbitres de notre sort. Ne doute pas un instant que mon mari ne se conforme Ö ton Çgard Ö ce que lui prescrira l’opinion publique. “C’est toi qui vas me fournir la lettre anonyme arme-toi de patience et d’une paire de ciseaux. CoupÇ dans un livre les mots que tu vas voir; colle-les ensuite, avec de la colle Ö bouche’ sur la feuille de papier bleuÉtre que je t’envoie; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi Ö une perquisition chez toi; brñle les pages du livre que tu auras mutilÇ. Si tu ne trouves pas les mots tout faits, aie la patience de les former lettre par lettre. Pour Çpargner ta peine, j’ai fait la lettre anonyme trop courte. HÇlas! si tu ne m’aimes plus, comme je le crains, que la mienne doit te sembler longue! LETTRE ANONYME “MADAME, “Toutes vos petites menÇes sont connues, mais les personnes qui ont intÇràt Ö les rÇprimer sont averties. Par un reste d’amitiÇ pour vous, je vous engage Ö vous dÇtacher totalement du petit paysan. Si vous àtes assez sage pour cela, votre mari croira que l’avis qu’il a reáu le trompe, et on lui laissera son erreur. Songez que j’ai votre secret tremblez, malheureuse; il faut Ö cette heure marcher droit devant moi.” “Däs que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y as-tu reconnu les faáons de parler du directeur?) sors dans la maison, je te rencontrerai. “J’irai dans le village, et reviendrai avec un visage troublÇ; je le serai en effet beaucoup. Grand Dieu! qu’est-ce que je hasarde, et tout cela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfin, avec un visage renversÇ, je donnerai Ö mon mari cette lettre qu’un inconnu m’aura remise. Toi, va te promener sur le chemin des grands bois avec les enfants, et ne reviens qu’Ö l’heure du dÃ¥ner. “Du haut des rochers, tu peux voir la tour du Colombier. Si nos affaires vont bien, j’y placerai un mouchoir blanc; dans le cas contraire, il n’y aura rien. “Ton coeur, ingrat, ne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que tu m’aimes, avant de partir pour cette promenade? Quoi qu’il puisse arriver, sois sñr d’une chose: je ne survivrais pas d’un jour Ö notre sÇparation dÇfinitive. Ah, mauvaise märe! Ce sont deux mots vains que je viens d’Çcrire lÖ, cher Julien. Je ne les sens pas; je ne puis songer qu’Ö toi en ce moment, je ne les ai Çcrits que pour ne pas àtre blÉmÇe de toi. Maintenant que je me vois au moment de te perdre, Ö quoi bon dissimuler? Oui! que mon Éme te semble atroce, mais que je ne mente pas devant l’homme que j’adore! Je n’ai dÇjÖ que trop trompÇ en ma vie. Va, je te pardonne si tu ne m’aimes plus. Je n’ai pas le temps de relire ma lettre. C’est peu de chose Ö mes yeux que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras. Tu sais qu’ils me coñteront davantage.” CHAPITRE XXI DIALOGUE AVEC UN MAITRE Alas, our frailty is the cause, not we, For such as we are made of, such we be. TWELFTH NIGHT. Ce fut avec un plaisir d’enfant que pendant une heure Julien assembla des mots. Comme il sortait de sa chambre, il rencontra ses Çläves et leur märe; elle prit la lettre avec une simplicitÇ et un courage dont le calme l’effraya. – La colle Ö bouche est-elle assez sÇchÇe? lui dit-elle. “Est-ce lÖ cette femme que le remords rendait si folle? pensa-t-il. Quels sont ses projets en ce moment?”Il Çtait trop fier pour le lui demander; mais, jamais peut-àtre, elle ne lui avait plu davantage. – Si ceci tourne mal, ajouta-t-elle, avec le màme sang-froid, on m’ìtera tout. Enterrez ce dÇpìt dans quelque endroit de la montagne; ce sera peut-àtre un jour ma seule ressource. Elle lui remit un Çtui Ö verre, en maroquin rouge, rempli d’or et de quelques diamants. – Partez maintenant, lui dit-elle. Elle embrassa les enfants, et deux fois le plus jeune. Julien restait immobile. Elle le quitta d’un pas rapide et sans le regarder. Depuis l’instant qu’il avait ouvert la lettre anonyme, l’existence de M. de Rànal avait ÇtÇ affreuse. Il n’avait pas ÇtÇ aussi agitÇ depuis un duel qu’il avait failli avoir en 1816, et, pour lui rendre justice, alors la perspective de recevoir une balle l’avait rendu moins malheureux. Il examinait la lettre dans tous les sens: “N’est-ce pas lÖ une Çcriture de femme? se disait-il. En ce cas, quelle femme l’a Çcrite?”Il passait en revue toutes celles qu’il connaissait Ö Verriäres, sans pouvoir fixer ses soupáons. Un homme aurait-il dictÇ cette lettre? quel est cet homme? Ici pareille incertitude; il Çtait jalousÇ et sans doute haã de la plupart de ceux qu’il connaissait. a Il faut consulter ma femme”, se dit-il par habitude, en se levant du fauteuil oó il Çtait abÃ¥mÇ. A peine levÇ: “Grand Dieu! dit-il, en se frappant la tàte, c’est d’elle surtout qu’il faut que je me mÇfie; elle est mon ennemie en ce moment.” Et de coläre, les larmes lui vinrent aux yeux. Par une juste compensation de la sÇcheresse de coeur qui fait toute la sagesse pratique de la province, les deux hommes que, dans ce moment, M. de Rànal redoutait le plus, Çtaient ses deux amis les plus intimes. “Apräs ceux-lÖ, j’ai dix amis peut-àtre”, et il les passa en revue, estimant Ö mesure le degrÇ de consolation qu’il pourrait tirer de chacun.”A tous! Ö tous, s’Çcria-t-il avec rage, mon affreuse aventure fera le plus extràme plaisir!”Par bonheur, il se croyait fort enviÇ, non sans raison. Outre sa superbe maison de la ville, que le roi de *** venait d’honorer Ö jamais en y couchant, il avait fort bien arrangÇ son chÉteau de Vergy. La faáade Çtait peinte en blanc, et les fenàtres garnies de beaux volets verts. Il fut un instant consolÇ par l’idÇe de cette magnificence. Le fait est que ce chÉteau Çtait aperáu de trois ou quatre lieues de distance, au grand dÇtriment de toutes les maisons de campagne ou soi-disant chÉteaux du voisinage, auxquels on avait laissÇ l’humble couleur grise donnÇe par le temps. M. de Rànal pouvait compter sur les larmes et la pitiÇ d’un de ses amis, le marguillier de la paroisse, mais c’Çtait un imbÇcile qui pleurait de tout. Cet homme Çtait cependant sa seule ressource. “Quel malheur est comparable au mien! s’Çcria-t-il avec rage. quel isolement! “Est-il possible se disait cet homme vraiment Ö plaindre, est-il possible que, dans mon infortune, je n’aie pas un ami Ö qui demander conseil, car ma raison s’Çgare, je le sens! Ah! Falcoz! Ah! Ducros!”s’Çcria-t-il avec amertume. C’Çtaient les noms de deux amis d’enfance qu’il avait ÇloignÇs par ses hauteurs en 1814. Ils n’Çtaient pas nobles, et il avait voulu changer le ton d’ÇgalitÇ sur lequel ils vivaient depuis l’enfance. L’un d’eux, Falcoz, homme d’esprit et de coeur, marchand de papier Ö Verriäres, avait achetÇ une imprimerie dans le chef-lieu du dÇpartement et entrepris un journal. La congrÇgation avait rÇsolu de le ruiner: son journal avait ÇtÇ condamnÇ, son brevet d’imprimeur lui avait ÇtÇ retirÇ. Dans ces tristes circonstances, il essaya d’Çcrire Ö M. de Rànal pour la premiäre fois depuis dix ans. Le maire de Verriäres crut devoir rÇpondre en vieux Romain: “Si le ministre du roi me faisait l’honneur de me consulter, je lui dirais: Ruinez sans pitiÇ tous les imprimeurs de province et mettez l’imprimerie en monopole comme le tabac.”Cette lettre Ö un ami intime, que tout Verriäres admira dans le temps, M. de Rànal sen rappelait les termes avec horreur.”Qui m’eñt dit qu’avec mon rang, ma fortune, mes croix, je le regratterais un jour?”Ce fut dans ces transports de coläre, tantìt contre lui-màme, tantìt contre tout ce qui l’entourait, qu’il passa une nuit affreuse; mais, par bonheur, il n’eut pas l’IdÇe d’Çpier sa femme. “Je suis accoutumÇ Ö Louise, se disait-il, elle sait toutes mes affaires; je serais libre de me marier demain que je ne trouverais pas Ö la remplacer.”Alors il se complaisait dans l’idÇe que sa femme Çtait innocente; cette faáon de voir ne le mettait pas dans la nÇcessitÇ de montrer du caractäre, et l’arrangeait bien mieux; combien de femmes calomniÇes n’a-t-on pas vues! “Mais quoi! s’Çcriait-il tout Ö coup en marchant d’un pas convulsif; souffrirai-je comme si j’Çtais un homme de rien, un va-nu-pieds, quelle se moque de moi avec son amant? Faudra-t-il que tout Verriäres fasse des gorges chaudes sur ma dÇbonnairetÇ? Que n’a-t-on pas dit de Charmier (c’Çtait un mari notoirement trompÇ du pays)? Quand on le nomme, le sourire n’est-il pas sur toutes les lävres? Il est bon avocat, qui est-ce qui parle jamais de son talent pour la parole? Ah, Charmier, dit-on! le Charmier de Bernard, on le dÇsigne ainsi le nom de l’homme qui fait son opprobre. “GrÉce au ciel, disait M. de Rànal dans d’autres moments, je n’ai point de fille, et la faáon dont je vais punir la märe ne nuira point Ö l’Çtablissement de mes enfants; je puis surprendre ce petit paysan avec ma femme et les tuer tous les deux dans ce cas le tragique de l’aventure en ìtera peut-àtre le ridicule. Cette idÇe lui sourit; il la suivit dans tous ses dÇtails. Le code pÇnal est pour moi, et, quoiqu’il arrive, notre congrÇgation et mes amis du jury me sauveront.”Il examina son couteau de chasse qui Çtait fort tranchant; mais l’idÇe du sang lui fit peur. “Je puis rouer de coups ce prÇcepteur insolent et le chasser; mais quel Çclat dans Verriäres et màme dans tout le dÇpartement! Apräs la condamnation du journal de Falcoz, quand son rÇdacteur en chef sortit de prison, je contribuai Ö lui faire perdre sa place de six cents francs. On dit que cet Çcrivailleur ose se remontrer dans Besanáon, il peut me tympaniser avec adresse et de faáon Ö ce qu’il soit impossible de l’amener devant les tribunaux. L’amener devant les tribunaux… L’insolent insinuera de mille faáons qu’il a dit vrai. Un homme bien nÇ, qui tient son rang comme moi, est haã de tous les plÇbÇiens. Je me verrai dans ces affreux journaux de Paris, ì mon Dieu! quel abÃ¥me! voir l’antique nom de Rànal plongÇ dans la fange du ridicule… Si je voyage jamais, il faudra changer de nom quoi! quitter ce nom qui fait ma gloire et ma forcÇ. Quel comble de misäre! “Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa tante Ö Besanáon, qui lui donnera de la main Ö la main toute sa fortune. Ma femme ira vivre Ö Paris avec Julien, on le saura Ö Verriäres, et je serai encore pris pour dupe.”Cet homme malheureux s’aperáut alors Ö la pÉleur de sa lampe que le jour commenáait Ö paraÃ¥tre. Il alla chercher un peu d’air frais au jardin. En ce moment il Çtait presque rÇsolu Ö ne point faire d’Çclat, par cette idÇe surtout qu’un Çclat comblerait de joie ses bons amis de Verriäres. La promenade au jardin le calma un peu.”Non, s’Çcria-t-il, je ne me priverai point de ma femme, elle m’est trop utile.”Il se figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme; il n’avait pour toute parente que la marquise de R… vieille, imbÇcile et mÇchante. Une idÇe d’un grand sens lui apparut, mais l’exÇcution demandait une force de caractäre bien supÇrieure au peu que le pauvre homme en avait.”Si je garde ma femme, se dit-il, je me connais, un jour, dans un moment oó elle m’impatientera, je lui reprocherai sa faute. Elle est fiäre, nous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu’elle n’ait hÇritÇ de sa tante. Alors, comme on se moquera de moi! ma femme aime ses enfants, tout finira par leur revenir. Mais moi, je serai la fable de Verriäres. Quoi, diront-ils, il n’a pas su màme se venger de sa femme! Ne vaudrait-il as mieux m’en tenir aux soupáons et ne rien vÇrifier? A ors je me lie les mains, je ne puis par la suite lui rien reprocher.” Un instant apräs M. de Rànal repris par la vanitÇ blessÇe se rappelait laborieusement tous les moyens citÇs au billard du Casino ou Cercle Noble’ de Verriäres, quand quelque beau parleur interrompt la poule pour s’Çgayer aux dÇpens d’un mari trompÇ. Combien, en cet instant, ces plaisanteries lui paraissaient cruelles! “Dieu! que ma femme n’est-elle morte! alors je serais inattaquable au ridicule. Que ne suis-je veuf! j’irais passer six mois Ö Paris dans les meilleures sociÇtÇs.”Apräs ce moment de bonheur donnÇ par l’idÇe du veuvage son imagination en revint aux moyens de s’assurer de la vÇritÇ. RÇpandrait-il Ö minuit, apräs que tout le monde serait couchÇ une lÇgäre couche de son devant la porte de la chambrÇ de Julien? Le lendemain matin, au jour, il verrait l’impression des pas. “Mais ce moyen ne vaut rien, s’Çcria-t-il tout Ö coup avec rage, cette coquine d’êlisa s’en apercevrait, et l’on saurait bientìt dans la maison que je suis jaloux.” Dans un autre conte fait au Casino, un mari s’Çtait assurÇ de sa mÇsaventure en attachant avec un peu de cire un cheveu qui fermait comme un scellÇ la porte de sa femme et celle du galant. Apräs tant d’heures d’incertitudes, ce moyen d’Çclaircir son sort lui semblait dÇcidÇment le meilleur, et il songeait Ö s’en servir, lorsque au dÇtour d’une allÇe il rencontra cette femme qu’il eñt voulu voir morte. Elle revenait du village. Elle Çtait allÇe entendre la messe dans l’Çglise de Vergy. Une tradition fort incertaine aux yeux du froid philosophe, mais Ö laquelle elle ajoutait foi, prÇtend que la petits Çglise dont on se sert aujourd’hui Çtait la chapelle du chÉteau du sire de Vergy. Cette idÇe obsÇda Mme de Rànal tout le temps qu’elle comptait passer Ö prier dans cette Çglise. Elle se figurait sans cesse son mari tuant Julien Ö la chasse, comme par accident, et ensuite le soir lui faisant manger son coeur. “Mon sort, se dit-elle, dÇpend de ce qu’il va penser en m’Çcoutant. Apräs ce quart d’heure fatal, peut-àtre ne trouverai-je plus l’occasion de lui parler. Ce n’est pas un àtre sage et dirigÇ par la raison. Je pourrais alors, Ö l’aide de ma faible raison, prÇvoir ce qu’il fera ou dira. Lui dÇcidera notre sort commun, il en a le pouvoir. Mais ce sort est dans mon habiletÇ, dans l’art de diriger les idÇes de ce fantasque, que sa coläre rend aveugle, et empàche de voir la moitiÇ des choses. Grand Dieu! il me faut du talent, du sang-froid; oó les prendre?” Elle retrouva le calme comme par enchantement en entrant au jardin et voyant de loin son mari. Ses cheveux et ses habits en dÇsordre annonáaient qu’il n’avait pas dormi. Elle lui remit une lettre dÇcachetÇe mais repliÇe. Lui, sans l’ouvrir, regardait sa femme avec des yeux fous. – Voici une abomination, lui dit-elle, qu’un homme de mauvaise mine, qui prÇtend vous connaÃ¥tre et vous devoir de la reconnaissance, m’a remise comme je passais derriäre le jardin du notaire. J’exige une chose de vous, c’est que vous renvoyiez Ö ses parents, et sans dÇlai, ce M. Julien. Mme de Rànal se hÉta de dire ce mot, peut-àtre un peu avant le moment, pour se dÇbarrasser de l’affreuse perspective d’avoir Ö le dire. Elle fut saisie de joie en voyant celle qu’elle causait Ö son mari. A la fixitÇ du regard qu’il attachait sur elle, elle comprit que Julien avait devinÇ juste. Au lieu de s’affliger de ce malheur fort rÇel,”quel gÇnie, pensa-t-elle, quel tact parfait! et dans un jeune homme encore sans aucune expÇrience! A quoi n’arrivera-t-il pas par la suite? HÇlas! alors ses succäs feront qu’il m’oubliera.” Ce petit acte d’admiration pour l’homme qu’elle adorait la remit tout Ö fait de son trouble. Elle s’applaudit de sa dÇmarche.”Je n’ai pas ÇtÇ indigne de Julien”, se dit-elle, avec une douce et intime voluptÇ. Sans dire un mot, de peur de s’engager, M. de Rànal examinait la seconde lettre anonyme composÇe, si le lecteur s’en souvient, de mots imprimÇs collÇs sur un papier tirant sur le bleu.”On se moque de moi de toutes les faáons”, se disait M. de Rànal accablÇ de fatigue. “Encore de nouvelles insultes Ö examiner, et toujours Ö cause de ma femme!”Il fut sur le point de l’accabler des injures les plus grossiäres, la perspective de l’hÇritage de Besanáon l’arràta Ö grande peine. DÇvorÇ du besoin de s’en prendre Ö quelque chose, il chiffonna le papier de cette seconde lettre anonyme, et se mit Ö se promener Ö grands pas, il avait besoin de s’Çloigner de sa femme. Quelques instants apräs, il revint aupräs d’elle, et plus tranquille. – Il s’agit de prendre un parti et de renvoyer Julien lui dit-elle aussitìt; ce n’est apräs tout que le fils d’un ouvrier. Vous le dÇdommagerez par quelques Çcus, et d’ailleurs il est savant et trouvera facilement Ö se placer, par exemple chez M. Valenod ou chez le sous-prÇfet de Maugiron qui ont des enfants. Ainsi vous ne lui ferez point de tort… – Vous parlez lÖ comme une sotte que vous àtes s’Çcria M. de Rànal d’une voix terrible. Quel bon sens peut-on espÇrer d’une femme? Jamais vous ne pràtez attention Ö ce qui est raisonnable, comment sauriez-vous quelque chose? Votre nonchalance, votre paresse ne vous donnent d’activitÇ que pour la chasse aux papillons àtres faibles et que nous sommes malheureux d’avoir dans nos familles… Mme de Rànal le laissait dire, et il dit longtemps; il passait sa coläre, c’est le mot du pays. – Monsieur, lui rÇpondit-elle enfin, je parle comme une femme outragÇe dans son honneur, c’est-Ö-dire dans ce qu’elle a de plus prÇcieux. Mme de Rànal eut un sang-froid inaltÇrable pendant toute cette pÇnible conversation, de laquelle dÇpendait la possibilitÇ de vivre encore sous le màme toit avec Julien. Elle cherchait les idÇes qu’elle croyait les plus propres Ö guider la coläre aveugle de son mari. Elle avait ÇtÇ insensible Ö toutes les rÇflexions injurieuses qu’il lui avait adressÇes, elle ne les Çcoutait pas, elle songeait alors Ö Julien.”Sera-t-il content de moi?” – Ce petit paysan que nous avons comblÇ de prÇvenances et màme de cadeaux, peut àtre innocent, dit-elle enfin, mais il n’en est pas moins l’occasion du premier affront que je reáois… Monsieur! quand j’ai lu ce papier abominable, je me suis promis que lui ou moi sortirions de votre maison. – Voulez-vous faire un esclandre pour me dÇshonorer et vous aussi? vous faites bouillir du lait Ö bien des gens’ dans Verriäres. – Il est vrai, on envie gÇnÇralement l’Çtat de prospÇritÇ oó la sagesse de votre administration a su placer vous, votre famille et la ville… Eh bien! je vais engager Julien Ö vous demander un congÇ pour aller passer un mois chez ce marchand de bois de la montagne, digne ami de ce petit ouvrier. – Gardez-vous d’agir, reprit M. de Rànal avec assez de tranquillitÇ. Ce que j exige avant tout, c’est que vous ne lui parliez pas. Vous y mettriez de la coläre, et me brouilleriez avec lui, vous savez combien ce petit Monsieur est sur l’oeil. – Ce jeune homme n’a point de tact, reprit Mme de Rànal, il peut àtre savant, vous vous y connaissez, mais ce n’est au fond qu’un vÇritable paysan. Pour moi, je n’en ai jamais eu bonne idÇe depuis qu’il a refusÇ d’Çpouser êlisa; c’Çtait une fortune assurÇe; et cela sous prÇtexte que quelquefois, en secret, elle fait des visites Ö M. Valenod. – Ah! dit M. de Rànal, Çlevant le sourcil d’une faáon dÇmesurÇe, quoi, Julien vous a dit cela? – Non, pas prÇcisÇment, il m’a toujours parlÇ de la vocation qui l’appelle au saint ministäre; mais, croyez-moi, la premiäre vocation pour ces petites gens, c’est d’avoir du pain. Il me faisait assez entendre qu’il n’ignorait pas ces visites secrätes. – Et moi, moi, je les ignorais! s’Çcria M. de Rànal reprenant toute sa fureur, et pesant sur les mots. Il se passe chez moi des choses que j’ignore… Comment! il y a eu quelque chose entre êlisa et Valenod? – HÇ! c’est de l’histoire ancienne, mon cher ami, dit Mme de Rànal en riant, et peut-àtre il ne s’est point passÇ de mal. C’Çtait dans le temps que votre bon ami Valenod n’aurait pas ÇtÇ fÉchÇ que l’on pensÉt dans Verriäres qu’il s’Çtablissait entre lui et moi un petit amour tout platonique. – J’ai eu cette idÇe une fois, s’Çcria M. de Rànal se frappant la tàte avec fureur, et marchant de dÇcouvertes en dÇcouvertes, et vous ne m’en avez rien dit? – Fallait-il brouiller deux amis pour une petite bouffÇe de vanitÇ de notre cher directeur? Oó est la femme de la sociÇtÇ Ö laquelle il n’a pas adressÇ quelques lettres extràmement spirituelles et màme un peu galantes? – Il vous aurait Çcrit? – Il Çcrit beaucoup. – Montrez-moi ces lettres Ö l’instant, je l’ordonne, et M. de Rànal se grandit de six pieds. – Je m’en garderai bien, lui rÇpondit-on avec une douceur qui allait presque jusqu’Ö la nonchalance, je vous les montrerai un jour quand vous serez plus sage. – A l’instant màme, morbleu! s’Çcria M. de Rànal ivre de coläre, et cependant plus heureux qu’il ne l’avait ÇtÇ depuis douze heures. – Me jurez-vous, dit Mme de Rànal fort gravement, de n’avoir jamais de querelle avec le directeur du dÇpìt au sujet de ces lettres? – Querelle ou non, je puis lui ìter les enfants trouvÇs; mais, continua-t-il avec fureur, je veux ces lettres Ö l’instant, oó sont-elles? – Dans un tiroir de mon secrÇtaire; mais certes, je ne vous en donnerai pas la clef. – Je saurai le briser, s’Çcria-t-il, en courant vers la chambre de sa femme. Il brisa, en effet, avec un pal de fer un prÇcieux secrÇtaire d’acajou ronceux venu de Paris, qu’il frottait souvent avec le pan de son habit, quand il croyait y apercevoir quelque tache. Mme de Rànal avait montÇ en courant les cent vingt marches du colombier, elle attachait le coin d’un mouchoir blanc Ö l’un des barreaux de fer de la petite fenàtre. Elle Çtait la plus heureuse des femmes. Les larmes aux yeux, elle regardait vers les grands bois de la montagne.”Sans doute, se disait-elle, de dessous un de ces hàtres touffus, Julien Çpie ce signal heureux.”Longtemps elle pràta l’oreille, ensuite elle maudit le bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit importun, un cri de joie, parti des grandes roches, aurait pu arriver jusqu’ici. Son oeil avide dÇvorait cette pente immense de verdure sombre et unie comme un prÇ, que forme le sommet des arbres.”Comment n’a-t-il pas l’esprit, se dit-elle tout attendrie d’inventer quelque signal pour me dire que son bonheur est Çgal au mien?”Elle ne descendit du colombier, que quand elle eut peur que son mari ne vÃ¥nt l’y chercher. Elle le trouva furieux. Il parcourait les phrases anodines de M. Valenod, peu accoutumÇes Ö àtre lues avec tant d’Çmotion. Saisissant un moment oó les exclamations de son mari lui laissaient la possibilitÇ de se faire entendre: – J’en reviens toujours Ö mon idÇe, dit Mme de Rànal, il convient que Julien fasse un voyage. Quelque talent qu’il ait pour le latin, ce n’est apräs tout qu’un paysan souvent grossier et manquant de tact; chaque jour, croyant àtre poli, il m’adresse des compliments exagÇrÇs et de mauvais goñt, qu’il apprend par coeur dans quelque roman… – Il n’en lit jamais, s’Çcria M. de Rànal; je m’en suis assurÇ. Croyez-vous que je sois un maÃ¥tre de maison aveugle et qui ignore ce qui se passe chez lui? – Eh bien! s’il ne lit nulle part ces compliments ridicules, il les invente, et c’est encore tant pis pour lui. Il aura parlÇ de moi sur ce ton dans Verriäres … et sans aller si loin, dit Mme de Rànal avec l’air dÇ faire une dÇcouverte, il aura parlÇ ainsi devant êlisa, c’est Ö peu präs comme s’il eñt parlÇ devant M. Valenod. – Ah! s’Çcria M. de Rànal en Çbranlant la table et l’appartement par un des plus grands coups de poing qui aient jamais ÇtÇ donnÇs, la lettre anonyme imprimÇe et les lettres du Valenod sont Çcrites sur le màme papier. “Enfin!…”pensa Mme de Rànal; elle se montra atterrÇe de cette dÇcouverte et sans avoir le courage d’ajouter un seul mot, alla s’asseoir au loin sur le divan, au fond du salon. La bataille Çtait dÇsormais gagnÇe; elle eut beaucoup Ö faire pour empàcher M. de Rànal d’aller parler Ö l’auteur supposÇ de la lettre anonyme. – Comment ne sentez-vous pas que faire une scäne, sans preuves suffisantes, Ö M. Valenod, est la plus insigne des maladresses? Vous àtes enviÇ, monsieur, Ö qui la faute? Ö vos talents: votre sage administration, vos bÉtisses pleines de goñt, la dot que je vous ai apportÇe, et surtout l’hÇritage considÇrable que nous pouvons espÇrer de ma bonne tante, hÇritage dont on exagäre infiniment l’importance, ont fait de vous le premier personnage de Verriäres. – Vous oubliez la naissance, dit M. de Rànal, en souriant un peu. – Vous àtes l’un des gentilshommes les plus distinguÇs de la province reprit avec empressement Mme de Rànal, si le roi Çtait libre et pouvait rendre justice Ö la naissance, vous figureriez sans doute Ö la chambre des pairs, etc. Et c’est dans cette position magnifique que vous voulez donner Ö l’envie un fait Ö commenter? “Parler Ö M. Valenod de sa lettre anonyme, c’est proclamer dans tout Verriäres, que dis-je, dans Besanáon, dans toute la province, que ce petit bourgeois, admis imprudemment peut-àtre Ö l’intimitÇ d’un Rànal, a trouvÇ le moyen de l’offenser. Quand ces lettres que vous venez de surprendre prouveraient que j’ai rÇpondu Ö l’amour de M. Valenod, vous devriez me tuer, je l’aurais mÇritÇ cent fois, mais non pas lui tÇmoigner de la coläre. Songez que tous vos voisins n’attendent qu’un prÇtexte pour se venger de votre supÇrioritÇ; songez qu’en 1816 vous avez contribuÇ Ö certaines arrestations. Cet homme rÇfugiÇ sur son toit’… – Je songe que vous n’avez ni Çgards, ni amitiÇ pour moi, s’Çcria M. de Rànal, avec toute l’amertume que rÇveillait un tel souvenir, et je n’ai pas ÇtÇ pair!… – Je pense, mon ami, reprit en souriant Mme de Rànal, que je serai plus riche que vous, que je suis votre compagne depuis douze ans, et qu’Ö tous ces titres, je dois avoir voix au chapitre, et surtout dans l’affaire d’aujourd’hui. Si vous me prÇfÇrez un M. Julien, ajouta-t-elle avec un dÇpit mal dÇguisÇ, je suis pràte Ö aller passer un hiver chez ma tante. Ce mot fut dit avec bonheur. Il y avait une fermetÇ qui cherche Ö s’environner de politesse; il dÇcida M. de Rànal. Mais, suivant l’habitude de la province, il parla encore pendant longtemps, revint sur tous les arguments, sa femme le laissait dire, il y avait encore de la coläre dans son accent. Enfin deux heures de bavardage inutile Çpuisärent les forces d’un homme qui avait subi un accäs de coläre de toute une nuit. Il fixa la ligne de conduite qu’il allait suivre envers M. Valenod, Julien et màme Elisa. Une ou deux fois, durant cette grande scäne, Mme de Rànal fut sur le point d’Çprouver quelque sympathie pour le malheur fort rÇel de cet homme qui pendant douze ans avait ÇtÇ son ami. Mais les vraies passions sont Çgoãstes. D’ailleurs elle attendait Ö chaque instant l’aveu de la lettre anonyme qu’il avait reáue la veille, et cet aveu ne vint point. Il manquait Ö la sñretÇ de Mme de Rànal de connaÃ¥tre les idÇes qu’on avait pu suggÇrer Ö l’homme duquel son sort dÇpendait. Car, en province, les maris sont maÃ¥tres de l’opinion. Un mari qui se plaint se couvre de ridicule, chose tous les jours moins dangereuse en France; mais sa femme, s’il ne lui donne pas d’argent, tombe Ö l’Çtat d’ouvriäre Ö quinze sols par journÇe; et encore les bonnes Émes se font-elles un scrupule de l’employer. Une odalisque du sÇrail peut Ö toute force aimer le sultan; il est tout-puissant, elle n’a aucun espoir de lui dÇrober son autoritÇ par une suite de petites finesses. La vengeance du maÃ¥tre est terrible, sanglante, mais militaire, gÇnÇreuse, un coup de poignard finit tout. C’est Ö coups de mÇpris public qu’un mari tue sa femme au XIXe siäcle; c’est en lui fermant tous les salons. Le sentiment du danger fut vivement ÇveillÇ chez Mme de Rànal, Ö son retour chez elle, elle fut choquÇe du dÇsordre oó elle trouva sa chambre. Les serrures de tous ses jolis petits coffres avaient ÇtÇ brisÇes; plusieurs feuilles de parquet Çtaient soulevÇes.”Il eñt ÇtÇ sans pitiÇ pour moi, se dit-elle! GÉter ainsi ce parquet en bois de couleur, qu’il aime tant; quand un de ses enfants y entre avec des souliers humides, il devient rouge de coläre. Le voilÖ gÉtÇ Ö jamais! La vue de cette violence Çloigna rapidement les derniers reproches qu’elle se faisait pour sa trop rapide victoire. Un peu avant la cloche du dÃ¥ner Julien rentra avec les enfants. Au dessert, quand les domestiques se furent retirÇs, Mme de Rànal lui dit fort sächement: – Vous m’avez tÇmoignÇ le dÇsir d’aller passer une quinzaine de jours Ö Verriäres, M. de Rànal veut bien vous accorder un congÇ. Vous pouvez partir quand bon vous semblera. Mais, pour que les enfants ne perdent pas leur temps, chaque jour on vous enverra leurs thämes, que vous corrigerez. – Certainement, ajouta M. de Rànal, d’un ton fort aigre, je ne vous accorderai pas plus d’une semaine. Julien trouva sur sa physionomie l’inquiÇtude d’un homme profondÇment tourmentÇ. – Il ne s’est pas encore arràtÇ Ö un parti, dit-il Ö son amie, pendant un instant de solitude qu’ils eurent au salon. Mme de Rànal lui conta rapidement tout ce qu’elle avait fait depuis le matin. – A cette nuit les dÇtails, ajouta-t-elle en riant. “PerversitÇ de femme! pensa Julien. Quel plaisir, quel instinct les porte Ö nous tromper!” – Je vous trouve Ö la fois ÇclairÇe et aveuglÇe par votre amour, lui dit-il avec quelque froideur, votre conduite d’aujourd’hui est admirable; mais y a-t-il de la prudence Ö essayer de nous voir ce soir? Cette maison est pavÇe d’ennemis; songez Ö la haine passionnÇe qu’Elisa a pour moi. – Cette haine ressemble beaucoup Ö de l’indiffÇrence passionnÇe que vous auriez pour moi. – Màme indiffÇrent, je dois vous sauver d’un pÇril oó je vous ai plongÇe. Si le hasard veut que M. de Rànal parle Ö Elisa, d’un mot elle peut tout lui apprendre. Pourquoi ne se cacherait-il pas präs de ma chambre, bien armÇ…