Les cinq cents millions de la BÃgum de Jules Verne TABLE DES MATIâ¦RES I – OŸ MR. SHARP FAIT SON ENTRâ¦E II – DEUX COPAINS III – UN FAIT DIVERS IV – PART ¬ DEUX V – LA CIT⦠DE L’ACIER VI – LE PUITS ALBRECHT VII – LE BLOC CENTRAL VIII – LA CAVERNS DU DRAGON IX – ´ P. P. C. ª X – UN ARTICLE DE L’ ´ UNSERE CENTURIE ª, REVUE ALLEMANDE XI – UN DÅNER CHEZ LE DOCTEUR SARRASIN XII – LE CONSEIL XIII – MARCEL BRUCKMANN AU PROFESSEUR SCHULTZE, STAHLSTADT XIV – BRANLE-BAS DE COMBAT XV – LA BOURSE DE SAN FRANCISCO XVI – DEUX FRAN«AIS CONTRE UNE VILLE XVII – EXPLICATIONS ¿ COUPS DE FUSIL XVIII- L’AMANDE DU NOYAU XIX – UNE AFFAIRE DE FAMILLE XX – CONCLUSION I OU MR. SHARP FAIT SON ENTREE « Ces journaux anglais sont vraiment bien faits ! » se dit â¡ lui-mÃme le bon docteur en se renversant dans un grand fauteuil de cuir. Le docteur Sarrasin avait toute sa vie pratiquà le monologue, qui est une des formes de la distraction. C’Ãtait un homme de cinquante ans, aux traits fins, aux yeux vifs et purs sous leurs lunettes d’acier, de physionomie â¡ la fois grave et aimable, un de ces individus dont on se dit â¡ premiÃre vue : voilâ¡ un brave homme. A cette heure matinale, bien que sa tenue ne trahÃt aucune recherche, le docteur Ãtait dÃjâ¡ rasà de frais et cravatà de blanc. Sur le tapis, sur les meubles de sa chambre d’hÃtel, â¡ Brighton, s’Ãtalaient le Times, le Daily Telegraph, le Daily News. Dix heures sonnaient â¡ peine, et le docteur avait eu le temps de faire le tour de la ville, de visiter un hÃpital, de rentrer â¡ son hÃtel et de lire dans les principaux journaux de Londres le compte rendu in extenso d’un mÃmoire qu’il avait prÃsentà l’avant-veille au grand CongrÃs international d’HygiÃne, sur un « compte-globules du sang » dont il Ãtait l’inventeur. Devant lui, un plateau, recouvert d’une nappe blanche, contenait une cÃtelette cuite â¡ point, une tasse de thà fumant et quelques-unes de ces rÃties au beurre que les cuisiniÃres anglaises font â¡ merveille, grâce aux petits pains spÃciaux que les boulangers leur fournissent. « Oui, rÃpÃtait-il, ces journaux du Royaume-Uni sont vraiment trÃs bien faits, on ne peut pas dire le contraire !… Le speech du vice- prÃsident, la rÃponse du docteur Cicogna, de Naples, les dÃveloppements de mon mÃmoire, tout y est saisi au vol, pris sur le fait, photographiÃ. » « La parole est au docteur Sarrasin, de Douai. L’honorable associà s’exprime en franÃais. “Mes auditeurs m’excuseront, dit-il en dÃbutant, si je prends cette libertà ; mais ils comprennent assurÃment mieux ma langue que je ne saurais parler la leur…” » « Cinq colonnes en petit texte !… Je ne sais pas lequel vaut mieux du compte rendu du Times ou de celui du Telegraph… On n’est pas plus exact et plus prÃcis ! » Le docteur Sarrasin en Ãtait lâ¡ de ses rÃflexions, lorsque le maÃtre des cÃrÃmonies lui-mÃme — on n’oserait donner un moindre titre â¡ un personnage si correctement vÃtu de noir — frappa â¡ la porte et demanda si « monsiou » Ãtait visible… « Monsiou » est une appellation gÃnÃrale que les Anglais se croient obligÃs d’appliquer â¡ tous les FranÃais indistinctement, de mÃme qu’ils s’imagineraient manquer â¡ toutes les rÃgles de la civilità en ne dÃsignant pas un Italien sous le titre de « Signor » et un Allemand sous celui de « Herr ». Peut-Ãtre, au surplus, ont-ils raison. Cette habitude routiniÃre a incontestablement l’avantage d’indiquer d’emblÃe la nationalità des gens. Le docteur Sarrasin avait pris la carte qui lui Ãtait prÃsentÃe. Assez Ãtonnà de recevoir une visite en un pays oË il ne connaissait personne, il le fut plus encore lorsqu’il lut sur le carrà de papier minuscule : « MR. SHARP, solicitor, « 93, Southampton row « LONDON. » Il savait qu’un « solicitor » est le congÃnÃre anglais d’un avouÃ, ou plutÃt homme de loi hybride, intermÃdiaire entre le notaire, l’avouà et l’avocat, — le procureur d’autrefois. « Que diable puis-je avoir â¡ dÃmÃler avec Mr. Sharp ? se demanda-t-il. Est-ce que je me serais fait sans y songer une mauvaise affaire ?… » « Vous Ãtes bien sËr que c’est pour moi ? reprit-il. — Oh ! yes, monsiou. — Eh bien ! faites entrer. » Le maÃtre des cÃrÃmonies introduisit un homme jeune encore, que le docteur, â¡ premiÃre vue, classa dans la grande famille des « tÃtes de mort ». Ses lÃvres minces ou plutÃt dessÃchÃes, ses longues dents blanches, ses cavitÃs temporales presque â¡ nu sous une peau parcheminÃe, son teint de momie et ses petits yeux gris au regard de vrille lui donnaient des titres incontestables â¡ cette qualification. Son squelette disparaissait des talons â¡ l’occiput sous un « ulster-coat » â¡ grands carreaux, et dans sa main il serrait la poignÃe d’un sac de voyage en cuir verni. Ce personnage entra, salua rapidement, posa â¡ terre son sac et son chapeau, s’assit sans en demander la permission et dit : « William Henry Sharp junior, associà de la maison Billows, Green, Sharp & Co. C’est bien au docteur Sarrasin que j’ai l’honneur ?… — Oui, monsieur. — FranÃois Sarrasin ? — C’est en effet mon nom. — De Douai ? — Douai est ma rÃsidence. — Votre pÃre s’appelait Isidore Sarrasin ? — C’est exact. — Nous disons donc qu’il s’appelait Isidore Sarrasin. » Mr. Sharp tira un calepin de sa poche, le consulta et reprit : « Isidore Sarrasin est mort â¡ Paris en 1857, VIÃme arrondissement, rue Taranne, numÃro 54, hÃtel des Ecoles, actuellement dÃmoli. — En effet, dit le docteur, de plus en plus surpris. Mais voudriez-vous m’expliquer ?… — Le nom de sa mÃre Ãtait Julie LangÃvol, poursuivit Mr. Sharp, imperturbable. Elle Ãtait originaire de Bar-le-Duc, fille de BÃnÃdict LangÃvol, demeurant impasse Loriol mort en 1812, ainsi qu’il appert des registres de la municipalità de ladite ville… Ces registres sont une institution bien prÃcieuse, monsieur, bien prÃcieuse !… Hem !… hem !… et soeur de Jean-Jacques LangÃvol, tambour-major au 36Ãme lÃger… — Je vous avoue, dit ici le docteur Sarrasin, Ãmerveillà par cette connaissance approfondie de sa gÃnÃalogie, que vous paraissez sur ces divers points mieux informà que moi. Il est vrai que le nom de famille de ma grand-mÃre Ãtait LangÃvol, mais c’est tout ce que je sais d’elle. — Elle quitta vers 1807 la ville de Bar-le-Duc avec votre grand-pÃre, Jean Sarrasin, qu’elle avait Ãpousà en 1799. Tous deux allÃrent s’Ãtablir â¡ Melun comme ferblantiers et y restÃrent jusqu’en 1811, date de la mort de Julie LangÃvol, femme Sarrasin. De leur mariage, il n’y avait qu’un enfant, Isidore Sarrasin, votre pÃre. A dater de ce moment, le fil est perdu, sauf pour la date de la mort d’icelui, retrouvÃe â¡ Paris… — Je puis rattacher ce fil, dit le docteur, entraÃnà malgrà lui par cette prÃcision toute mathÃmatique. Mon grand-pÃre vint s’Ãtablir â¡ Paris pour l’Ãducation de son fils, qui se destinait â¡ la carriÃre mÃdicale. Il mourut, en 1832, â¡ Palaiseau, prÃs Versailles, oË mon pÃre exerÃait sa profession et oË je suis nà moi-mÃme en 1822. — Vous Ãtes mon homme, reprit Mr. Sharp. Pas de frÃres ni de soeurs ?… — Non ! j’Ãtais fils unique, et ma mÃre est morte deux ans aprÃs ma naissance… Mais enfin, monsieur, me direz vous ?… » Mr. Sharp se leva. « Sir Bryah Jowahir Mothooranath, dit-il, en prononÃant ces noms avec le respect que tout Anglais professe pour les titres nobiliaires, je suis heureux de vous avoir dÃcouvert et d’Ãtre le premier â¡ vous prÃsenter mes hommages ! » « Cet homme est aliÃnÃ, pensa le docteur. C’est assez frÃquent chez les “tÃtes de mort”. » Le solicitor lut ce diagnostic dans ses yeux. « Je ne suis pas fou le moins du monde, rÃpondit-il avec calme. Vous Ãtes, â¡ l’heure actuelle, le seul hÃritier connu du titre de baronnet, concÃdÃ, sur la prÃsentation du gouverneur gÃnÃral de la province de Bengale, â¡ Jean-Jacques LangÃvol, naturalisà sujet anglais en 1819, veuf de la BÃgum Gokool, usufruitier de ses biens, et dÃcÃdà en 1841, ne laissant qu’un fils, lequel est mort idiot et sans postÃritÃ, incapable et intestat, en 1869. La succession s’Ãlevait, il y a trente ans, â¡ environ cinq millions de livres sterling. Elle est restÃe sous sÃquestre et tutelle, et les intÃrÃts en ont Ãtà capitalisÃs presque intÃgralement pendant la vie du fils imbÃcile de Jean-Jacques LangÃvol. Cette succession a Ãtà ÃvaluÃe en 1870 au chiffre rond de vingt et un millions de livres sterling, soit cinq cent vingt-cinq millions de francs. En exÃcution d’un jugement du tribunal d’Agra, confirmà par la cour de Delhi, homologuà par le Conseil privÃ, les biens immeubles et mobiliers ont Ãtà vendus, les valeurs rÃalisÃes, et le total a Ãtà placà en dÃpÃt â¡ la Banque d’Angleterre. Il est actuellement de cinq cent vingt-sept millions de francs, que vous pourrez retirer avec un simple chÃque, aussitÃt aprÃs avoir fait vos preuves gÃnÃalogiques en cour de chancellerie, et sur lesquels je m’offre dÃs aujourd’hui â¡ vous faire avancer par M. Trollop, Smith & Co., banquiers, n’importe quel acompte â¡ valoir… » Le docteur Sarrasin Ãtait pÃtrifiÃ. Il resta un instant sans trouver un mot â¡ dire. Puis, mordu par un remords d’esprit critique et ne pouvant accepter comme fait expÃrimental ce rÃve des Mille et une nuits, il s’Ãcria : « Mais, au bout du compte, monsieur, quelles preuves me donnerez- vous de cette histoire, et comment avez-vous Ãtà conduit â¡ me dÃcouvrir ? — Les preuves sont ici, rÃpondit Mr. Sharp, en tapant sur le sac de cuir verni. Quant â¡ la maniÃre dont je vous ai trouvÃ, elle est fort naturelle. Il y a cinq ans que je vous cherche. L’invention des proches, ou « next of kin », comme nous disons en droit anglais, pour les nombreuses successions en dÃshÃrence qui sont enregistrÃes tous les ans dans les possessions britanniques, est une spÃcialità de notre maison. Or, prÃcisÃment, l’hÃritage de la BÃgum Gokool exerce notre actività depuis un lustre entier. Nous avons portà nos investigations de tous cÃtÃs, passà en revue des centaines de familles Sarrasin, sans trouver celle qui Ãtait issue d’Isidore. J’Ãtais mÃme arrivà ⡠la conviction qu’il n’y avait pas un autre Sarrasin en France, quand j’ai Ãtà frappà hier matin, en lisant dans le Daily News le compte rendu du CongrÃs d’HygiÃne, d’y voir un docteur de ce nom qui ne m’Ãtait pas connu. Recourant aussitÃt â¡ mes notes et aux milliers de fiches manuscrites que nous avons rassemblÃes au sujet de cette succession, j’ai constatà avec Ãtonnement que la ville de Douai avait Ãchappà ⡠notre attention. Presque sËr dÃsormais d’Ãtre sur la piste, j’ai pris le train de Brighton, je vous ai vu â¡ la sortie du CongrÃs, et ma conviction a Ãtà faite. Vous Ãtes le portrait vivant de votre grand-oncle LangÃvol, tel qu’il est reprÃsentà dans une photographie de lui que nous possÃdons, d’aprÃs une toile du peintre indien Saranoni. » Mr. Sharp tira de son calepin une photographie et la passa au docteur Sarrasin. Cette photographie reprÃsentait un homme de haute taille avec une barbe splendide, un turban â¡ aigrette et une robe de brocart chamarrÃe de vert, dans cette attitude particuliÃre aux portraits historiques d’un gÃnÃral en chef qui Ãcrit un ordre d’attaque en regardant attentivement le spectateur. Au second plan, on distinguait vaguement la fumÃe d’une bataille et une charge de cavalerie. « Ces piÃces vous en diront plus long que moi, reprit Mr. Sharp. Je vais vous les laisser et je reviendrai dans deux heures, si vous voulez bien me le permettre, prendre vos ordres. » Ce disant, Mr. Sharp tira des flancs du sac verni sept â¡ huit volumes de dossiers, les uns imprimÃs, les autres manuscrits, les dÃposa sur la table et sortit â¡ reculons, en murmurant : « Sir Bryah Jowahir Mothooranath, j’ai l’honneur de vous saluer. » Moitià croyant, moitià sceptique, le docteur prit les dossiers et commenÃa â¡ les feuilleter. Un examen rapide suffit pour lui dÃmontrer que l’histoire Ãtait parfaitement vraie et dissipa tous ses doutes. Comment hÃsiter, par exemple, en prÃsence d’un document imprimà sous ce titre : « Rapport aux TrÃs Honorables Lords du Conseil privà de la Reine, dÃposà le 5 janvier 1870, concernant la succession vacante de la BÃgum Gokool de Ragginahra, province de Bengale. Points de fait. — Il s’agit en la cause des droits de propriÃtà de certains mehals et de quarante-trois mille beegales de terre arable, ensemble de divers Ãdifices, palais, bâtiments d’exploitation, villages, objets mobiliers, trÃsors, armes, etc., provenant de la succession de la BÃgum Gokool de Ragginahra. Des exposÃs soumis successivement au tribunal civil d’Agra et â¡ la Cour supÃrieure de Delhi, il rÃsulte qu’en 1819, la BÃgum Gokool, veuve du rajah Luckmissur et hÃritiÃre de son propre chef de biens considÃrables, Ãpousa un Ãtranger, franÃais d’origine, du nom de Jean-Jacques LangÃvol. Cet Ãtranger, aprÃs avoir servi jusqu’en 1815 dans l’armÃe franÃaise, oË il avait eu le grade de sous-officier (tambour-major) au 36Ãme lÃger, s’embarqua â¡ Nantes, lors du licenciement de l’armÃe de la Loire, comme subrÃcargue d’un navire de commerce. Il arriva â¡ Calcutta, passa dans l’intÃrieur et obtint bientÃt les fonctions de capitaine instructeur dans la petite armÃe indigÃne que le rajah Luckmissur Ãtait autorisà ⡠entretenir. De ce grade, il ne tarda pas â¡ s’Ãlever â¡ celui de commandant en chef, et, peu de temps aprÃs la mort du rajah, il obtint la main de sa veuve. Diverses considÃrations de politique coloniale, et des services importants rendus dans une circonstance pÃrilleuse aux EuropÃens d’Agra par Jean-Jacques LangÃvol, qui s’Ãtait fait naturaliser sujet britannique, conduisirent le gouverneur gÃnÃral de la province de Bengale â¡ demander et obtenir pour l’Ãpoux de la BÃgum le titre de baronnet. La terre de Bryah Jowahir Mothooranath fut alors ÃrigÃe en fief. La BÃgum mourut en 1839, laissant l’usufruit de ses biens â¡ LangÃvol, qui la suivit deux ans plus tard dans la tombe. De leur mariage il n’y avait qu’un fils en Ãtat d’imbÃcillità depuis son bas âge, et qu’il fallut immÃdiatement placer sous tutelle. Ses biens ont Ãtà fidÃlement administrÃs jusqu’â¡ sa mort, survenue en 1869. Il n’y a point d’hÃritiers connus de cette immense succession. Le tribunal d’Agra et la Cour de Delhi en ayant ordonnà la licitation, â¡ la requÃte du gouvernement local agissant au nom de l’Etat, nous avons l’honneur de demander aux Lords du Conseil privà l’homologation de ces jugements, etc. » Suivaient les signatures. Des copies certifiÃes des jugements d’Agra et de Delhi, des actes de vente, des ordres donnÃs pour le dÃpÃt du capital â¡ la Banque d’Angleterre, un historique des recherches faites en France pour retrouver des hÃritiers LangÃvol, et toute une masse imposante de documents du mÃme ordre, ne permirent bientÃt plus la moindre hÃsitation au docteur Sarrasin. Il Ãtait bien et dËment le « next of kin » et successeur de la BÃgum. Entre lui et les cinq cent vingt-sept millions dÃposÃs dans les caves de la Banque, il n’y avait plus que l’Ãpaisseur d’un jugement de forme, sur simple production des actes authentiques de naissance et de dÃcÃs ! Un pareil coup de fortune avait de quoi Ãblouir l’esprit le plus calme, et le bon docteur ne put entiÃrement Ãchapper â¡ l’Ãmotion qu’une certitude aussi inattendue Ãtait faite pour causer. Toutefois, son Ãmotion fut de courte durÃe et ne se traduisit que par une rapide promenade de quelques minutes â¡ travers la chambre. Il reprit ensuite possession de lui-mÃme, se reprocha comme une faiblesse cette fiÃvre passagÃre, et, se jetant dans son fauteuil, il resta quelque temps absorbà en de profondes rÃflexions. Puis, tout â¡ coup, il se remit â¡ marcher de long en large. Mais, cette fois, ses yeux brillaient d’une flamme pure, et l’on voyait qu’une pensÃe gÃnÃreuse et noble se dÃveloppait en lui. Il l’accueillit, la caressa, la choya, et, finalement, l’adopta. A ce moment, on frappa â¡ la porte. Mr. Sharp revenait. « Je vous demande pardon de mes doutes, lui dit cordialement le docteur. Me voici convaincu et mille fois votre obligà pour les peines que vous vous Ãtes donnÃes. — Pas obligà du tout… simple affaire… mon mÃtier…. rÃpondit Mr. Sharp. Puis-je espÃrer que Sir Bryah me conservera sa clientÃle ? — Cela va sans dire. Je remets toute l’affaire entre vos mains… Je vous demanderai seulement de renoncer â¡ me donner ce titre absurde… » Absurde ! Un titre qui vaut vingt et un millions sterling ! disait la physionomie de Mr. Sharp ; mais il Ãtait trop bon courtisan pour ne pas cÃder. « Comme il vous plaira, vous Ãtes le maÃtre, rÃpondit-il. Je vais reprendre le train de Londres et attendre vos ordres. — Puis-je garder ces documents ? demanda le docteur. — Parfaitement, nous en avons copie. » Le docteur Sarrasin, restà seul, s’assit â¡ son bureau, prit une feuille de papier â¡ lettres et Ãcrivit ce qui suit : « Brighton,28 octobre 1871. « Mon cher enfant, il nous arrive une fortune Ãnorme, colossale, insensÃe ! Ne me crois pas atteint d’aliÃnation mentale et lis les deux ou trois piÃces imprimÃes que je joins â¡ ma lettre. Tu y verras clairement que je me trouve l’hÃritier d’un titre de baronnet anglais ou plutÃt indien, et d’un capital qui dÃpasse un demi-milliard de francs, actuellement dÃposà ⡠la Banque d’Angleterre. Je ne doute pas, mon cher Octave, des sentiments avec lesquels tu recevras cette nouvelle. Comme moi, tu comprendras les devoirs nouveaux qu’une telle fortune nous impose, et les dangers qu’elle peut faire courir â¡ notre sagesse. Il y a une heure â¡ peine que j’ai connaissance du fait, et dÃjâ¡ le souci d’une pareille responsabilità Ãtouffe â¡ demi la joie qu’en pensant â¡ toi la certitude acquise m’avait d’abord causÃe. Peut-Ãtre ce changement sera-t-il fatal dans nos destinÃes… Modestes pionniers de la science, nous Ãtions heureux dans notre obscuritÃ. Le serons-nous encore ? Non, peut-Ãtre, â¡ moins… Mais je n’ose te parler d’une idÃe arrÃtÃe dans ma pensÃe… â¡ moins que cette fortune mÃme ne devienne en nos mains un nouvel et puissant appareil scientifique, un outil prodigieux de civilisation !… Nous en recauserons. Ecris-moi, dis- moi bien vite quelle impression te cause cette grosse nouvelle et charge-toi de l’apprendre â¡ ta mÃre. Je suis assurà qu’en femme sensÃe, elle l’accueillera avec calme et tranquillitÃ. Quant â¡ ta soeur, elle est trop jeune encore pour que rien de pareil lui fasse perdre la tÃte. D’ailleurs, elle est dÃjâ¡ solide, sa petite tÃte, et dut-elle comprendre toutes les consÃquences possibles de la nouvelle que je t’annonce, je suis sËr qu’elle sera de nous tous celle que ce changement survenu dans notre position troublera le moins. Une bonne poignÃe de main â¡ Marcel. Il n’est absent d’aucun de mes projets d’avenir. « Ton pÃre affectionnÃ, « Fr. Sarrasin « D.M.P. » Cette lettre placÃe sous enveloppe, avec les papiers les plus importants, â¡ l’adresse de « Monsieur Octave Sarrasin, ÃlÃve â¡ l’Ecole centrale des Arts et Manufactures, 32, rue du Roi-de-Sicile, Paris », le docteur prit son chapeau, revÃtit son pardessus et s’en alla au CongrÃs. Un quart d’heure plus tard, l’excellent homme ne songeait mÃme plus â¡ ses millions. II DEUX COPAINS Octave Sarrasin, fils du docteur, n’Ãtait pas ce qu’on peut appeler proprement un paresseux. Il n’Ãtait ni sot ni d’une intelligence supÃrieure, ni beau ni laid, ni grand ni petit, ni brun ni blond. Il Ãtait châtain, et, en tout, membre-nà de la classe moyenne. Au collÃge il obtenait gÃnÃralement un second prix et deux ou trois accessits. Au baccalaurÃat, il avait eu la note « passable ». Repoussà une premiÃre fois au concours de l’Ecole centrale, il avait Ãtà admis â¡ la seconde Ãpreuve avec le numÃro 127. C’Ãtait un caractÃre indÃcis, un de ces esprits qui se contentent d’une certitude incomplÃte, qui vivent toujours dans l’â¡-peu-prÃs et passent â¡ travers la vie comme des clairs de lune. Ces sortes de gens sont aux mains de la destinÃe ce qu’un bouchon de liÃge est sur la crÃte d’une vague. Selon que le vent souffle du nord ou du midi, ils sont emportÃs vers l’Ãquateur ou vers le pÃle. C’est le hasard qui dÃcide de leur carriÃre. Si le docteur Sarrasin ne se fËt pas fait quelques illusions sur le caractÃre de son fils, peut-Ãtre aurait-il hÃsità avant de lui Ãcrire la lettre qu’on a lue ; mais un peu d’aveuglement paternel est permis aux meilleurs esprits. Le bonheur avait voulu qu’au dÃbut de son Ãducation, Octave tombât sous la domination d’une nature Ãnergique dont l’influence un peu tyrannique mais bienfaisante s’Ãtait de vive force imposÃe â¡ lui. Au lycÃe Charlemagne, oË son pÃre l’avait envoyà terminer ses Ãtudes, Octave s’Ãtait lià d’une amitià Ãtroite avec un de ses camarades, un Alsacien, Marcel Bruckmann, plus jeune que lui d’un an, mais qui l’avait bientÃt Ãcrasà de sa vigueur physique, intellectuelle et morale. Marcel Bruckmann, restà orphelin â¡ douze ans, avait hÃrità d’une petite rente qui suffisait tout juste â¡ payer son collÃge. Sans Octave, qui l’emmenait en vacances chez ses parents, il n’eËt jamais mis le pied hors des murs du lycÃe. Il suivit de lâ¡ que la famille du docteur Sarrasin fut bientÃt celle du jeune Alsacien. D’une nature sensible, sous son apparente froideur, il comprit que toute sa vie devait appartenir â¡ ces braves gens qui lui tenaient lieu de pÃre et de mÃre. Il en arriva donc tout naturellement â¡ adorer le docteur Sarrasin, sa femme et la gentille et dÃjâ¡ sÃrieuse fillette qui lui avaient rouvert le coeur. Mais ce fut par des faits, non par des paroles, qu’il leur prouva sa reconnaissance. En effet, il s’Ãtait donnà la tâche agrÃable de faire de Jeanne, qui aimait l’Ãtude, une jeune fille au sens droit, un esprit ferme et judicieux, et, en mÃme temps, d’Octave un fils digne de son pÃre. Cette derniÃre tâche, il faut bien le dire, le jeune homme la rendait moins facile que sa soeur, dÃjâ¡ supÃrieure pour son âge â¡ son frÃre. Mais Marcel s’Ãtait promis d’atteindre son double but. C’est que Marcel Bruckmann Ãtait un de ces champions vaillants et avisÃs que l’Alsace a coutume d’envoyer, tous les ans, combattre dans la grande lutte parisienne. Enfant, il se distinguait dÃjâ¡ par la duretà et la souplesse de ses muscles autant que par la vivacità de son intelligence. Il Ãtait tout volontà et tout courage au-dedans, comme il Ãtait au-dehors taillà ⡠angles droits. DÃs le collÃge, un besoin impÃrieux le tourmentait d’exceller en tout, aux barres comme â¡ la balle, au gymnase comme au laboratoire de chimie. Qu’il manquât un prix â¡ sa moisson annuelle, il pensait l’annÃe perdue. C’Ãtait â¡ vingt ans un grand corps dÃhanchà et robuste, plein de vie et d’action, une machine organique au maximum de tension et de rendement. Sa tÃte intelligente Ãtait dÃjâ¡ de celles qui arrÃtent le regard des esprits attentifs. Entrà le second â¡ l’Ecole centrale, la mÃme annÃe qu’Octave, il Ãtait rÃsolu â¡ en sortir le premier. C’est d’ailleurs â¡ son Ãnergie persistante et surabondante pour deux hommes qu’Octave avait dË son admission. Un an durant, Marcel l’avait « pistonnà », poussà au travail, de haute lutte obligà au succÃs. Il Ãprouvait pour cette nature faible et vacillante un sentiment de pitià amicale, pareil â¡ celui qu’un lion pourrait accorder â¡ un jeune chien. Il lui plaisait de fortifier, du surplus de sa sÃve, cette plante anÃmique et de la faire fructifier auprÃs de lui. La guerre de 1870 Ãtait venue surprendre les deux amis au moment oË ils passaient leurs examens. DÃs le lendemain de la clÃture du concours, Marcel, plein d’une douleur patriotique que ce qui menaÃait Strasbourg et l’Alsace avait exaspÃrÃe, Ãtait allà s’engager au 31Ãme bataillon de chasseurs â¡ pied. AussitÃt Octave avait suivi cet exemple. CÃte â¡ cÃte, tous deux avaient fait aux avant-postes de Paris la dure campagne du siÃge. Marcel avait reÃu â¡ Champigny une balle au bras droit ; â¡ Buzenval, une Ãpaulette au bras gauche, Octave n’avait eu ni galon ni blessure. A vrai dire, ce n’Ãtait pas sa faute, car il avait toujours suivi son ami sous le feu. A peine Ãtait-il en arriÃre de six mÃtres. Mais ces six mÃtres-lâ¡ Ãtaient tout. Depuis la paix et la reprise des travaux ordinaires, les deux Ãtudiants habitaient ensemble deux chambres contiguÃs d’un modeste hÃtel voisin de l’Ãcole. Les malheurs de la France, la sÃparation de l’Alsace et de la Lorraine, avaient imprimà au caractÃre de Marcel une maturità toute virile. « C’est affaire â¡ la jeunesse franÃaise, disait-il, de rÃparer les fautes de ses pÃres, et c’est par le travail seul qu’elle peut y arriver. » Debout â¡ cinq heures, il obligeait Octave â¡ l’imiter. Il l’entraÃnait aux cours, et, â¡ la sortie, ne le quittait pas d’une semelle. On rentrait pour se livrer au travail, en le coupant de temps â¡ autre d’une pipe et d’une tasse de cafÃ. On se couchait â¡ dix heures, le coeur satisfait, sinon content, et la cervelle pleine. Une partie de billard de temps en temps, un spectacle bien choisi, un concert du Conservatoire de loin en loin, une course â¡ cheval jusqu’au bois de VerriÃres, une promenade en forÃt, deux fois par semaine un assaut de boxe ou d’escrime, tels Ãtaient leurs dÃlassements. Octave manifestait bien par instants des vellÃitÃs de rÃvolte, et jetait un coup d’oeil d’envie sur des distractions moins recommandables. Il parlait d’aller voir Aristide Leroux qui « faisait son droit », â¡ la brasserie Saint-Michel. Mais Marcel se moquait si rudement de ces fantaisies, qu’elles reculaient le plus souvent. Le 29 octobre 1871, vers sept heures du soir, les deux amis Ãtaient, selon leur coutume, assis cÃte â¡ cÃte â¡ la mÃme table, sous l’abat-jour d’une lampe commune. Marcel Ãtait plongà corps et âme dans un problÃme, palpitant d’intÃrÃt, de gÃomÃtrie descriptive appliquÃe â¡ la coupe des pierres. Octave procÃdait avec un soin religieux â¡ la fabrication, malheureusement plus importante â¡ son sens, d’un litre de cafÃ. C’Ãtait un des rares articles sur lesquels il se flattait d’exceller, — peut-Ãtre parce qu’il y trouvait l’occasion quotidienne d’Ãchapper pour quelques minutes â¡ la terrible nÃcessità d’aligner des Ãquations, dont il lui paraissait que Marcel abusait un peu. Il faisait donc passer goutte â¡ goutte son eau bouillante â¡ travers une couche Ãpaisse de moka en poudre, et ce bonheur tranquille aurait dË lui suffire. Mais l’assiduità de Marcel lui pesait comme un remords, et il Ãprouvait l’invincible besoin de la troubler de son bavardage. « Nous ferions bien d’acheter un percolateur, dit-il tout â¡ coup. Ce filtre antique et solennel n’est plus â¡ la hauteur de la civilisation. — AchÃte un percolateur ! Cela t’empÃchera peut-Ãtre de perdre une heure tous les soirs â¡ cette cuisine », rÃpondit Marcel. Et il se remit â¡ son problÃme. « Une voËte a pour intrados un ellipsoÃde â¡ trois axes inÃgaux. Soit A B D E l’ellipse de naissance qui renferme l’axe maximum oA = a, et l’axe moyen oB = b, tandis que l’axe minimum (o,o’c’) est vertical et Ãgal â¡ c, ce qui rend la voËte surbaissÃe… » A ce moment, on frappa â¡ la porte. « Une lettre pour M. Octave Sarrasin », dit le garÃon de l’hÃtel. On peut penser si cette heureuse diversion fut bien accueillie du jeune Ãtudiant. « C’est de mon pÃre, fit Octave. Je reconnais l’Ãcriture… Voilâ¡ ce qui s’appelle une missive, au moins », ajouta-t-il en soupesant â¡ petits coups le paquet de papiers. Marcel savait comme lui que le docteur Ãtait en Angleterre. Son passage â¡ Paris, huit jours auparavant, avait mÃme Ãtà signalà par un dÃner de Sardanapale offert aux deux camarades dans un restaurant du Palais-Royal, jadis fameux, aujourd’hui dÃmodÃ, mais que le docteur Sarrasin continuait de considÃrer comme le dernier mot du raffinement parisien. « Tu me diras si ton pÃre te parle de son CongrÃs d’HygiÃne, dit Marcel. C’est une bonne idÃe qu’il a eue d’aller lâ¡. Les savants franÃais sont trop portÃs â¡ s’isoler. » Et Marcel reprit son problÃme : « … L’extrados sera formà par un ellipsoÃde semblable au premier ayant son centre au-dessous de o’ sur la verticale o. AprÃs avoir marquà les foyers Fl, F2, F3 des trois ellipses principales, nous traÃons l’ellipse et l’hyperbole auxiliaires, dont les axes communs… » Un cri d’Octave lui fit relever la tÃte. « Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il, un peu inquiet en voyant son ami tout pâle. — Lis ! » dit l’autre, abasourdi par la nouvelle qu’il venait de recevoir. Marcel prit la lettre, la lut jusqu’au bout, la relut une seconde fois, jeta un coup doeil sur les documents imprimÃs qui l’accompagnaient, et dit : « C’est curieux ! » Puis, il bourra sa pipe, et l’alluma mÃthodiquement. Octave Ãtait suspendu â¡ ses lÃvres. « Tu crois que c’est vrai ? lui cria-t-il d’une voix ÃtranglÃe. -Vrai ?… Evidemment. Ton pÃre a trop de bon sens et d’esprit scientifique pour accepter â¡ l’Ãtourdie une conviction pareille. D’ailleurs, les preuves sont lâ¡, et c’est au fond trÃs simple. » La pipe Ãtant bien et dËment allumÃe, Marcel se remit au travail. Octave restait les bras ballants, incapable mÃme d’achever son cafÃ, â¡ plus forte raison d’assembler deux idÃes logiques. Pourtant, il avait besoin de parler pour s’assurer qu’il ne rÃvait pas. « Mais… si c’est vrai, c’est absolument renversant !… Sais-tu qu’un demi-milliard, c’est une fortune Ãnorme ? » Marcel releva la tÃte et approuva : « Enorme est le mot. Il n’y en a peut-Ãtre pas une pareille en France, et l’on n’en compte que quelques-unes aux Etats-Unis, â¡ peine cinq ou six en Angleterre, en tout quinze ou vingt au monde. – Et un titre par-dessus le marchà ! reprit Octave, un titre de baronnet ! Ce n’est pas que j’aie jamais ambitionnà d’en avoir un, mais puisque celui-ci arrive, on peut dire que c’est tout de mÃme plus ÃlÃgant que de s’appeler Sarrasin tout court. » Marcel lanÃa une bouffÃe de fumÃe et n’articula pas un mot. Cette bouffÃe de fumÃe disait clairement : « Peuh !… Peuh ! » « Certainement, reprit Octave, je n’aurais jamais voulu faire comme tant de gens qui collent une particule â¡ leur nom, ou s’inventent un marquisat de carton ! Mais possÃder un vrai titre, un titre authentique, bien et dËment inscrit au “Peerage” de Grande-Bretagne et d’Irlande, sans doute ni confusion possible, comme cela se voit trop souvent… » La pipe faisait toujours : « Peuh !… Peuh ! » « Mon cher, tu as beau dire et beau faire, reprit Octave avec conviction, “le sang est quelque chose”, comme disent les Anglais ! » Il s’arrÃta court devant le regard railleur de Marcel et se rabattit sur les millions. « Te rappelles-tu, reprit-il, que BinÃme, notre professeur de mathÃmatiques, rabâchait tous les ans, dans sa premiÃre leÃon sur la numÃration, qu’un demi-milliard est un nombre trop considÃrable pour que les forces de l’intelligence humaine pussent seulement en avoir une idÃe juste, si elles n’avaient â¡ leur disposition les ressources d’une reprÃsentation graphique ?… Te dis-tu bien qu’â¡ un homme qui verserait un franc â¡ chaque minute, il faudrait plus de mille ans pour payer cette somme ! Ah ! c’est vraiment… singulier de se dire qu’on est l’hÃritier d’un demi-milliard de francs ! — Un demi-milliard de francs ! s’Ãcria Marcel, secouà par le mot plus qu’il ne l’avait Ãtà par la chose. Sais-tu ce que vous pourriez en faire de mieux ? Ce serait de le donner â¡ la France pour payer sa ranÃon ! Il n’en faudrait que dix fois autant !… — Ne va pas t’aviser au moins de suggÃrer une pareille idÃe â¡ mon pÃre !… s’Ãcria Octave du ton d’un homme effrayÃ. Il serait capable de l’adopter ! Je vois dÃjâ¡ qu’il rumine quelque projet de sa faÃon !… Passe encore pour un placement sur l’Etat, mais gardons au moins la rente ! — Allons, tu Ãtais fait, sans t’en douter jusqu’ici, pour Ãtre capitaliste ! reprit Marcel. Quelque chose me dit, mon pauvre Octave, qu’il eËt mieux valu pour toi, sinon pour ton pÃre, qui est un esprit droit et sensÃ, que ce gros hÃritage fËt rÃduit â¡ des proportions plus modestes. J’aimerais mieux te voir vingt-cinq mille livres de rente â¡ partager avec ta brave petite soeur, que cette montagne d’or ! » Et il se remit au travail. Quant â¡ Octave, il lui Ãtait impossible de rien faire, et il s’agita si fort dans la chambre, que son ami, un peu impatientÃ, finit par lui dire : « Tu ferais mieux d’aller prendre l’air ! Il est Ãvident que tu n’es bon â¡ rien ce soir ! — Tu as raison », rÃpondit Octave, saisissant avec joie cette quasi- permission d’abandonner toute espÃce de travail. Et, sautant sur son chapeau, il dÃgringola l’escalier et se trouva dans la rue. A peine eut-il fait dix pas, qu’il s’arrÃta sous un bec de gaz pour relire la lettre de son pÃre. Il avait besoin de s’assurer de nouveau qu’il Ãtait bien ÃveillÃ. « Un demi-milliard !… Un demi-milliard !… rÃpÃtait-il. Cela fait au moins vingt-cinq millions de rente !… Quand mon pÃre ne m’en donnerait qu’un par an, comme pension, que la moitià d’un, que le quart d’un, je serais encore trÃs heureux ! On fait beaucoup de choses avec de l’argent ! Je suis sËr que je saurais bien l’employer ! Je ne suis pas un imbÃcile, n’est-ce pas ? On a Ãtà reÃu â¡ l’Ecole centrale !… Et j’ai un titre encore !… Je saurai le porter ! » Il se regardait, en passant, dans les glaces d’un magasin. « J’aurai un hÃtel, des chevaux !… Il y en aura un pour Marcel. Du moment oË je serai riche, il est clair que ce sera comme s’il l’Ãtait. Comme cela vient â¡ point tout de mÃme !… Un demi-milliard !… Baronnet !… C’est drÃle, maintenant que c’est venu, il me semble que je m’y attendais ! Quelque chose me disait que je ne serais pas toujours occupà ⡠trimer sur des livres et des planches â¡ dessin !… Tout de mÃme, c’est un fameux rÃve ! » Octave suivait, en ruminant ces idÃes, les arcades de la rue de Rivoli. Il arriva aux Champs-ElysÃes, tourna le coin de la rue Royale, dÃboucha sur le boulevard. Jadis, il n’en regardait les splendides Ãtalages qu’avec indiffÃrence, comme choses futiles et sans place dans sa vie. Maintenant, il s’y arrÃta et songea avec un vif mouvement de joie que tous ces trÃsors lui appartiendraient quand il le voudrait. « C’est pour moi, se dit-il, que les fileuses de la Hollande tournent leurs fuseaux, que les manufactures d’Elbeuf tissent leurs draps les plus souples, que les horlogers construisent leurs chronomÃtres, que le lustre de l’OpÃra verse ses cascades de lumiÃre, que les violons grincent, que les chanteuses s’Ãgosillent ! C’est pour moi qu’on dresse des pur-sang au fond des manÃges, et que s’allume le Cafà Anglais !… Paris est â¡ moi !… Tout est â¡ moi !… Ne voyagerai-je pas ? N’irai-je point visiter ma baronnie de l’Inde ?… Je pourrai bien quelque jour me payer une pagode, avec les bonzes et les idoles d’ivoire par-dessus le marchà !… J’aurai des ÃlÃphants !… Je chasserai le tigre !… Et les belles armes !… Et le beau canot !.. . Un canot ? que non pas ! mais un bel et bon yacht â¡ vapeur pour me conduire oË je voudrai, m’arrÃter et repartir â¡ ma fantaisie !… A propos de vapeur, je suis chargà de donner la nouvelle â¡ ma mÃre. Si je partais pour Douai !… Il y a l’Ãcole… Oh ! oh ! l’Ãcole ! on peut s’en passer !… Mais Marcel ! il faut le prÃvenir. Je vais lui envoyer une dÃpÃche. Il comprendra bien que je suis pressà de voir ma mÃre et ma soeur dans une pareille circonstance ! » Octave entra dans un bureau tÃlÃgraphique, prÃvint son ami qu’il partait et reviendrait dans deux jours. Puis, il hÃla un fiacre et se fit transporter â¡ la gare du Nord. DÃs qu’il fut en wagon, il se reprit â¡ dÃvelopper son rÃve. A deux heures du matin, Octave carillonnait bruyamment â¡ la porte de la maison maternelle et paternelle — sonnette de nuit –, et mettait en Ãmoi le paisible quartier des Aubettes. « Qui donc est malade ? se demandaient les commÃres d’une fenÃtre â¡ l’autre. — Le docteur n’est pas en ville ! cria la vieille servante, de sa lucarne au dernier Ãtage. — C’est moi, Octave !… Descendez m’ouvrir, Francine ! » AprÃs dix minutes d’attente, Octave rÃussit â¡ pÃnÃtrer dans la maison. Sa mÃre et sa soeur Jeanne, prÃcipitamment descendues en robe de chambre, attendaient l’explication de cette visite. La lettre du docteur, lue â¡ haute voix, eut bientÃt donnà la clef du mystÃre. Mme Sarrasin fut un moment Ãblouie. Elle embrassa son fils et sa fille en pleurant de joie. Il lui semblait que l’univers allait Ãtre â¡ eux maintenant, et que le malheur n’oserait jamais s’attaquer â¡ des jeunes gens qui possÃdaient quelques centaines de millions. Cependant, les femmes ont plus tÃt fait que les hommes de s’habituer â¡ ces grands coups du sort. Mme Sarrasin relut la lettre de son mari, se dit que c’Ãtait â¡ lui, en somme, qu’il appartenait de dÃcider de sa destinÃe et de celle de ses enfants, et le calme rentra dans son coeur. Quant â¡ Jeanne, elle Ãtait heureuse â¡ la joie de sa mÃre et de son frÃre ; mais son imagination de treize ans ne rÃvait pas de bonheur plus grand que celui de cette petite maison modeste oË sa vie s’Ãcoulait doucement entre les leÃons de ses maÃtres et les caresses de ses parents. Elle ne voyait pas trop en quoi quelques liasses de billets de banque pouvaient changer grand-chose â¡ son existence, et cette perspective ne la troubla pas un instant. Mme Sarrasin, mariÃe trÃs jeune â¡ un homme absorbà tout entier par les occupations silencieuses du savant de race, respectait la passion de son mari, qu’elle aimait tendrement, sans toutefois le bien comprendre. Ne pouvant partager les bonheurs que l’Ãtude donnait au docteur Sarrasin, elle s’Ãtait quelquefois sentie un peu seule â¡ cÃtà de ce travailleur acharnÃ, et avait par suite concentrà sur ses deux enfants toutes ses espÃrances. Elle avait toujours rÃvà pour eux un avenir brillant, s’imaginant qu’il en serait plus heureux. Octave, elle n’en doutait pas, Ãtait appelà aux plus hautes destinÃes. Depuis qu’il avait pris rang â¡ l’Ecole centrale, cette modeste et utile acadÃmie de jeunes ingÃnieurs s’Ãtait transformÃe dans son esprit en une pÃpiniÃre d’hommes illustres. Sa seule inquiÃtude Ãtait que la modestie de leur fortune ne fËt un obstacle, une difficultà tout au moins â¡ la carriÃre glorieuse de son fils, et ne nuisÃt plus tard â¡ l’Ãtablissement de sa fille. Maintenant, ce qu’elle avait compris de la lettre de son mari, c’est que ses craintes n’avaient plus de raison d’Ãtre. Aussi sa satisfaction fut- elle complÃte. La mÃre et le fils passÃrent une grande partie de la nuit â¡ causer et â¡ faire des projets, tandis que Jeanne, trÃs contente du prÃsent, sans aucun souci de l’avenir, s’Ãtait endormie dans un fauteuil. Cependant, au moment d’aller prendre un peu de repos : « Tu ne m’as pas parlà de Marcel, dit Mme Sarrasin â¡ son fils. Ne lui as-tu pas donnà connaissance de la lettre de ton pÃre ? Qu’en a-t-il dit ? — Oh ! rÃpondit Octave, tu connais Marcel ! C’est plus qu’un sage, c’est un stoÃque ! Je crois qu’il a Ãtà effrayà pour nous de l’Ãnormità de l’hÃritage ! Je dis pour nous ; mais son inquiÃtude ne remontait pas jusqu’â¡ mon pÃre, dont le bon sens, disait-il, et la raison scientifique le rassuraient. Mais dame ! pour ce qui te concerne, mÃre, et Jeanne aussi, et moi surtout, il ne m’a pas cachà qu’il eËt prÃfÃrà un hÃritage modeste, vingt-cinq mille livres de rente… — Marcel n’avait peut-Ãtre pas tort, rÃpondit Mme Sarrasin en regardant son fils. Cela peut devenir un grand danger, une subite fortune, pour certaines natures ! » Jeanne venait de se rÃveiller. Elle avait entendu les derniÃres paroles de sa mÃre : « Tu sais, mÃre, lui dit-elle, en se frottant les yeux et se dirigeant vers sa petite chambre, tu sais ce que tu m’as dit un jour, que Marcel avait toujours raison ! Moi, je crois tout ce que dit notre ami Marcel ! » Et, ayant embrassà sa mÃre, Jeanne se retira. III UN FAIT DIVERS En arrivant â¡ la quatriÃme sÃance du CongrÃs d’HygiÃne, le docteur Sarrasin put constater que tous ses collÃgues I’accueillaient avec les marques d’un respect extraordinaire. Jusque-lâ¡, c’Ãtait â¡ peine si le trÃs noble Lord Glandover, chevalier de la JarretiÃre, qui avait la prÃsidence nominale de l’assemblÃe, avait daignà s’apercevoir de l’existence individuelle du mÃdecin franÃais. Ce lord Ãtait un personnage auguste, dont le rÃle se bornait â¡ dÃclarer la sÃance ouverte ou levÃe et â¡ donner mÃcaniquement la parole aux orateurs inscrits sur une liste qu’on plaÃait devant lui. Il gardait habituellement sa main droite dans l’ouverture de sa redingote boutonnÃe — non pas qu’il eËt fait une chute de cheval –, mais uniquement parce que cette attitude incommode a Ãtà donnÃe par les sculpteurs anglais au bronze de plusieurs hommes d’Etat. Une face blafarde et glabre, plaquÃe de taches rouges, une perruque de chiendent prÃtentieusement relevÃe en toupet sur un front qui sonnait le creux, complÃtaient la figure la plus comiquement gourmÃe et la plus follement raide qu’on pËt voir. Lord Glandover se mouvait tout d’une piÃce, comme s’il avait Ãtà de bois ou de carton-pâte. Ses yeux mÃmes semblaient ne rouler sous leurs arcades orbitaires que par saccades intermittentes, â¡ la faÃon des yeux de poupÃe ou de mannequin. Lors des premiÃres prÃsentations, le prÃsident du CongrÃs d’HygiÃne avait adressà au docteur Sarrasin un salut protecteur et condescendant qui aurait pu se traduire ainsi : « Bonjour, monsieur l’homme de peu !… C’est vous qui, pour gagner votre petite vie, faites ces petits travaux sur de petites machinettes ?… Il faut que j’aie vraiment la vue bonne pour apercevoir une crÃature aussi ÃloignÃe de moi dans l’Ãchelle des Ãtres !… Mettez-vous â¡ l’ombre de Ma Seigneurie, je vous le permets. » Cette fois Lord Glandover lui adressa le plus gracieux des sourires et poussa la courtoisie jusqu’â¡ lui montrer un siÃge vide â¡ sa droite. D’autre part, tous les membres du CongrÃs s’Ãtaient levÃs. Assez surpris de ces marques d’une attention exceptionnellement flatteuse, et se disant qu’aprÃs rÃflexion le compte-globules avait sans doute paru â¡ ses confrÃres une dÃcouverte plus considÃrable qu’â¡ premiÃre vue, le docteur Sarrasin s’assit â¡ la place qui lui Ãtait offerte. Mais toutes ses illusions d’inventeur s’envolÃrent, lorsque Lord Glandover se pencha â¡ son oreille avec une contorsion des vertÃbres cervicales telle qu’il pouvait en rÃsulter un torticolis violent pour Sa Seigneurie : « J’apprends, dit-il, que vous Ãtes un homme de propriÃtà considÃrable ? On me dit que vous ” valez ” vingt et un millions sterling ? » Lord Glandover paraissait dÃsolà d’avoir pu traiter avec lÃgÃretà l’Ãquivalent en chair et en os d’une valeur monnayÃe aussi ronde. Toute son attitude disait : « Pourquoi ne nous avoir pas prÃvenus ?… Franchement ce n’est pas bien ! Exposer les gens â¡ des mÃprises semblables ! » Le docteur Sarrasin, qui ne croyait pas, en conscience, « valoir » un sou de plus qu’aux sÃances prÃcÃdentes, se demandait comment la nouvelle avait dÃjâ¡ pu se rÃpandre lorsque le docteur Ovidius, de Berlin, son voisin de droite lui dit avec un sourire faux et plat : « Vous voilâ¡ aussi fort que les Rothschild !… Le Daily Telegraph donne la nouvelle !… Tous mes compliments ! » Et il lui passa un numÃro du journal, datà du matin mÃme. On y lisait le « fait divers » suivant, dont la rÃdaction rÃvÃlait suffisamment l’auteur : « UN HERITAGE MONSTRE.– La fameuse succession vacante de la BÃgum Gokool vient enfin de trouver son lÃgitime hÃritier par les soins habiles de Messrs. Billows, Green et Sharp, solicitors, 93, Southampton row, London. L’heureux propriÃtaire des vingt et un millions sterling, actuellement dÃposÃs â¡ la Banque d’Angleterre, est un mÃdecin franÃais, le docteur Sarrasin, dont nous avons, il y a trois jours, analysà ici mÃme le beau mÃmoire au CongrÃs de Brighton. A force de peines et â¡ travers des pÃripÃties qui formeraient â¡ elles seules un vÃritable roman, Mr. Sharp est arrivà ⡠Ãtablir, sans contestation possible, que le docteur Sarrasin est le seul descendant vivant de Jean-Jacques LangÃvol, baronnet, Ãpoux en secondes noces de la BÃgum Gokool. Ce soldat de fortune Ãtait, paraÃt-il, originaire de la petite ville franÃaise de Bar-le-Duc. Il ne reste plus â¡ accomplir, pour l’envoi en possession, que de simples formalitÃs. La requÃte est dÃjâ¡ logÃe en Cour de Chancellerie. C’est un curieux enchaÃnement de circonstances qui a accumulà sur la tÃte d’un savant franÃais, avec un titre britannique, les trÃsors entassÃs par une longue suite de rajahs indiens. La fortune aurait pu se montrer moins intelligente, et il faut se fÃliciter qu’un capital aussi considÃrable tombe en des mains qui sauront en faire bon usage. » Par un sentiment assez singulier, le docteur Sarrasin fut contrarià de voir la nouvelle rendue publique. Ce n’Ãtait pas seulement â¡ cause des importunità que son expÃrience des choses humaines lui faisait dÃjâ¡ prÃvoir, mais il Ãtait humilià de l’importance qu’on paraissait attribuer â¡ cet ÃvÃnement. Il lui semblait Ãtre rapetissà personnellement de tout l’Ãnorme chiffre de son capital. Ses travaux, son mÃrite personnel — il en avait le sentiment profond –, se trouvaient dÃjâ¡ noyÃs dans cet ocÃan d’or et d’argent, mÃme aux yeux de ses confrÃres. Ils ne voyaient plus en lui le chercheur infatigable, l’intelligence supÃrieure et dÃliÃe, l’inventeur ingÃnieux, ils voyaient le demi-milliard. EËt-il Ãtà un goitreux des Alpes, un Hottentot abruti, un des spÃcimens les plus dÃgradÃs de l’humanità au lieu d’en Ãtre un des reprÃsentants supÃrieurs, son poids eËt Ãtà le mÃme. Lord Glandover avait dit le mot, il « valait » dÃsormais vingt et un millions sterling, ni plus, ni moins. Cette idÃe l’Ãcoeura, et le CongrÃs, qui regardait, avec une curiosità toute scientifique, comment Ãtait fait un « demi milliardaire », constata non sans surprise que la physionomie du sujet se voilait d’une sorte de tristesse. Ce ne fut pourtant qu’une faiblesse passagÃre. La grandeur du but auquel il avait rÃsolu de consacrer cette fortune inespÃrÃe se reprÃsenta tout â¡ coup â¡ la pensÃe du docteur et le rassÃrÃna. Il attendit la fin de la lecture que faisait le docteur Stevenson de Glasgow sur l’Education des jeunes idiots, et demanda la parole pour une communication. Lord Glandover la lui accorda â¡ l’instant et par prÃfÃrence mÃme au docteur Ovidius. Il la lui aurait accordÃe, quand tout le CongrÃs s’y serait opposÃ, quand tous les savants de l’Europe auraient protestà ⡠la fois contre ce tour de faveur ! Voilâ¡ ce que disait Ãloquemment l’intonation toute spÃciale de la voix du prÃsident. « Messieurs, dit le docteur Sarrasin, je comptais attendre quelques jours encore avant de vous faire part de la fortune singuliÃre qui m’arrive et des consÃquences heureuses que ce hasard peut avoir pour la science. Mais, le fait Ãtant devenu public, il y aurait peut-Ãtre de l’affectation â¡ ne pas le placer tout de suite sur son vrai terrain… Oui, messieurs, il est vrai qu’une somme considÃrable, une somme de plusieurs centaines de millions, actuellement dÃposÃe â¡ la Banque d’Angleterre, se trouve me revenir lÃgitimement. Ai-je besoin de vous dire que je ne me considÃre, en ces conjonctures, que comme le fidÃicommissaire de la science ?… (Sensation profonde.) Ce n’est pas â¡ moi que ce capital appartient de droit, c’est â¡ l’HumanitÃ, c’est au ProgrÃs !… (Mouvements divers. Exclamations. Applaudissements unanimes. Tout le CongrÃs se lÃve, Ãlectrisà par cette dÃclaration.) Ne m’applaudissez pas, messieurs. Je ne connais pas un seul homme de science, vraiment digne de ce beau nom, qui ne fÃt â¡ ma place ce que je veux faire. Qui sait si quelques-uns ne penseront pas que, comme dans beaucoup d’actions humaines, il n’y a pas en celle-ci plus d’amour- propre que de dÃvouement ?… (Non ! Non !) Peu importe au surplus ! Ne voyons que les rÃsultats. Je le dÃclare donc, dÃfinitivement et sans rÃserve : le demi-milliard que le hasard met dans mes mains n’est pas â¡ moi, il est â¡ la science ! Voulez-vous Ãtre le parlement qui rÃpartira ce budget ?… Je n’ai pas en mes propres lumiÃres une confiance suffisante pour prÃtendre en disposer en maÃtre absolu. Je vous fais juges, et vous-mÃmes vous dÃciderez du meilleur emploi â¡ donner â¡ ce trÃsor !… » (Hurrahs. Agitation profonde. DÃlire gÃnÃral.) Le CongrÃs est debout. Quelques membres, dans leur exaltation, sont montÃs sur la table. Le professeur Turnbull, de Glasgow, paraÃt menacà d’apoplexie. Le docteur Cicogna, de Naples, a perdu la respiration. Lord Glandover seul conserve le calme digne et serein qui convient â¡ son rang. Il est parfaitement convaincu, d’ailleurs, que le docteur Sarrasin plaisante agrÃablement, et n’a pas la moindre intention de rÃaliser un programme si extravagant. « S’il m’est permis, toutefois, reprit l’orateur, quand il eut obtenu un peu de silence, s’il m’est permis de suggÃrer un plan qu’il serait aisà de dÃvelopper et de perfectionner, je propose le suivant. » Ici le CongrÃs, revenu enfin au sang-froid, Ãcoute avec une attention religieuse. « Messieurs, parmi les causes de maladie, de misÃre et de mort qui nous entourent, il faut en compter une â¡ laquelle je crois rationnel d’attacher une grande importance : ce sont les conditions hygiÃniques dÃplorables dans lesquelles la plupart des hommes sont placÃs. Ils s’entassent dans des villes, dans des demeures souvent privÃes d’air et de lumiÃre, ces deux agents indispensables de la vie. Ces agglomÃrations humaines deviennent parfois de vÃritables foyers d’infection. Ceux qui n’y trouvent pas la mort sont au moins atteints dans leur santà ; leur force productive diminue, et la sociÃtà perd ainsi de grandes sommes de travail qui pourraient Ãtre appliquÃes aux plus prÃcieux usages. Pourquoi, messieurs, n’essaierions-nous pas du plus puissant des moyens de persuasion… de l’exemple ? Pourquoi ne rÃunirions-nous pas toutes les forces de notre imagination pour tracer le plan d’une cità modÃle sur des donnÃes rigoureusement scientifiques ?… (Oui ! oui ! c’est vrai !) Pourquoi ne consacrerions- nous pas ensuite le capital dont nous disposons â¡ Ãdifier cette ville et â¡ la prÃsenter au monde comme un enseignement pratique… » (Oui ! oui ! — Tonnerre d’applaudissements.) Les membres du CongrÃs, pris d’un transport de folie contagieuse, se serrent mutuellement les mains, ils se jettent sur le docteur Sarrasin, l’enlÃvent, le portent en triomphe autour de la salle. « Messieurs, reprit le docteur, lorsqu’il eut pu rÃintÃgrer sa place, cette cità que chacun de nous voit dÃjâ¡ par les yeux de l’imagination, qui peut Ãtre dans quelques mois une rÃalitÃ, cette ville de la santà et du bien-Ãtre, nous inviterions tous les peuples â¡ venir la visiter, nous en rÃpandrions dans toutes les langues le plan et la description, nous y appellerions les familles honnÃtes que la pauvretà et le manque de travail auraient chassÃes des pays encombrÃs. Celles aussi — vous ne vous Ãtonnerez pas que j’y songe –, â¡ qui la conquÃte ÃtrangÃre a fait une cruelle nÃcessità de l’exil, trouveraient chez nous l’emploi de leur activitÃ, l’application de leur intelligence, et nous apporteraient ces richesses morales, plus prÃcieuses mille fois que les mines d’or et de diamant. Nous aurions lâ¡ de vastes collÃges oË la jeunesse ÃlevÃe d’aprÃs des principes sages, propres â¡ dÃvelopper et â¡ Ãquilibrer toutes les facultÃs morales, physiques et intellectuelles, nous prÃparerait des gÃnÃrations fortes pour l’avenir ! » Il faut renoncer â¡ dÃcrire le tumulte enthousiaste qui suivit cette communication. Les applaudissements, les hurrahs, les « hip ! hip ! » se succÃdÃrent pendant plus d’un quart d’heure. Le docteur Sarrasin Ãtait â¡ peine parvenu â¡ se rasseoir que Lord Glandover, se penchant de nouveau vers lui, murmura â¡ son oreille en clignant de l’oeil : « Bonne spÃculation !… Vous comptez sur le revenu de l’octroi, hein ?… Affaire sËre, pourvu qu’elle soit bien lancÃe et patronnÃe de noms choisis !… Tous les convalescents et les valÃtudinaires voudront habiter lâ¡ !… J’espÃre que vous me retiendrez un bon lot de terrain, n’est-ce pas ? » Le pauvre docteur, blessà de cette obstination â¡ donner â¡ ses actions un mobile cupide, allait cette fois rÃpondre â¡ Sa Seigneurie, lorsqu’il entendit le vice-prÃsident rÃclamer un vote de remerciement par acclamation pour l’auteur de la philanthropique proposition qui venait d’Ãtre soumise â¡ l’assemblÃe. « Ce serait, dit-il, l’Ãternel honneur du CongrÃs de Brighton qu’une idÃe si sublime y eËt pris naissance, il ne fallait pas moins pour la concevoir que la plus haute intelligence unie au plus grand coeur et â¡ la gÃnÃrosità la plus inouÃe… Et pourtant, maintenant que l’idÃe Ãtait suggÃrÃe, on s’Ãtonnait presque qu’elle n’eËt pas dÃjâ¡ Ãtà mise en pratique ! Combien de milliards dÃpensÃs en folles guerres, combien de capitaux dissipÃs en spÃculations ridicules auraient pu Ãtre consacrÃs â¡ un tel essai ! » L’orateur, en terminant, demandait, pour la cità nouvelle, comme un juste hommage â¡ son fondateur, le nom de « Sarrasina ». Sa motion Ãtait dÃjâ¡ acclamÃe, lorsqu’il fallut revenir sur le vote, â¡ la requÃte du docteur Sarrasin lui-mÃme. « Non, dit-il, mon nom n’a rien â¡ faire en ceci. Gardons nous aussi d’affubler la future ville d’aucune de ces appellations qui, sous prÃtexte de dÃriver du grec ou du latin, donnent â¡ la chose ou â¡ l’Ãtre qui les porte une allure pÃdante. Ce sera la Cità du bien-Ãtre, mais je demande que son nom soit celui de ma patrie, et que nous l’appelions France-Ville ! » On ne pouvait refuser au docteur cette satisfaction qui lui Ãtait bien due. France-Ville Ãtait d’ores et dÃjâ¡ fondÃe en paroles ; elle allait, grâce au procÃs-verbal qui devait clore la sÃance, exister aussi sur le papier. On passa immÃdiatement â¡ la discussion des articles gÃnÃraux du projet. Mais il convient de laisser le CongrÃs â¡ cette occupation pratique, si diffÃrente des soins ordinairement rÃservÃs â¡ ces assemblÃes, pour suivre pas â¡ pas, dans un de ses innombrables itinÃraires, la fortune du fait divers publià par le Daily Telegraph. DÃs le 29 octobre au soir, cet entrefilet, textuellement reproduit par les journaux anglais, commenÃait â¡ rayonner sur tous les cantons du Royaume-Uni. Il apparaissait notamment dans la Gazette de Hull et figurait en haut de la seconde page dans un numÃro de cette feuille modeste que le Mary Queen, trois-mâts-barque chargà de charbon, apporta le 1er novembre â¡ Rotterdam. ImmÃdiatement coupà par les ciseaux diligents du rÃdacteur en chef et secrÃtaire unique de l’Echo nÃerlandais et traduit dans la langue de Cuyp et de Potter, le fait divers arriva, le 2 novembre, sur les ailes de la vapeur, au MÃmorial de BrÃme. Lâ¡, il revÃtit, sans changer de corps, un vÃtement neuf, et ne tarda pas â¡ se voir imprimer en allemand. Pourquoi faut-il constater ici que le journaliste teuton, aprÃs avoir Ãcrit en tÃte de la traduction : Eine ubergrosse Erbschaft, ne craignit pas de recourir â¡ un subterfuge mesquin et d’abuser de la crÃdulità de ses lecteurs en ajoutant entre parenthÃses : Correspondance spÃciale de Brighton ? Quoi qu’il en soit, devenue ainsi allemande par droit d’annexion, l’anecdote arriva â¡ la rÃdaction de l’imposante Gazette du Nord, qui lui donna une place dans la seconde colonne de sa troisiÃme page, en se contentant d’en supprimer le titre, trop charlatanesque pour une si grave personne. C’est aprÃs avoir passà par ces avatars successifs qu’elle fit enfin son entrÃe, le 3 novembre au soir, entre les mains Ãpaisses d’un gros valet de chambre saxon, dans le cabinet-salon-salle â¡ manger de M. le professeur Schultze, de l’Università d’IÃna. Si haut placà que fËt un tel personnage dans l’Ãchelle des Ãtres, il ne prÃsentait â¡ premiÃre vue rien d’extraordinaire. C’Ãtait un homme de quarante-cinq ou six ans, d’assez forte taille ; ses Ãpaules carrÃes indiquaient une constitution robuste ; son front Ãtait chauve, et le peu de cheveux qu’il avait gardÃs â¡ l’occiput et aux tempes rappelaient le blond filasse. Ses yeux Ãtaient bleus, de ce bleu vague qui ne trahit jamais la pensÃe. Aucune lueur ne s’en Ãchappe, et cependant on se sent comme gÃnà sitÃt qu’ils vous regardent. La bouche du professeur Schultze Ãtait grande, garnie d’une de ces doubles rangÃes de dents formidables qui ne lâchent jamais leur proie, mais enfermÃes dans des lÃvres minces, dont le principal emploi devait Ãtre de numÃroter les paroles qui pouvaient en sortir. Tout cela composait un ensemble inquiÃtant et dÃsobligeant pour les autres, dont le professeur Ãtait visiblement trÃs satisfait pour lui-mÃme. Au bruit que fit son valet de chambre, il leva les yeux sur la cheminÃe, regarda l’heure â¡ une trÃs jolie pendule de Barbedienne, singuliÃrement dÃpaysÃe au milieu des meubles vulgaires qui l’entouraient, et dit d’une voix raide encore plus que rude : « Six heures cinquante-cinq ! Mon courrier arrive â¡ six trente, derniÃre heure. Vous le montez aujourd’hui avec vingt-cinq minutes de retard. La premiÃre fois qu’il ne sera pas sur ma table â¡ six heures trente, vous quitterez mon service â¡ huit. — Monsieur, demanda le domestique avant de se retirer, veut-il dÃner maintenant ? — Il est six heures cinquante-cinq et je dÃne â¡ sept ! Vous le savez depuis trois semaines que vous Ãtes chez moi ! Retenez aussi que je ne change jamais une heure et que je ne rÃpÃte jamais un ordre. » Le professeur dÃposa son journal sur le bord de sa table et se remit â¡ Ãcrire un mÃmoire qui devait paraÃtre le surlendemain dans les Annalen f¸r Physiologie. Il ne saurait y avoir aucune indiscrÃtion â¡ constater que ce mÃmoire avait pour titre : Pourquoi tous les FranÃais sont-ils atteints â¡ des degrÃs diffÃrents de dÃgÃnÃrescence hÃrÃditaire ? Tandis que le professeur poursuivait sa tâche, le dÃner, composà d’un grand plat de saucisses aux choux, flanquà d’un gigantesque mooss de biÃre, avait Ãtà discrÃtement servi sur un guÃridon au coin du feu. Le professeur posa sa plume pour prendre ce repas, qu’il savoura avec plus de complaisance qu’on n’en eËt attendu d’un homme aussi sÃrieux. Puis il sonna pour avoir son cafÃ, alluma une grande pipe de porcelaine et se remit au travail. Il Ãtait prÃs de minuit, lorsque le professeur signa le dernier feuillet, et il passa aussitÃt dans sa chambre â¡ coucher pour y prendre un repos bien gagnÃ. Ce fut dans son lit seulement qu’il rompit la bande de son journal et en commenÃa la lecture, avant de s’endormir. Au moment oË le sommeil semblait venir, l’attention du professeur fut attirÃe par un nom Ãtranger, celui de « LangÃvol », dans le fait divers relatif â¡ l’hÃritage monstre. Mais il eut beau vouloir se rappeler quel souvenir pouvait bien Ãvoquer en lui ce nom, il n’y parvint pas. AprÃs quelques minutes donnÃes â¡ cette recherche vaine, il jeta le journal, souffla sa bougie et fit bientÃt entendre un ronflement sonore. Cependant, par un phÃnomÃne physiologique que lui-mÃme avait Ãtudià et expliquà avec de grands dÃveloppements, ce nom de LangÃvol poursuivit le professeur Schultze jusque dans ses rÃves. Si bien que, machinalement, en se rÃveillant le lendemain matin, il se surprit â¡ le rÃpÃter. Tout â¡ coup, et au moment oË il allait demander â¡ sa montre quelle heure il Ãtait, il fut illuminà d’un Ãclair subit. Se jetant alors sur le journal qu’il retrouva au pied de son lit, il lut et relut plusieurs fois de suite, en se passant la main sur le front comme pour y concentrer ses idÃes, l’alinÃa qu’il avait failli la veille laisser passer inaperÃu. La lumiÃre, Ãvidemment, se faisait dans son cerveau, car, sans prendre le temps de passer sa robe de chambre â¡ ramages, il courut â¡ la cheminÃe, dÃtacha un petit portrait en miniature pendu prÃs de la glace, et, le retournant, passa sa manche sur le carton poussiÃreux qui en formait l’envers. Le professeur ne s’Ãtait pas trompÃ. DerriÃre le portrait, on lisait ce nom tracà d’une encre jaunâtre, presque effacà par un demi-siÃcle : « ThÃrÃse Schultze eingeborene LangÃvol » (ThÃrÃse Schultze nÃe LangÃvol). Le soir mÃme, le professeur avait pris le train direct pour Londres. IV PART A DEUX Le 6 novembre, â¡ sept heures du matin, Herr Schultze arrivait â¡ la gare de Charing-Cross. A midi, il se prÃsentait au numÃro 93, Southampton row, dans une grande salle divisÃe en deux parties par une barriÃre de bois — cÃtà de MM. les clercs, cÃtà du public –, meublÃe de six chaises, d’une table noire, d’innombrables cartons verts et d’un dictionnaire des adresses. Deux jeunes gens, assis devant la table, Ãtaient en train de manger paisiblement le dÃjeuner de pain et de fromage traditionnel en tous les pays de basoche. « Messieurs Billows, Green et Sharp ? dit le professeur de la mÃme voix dont il demandait son dÃner. — Mr. Sharp est dans son cabinet. — Quel nom ? Quelle affaire ? – Le professeur Schultze, d’IÃna, affaire LangÃvol. » Le jeune clerc murmura ces renseignements dans le pavillon d’un tuyau acoustique et reÃut en rÃponse dans le pavillon de sa propre oreille une communication qu’il n’eut garde de rendre publique. Elle pouvait se traduire ainsi : « Au diable l’affaire LangÃvol ! Encore un fou qui croit avoir des titres ! » RÃponse du jeune clerc : « C’est un homme d’apparence “respectable”. Il n’a pas l’air agrÃable, mais ce n’est pas la tÃte du premier venu. » Nouvelle exclamation mystÃrieuse : « Et il vient d’Allemagne ?… — Il le dit, du moins. » Un soupir passa â¡ travers le tuyau : « Faites monter. – Deux Ãtages, la porte en face », dit tout haut le clerc en indiquant un passage intÃrieur. Le professeur s’enfonÃa dans le couloir, monta les deux Ãtages et se trouva devant une porte matelassÃe, oË le nom de Mr. Sharp se dÃtachait en lettres noires sur un fond de cuivre. Ce personnage Ãtait assis devant un grand bureau d’acajou, dans un cabinet vulgaire â¡ tapis de feutre, chaises de cuir et larges cartonniers bÃants. Il se souleva â¡ peine sur son fauteuil, et, selon l’habitude si courtoise des gens de bureau, il se remit â¡ feuilleter des dossiers pendant cinq minutes, afin d’avoir l’air trÃs occupÃ. Enfin, se retournant vers le professeur Schultze, qui s’Ãtait placà auprÃs de lui : « Monsieur, dit-il, veuillez m’apprendre rapidement ce qui vous amÃne. Mon temps est extraordinairement limitÃ, et je ne puis vous donner qu’un trÃs petit nombre de minutes. » Le professeur eut un semblant de sourire, laissant voir qu’il s’inquiÃtait assez peu de la nature de cet accueil. « Peut-Ãtre trouverez-vous bon de m’accorder quelques minutes supplÃmentaires, dit-il, quand vous saurez ce qui m’amÃne. — Parlez donc, monsieur. — Il s’agit de la succession de Jean-Jacques LangÃvol, de Bar-le-Duc, et je suis le petit-fils de sa soeur aÃnÃe, ThÃrÃse LangÃvol, mariÃe en 1792 â¡ mon grand-pÃre Martin Schultze, chirurgien â¡ l’armÃe de Brunswick et mort en 1814. J’ai en ma possession trois lettres de mon grand-oncle Ãcrites â¡ sa soeur, et de nombreuses traditions de son passage â¡ la maison, aprÃs la bataille d’IÃna, sans compter les piÃces dËment lÃgalisÃes qui Ãtablissent ma filiation. » Inutile de suivre le professeur Schultze dans les explications qu’il donna â¡ Mr. Sharp. Il fut, contre ses habitudes, presque prolixe. Il est vrai que c’Ãtait le seul point oË il Ãtait inÃpuisable. En effet, il s’agissait pour lui de dÃmontrer â¡ Mr. Sharp, Anglais, la nÃcessità de faire prÃdominer la race germanique sur toutes les autres. S’il poursuivait l’idÃe de rÃclamer cette succession, c’Ãtait surtout pour l’arracher des mains franÃaises, qui ne pourraient en faire que quelque inepte usage !… Ce qu’il dÃtestait dans son adversaire, c’Ãtait surtout sa nationalità !… Devant un Allemand, il n’insisterait pas assurÃment, etc. Mais l’idÃe qu’un prÃtendu savant, qu’un FranÃais pourrait employer cet Ãnorme capital au service des idÃes franÃaises, le mettait hors de lui, et lui faisait un devoir de faire valoir ses droits â¡ outrance. A premiÃre vue, la liaison des idÃes pouvait ne pas Ãtre Ãvidente entre cette digression politique et l’opulente succession. Mais Mr. Sharp avait assez l’habitude des affaires pour apercevoir le rapport supÃrieur qu’il y avait entre les aspirations nationales de la race germanique en gÃnÃral et les aspirations particuliÃres de l’individu Schultze vers l’hÃritage de la BÃgum. Elles Ãtaient, au fond, du mÃme ordre. D’ailleurs, il n’y avait pas de doute possible. Si humiliant qu’il pËt Ãtre pour un professeur â¡ l’Università d’IÃna d’avoir des rapports de parentà avec des gens de race infÃrieure, il Ãtait Ãvident qu’une aÃeule franÃaise avait sa part de responsabilità dans la fabrication de ce produit humain sans Ãgal. Seulement, cette parentà d’un degrà secondaire â¡ celle du docteur Sarrasin ne lui crÃait aussi que des droits secondaires â¡ ladite succession. Le solicitor vit cependant la possibilità de les soutenir avec quelques apparences de lÃgalità et, dans cette possibilitÃ, il en entrevit une autre tout â¡ l’avantage de Billows, Green et Sharp : celle de transformer l’affaire LangÃvol, dÃjâ¡ belle, en une affaire magnifique, quelque nouvelle reprÃsentation du Jarndyce contre Jarndyce, de Dickens. Un horizon de papier timbrÃ, d’actes, de piÃces de toute nature s’Ãtendit devant les yeux de l’homme de loi. Ou encore, ce qui valait mieux, il songea â¡ un compromis mÃnagà par lui, Sharp, dans l’intÃrÃt de ses deux clients, et qui lui rapporterait, â¡ lui Sharp, presque autant d’honneur que de profit. Cependant, il fit connaÃtre â¡ Herr Schultze les titres du docteur Sarrasin, lui donna les preuves â¡ l’appui et lui insinua que, si Billows, Green et Sharp se chargeaient cependant de tirer un parti avantageux pour le professeur de l’apparence de droits — « apparences seulement, mon cher monsieur, et qui, je le crains, ne rÃsisteraient pas â¡ un bon procÃs » –, que lui donnait sa parentà avec le docteur, il comptait que le sens si remarquable de la justice que possÃdaient tous les Allemands admettrait que Billows, Green et Sharp acquÃraient aussi, en cette occasion, des droits d’ordre diffÃrent, mais bien plus impÃrieux, â¡ la reconnaissance du professeur. Celui-ci Ãtait trop bien douà pour ne pas comprendre la logique du raisonnement de l’homme d’affaires. Il lui mit sur ce point l’esprit en repos, sans toutefois rien prÃciser. Mr. Sharp lui demanda poliment la permission d’examiner son affaire â¡ loisir et le reconduisit avec des Ãgards marquÃs. Il n’Ãtait plus question â¡ cette heure de ces minutes strictement limitÃes, dont il se disait si avare ! Herr Schultze se retira, convaincu qu’il n’avait aucun titre suffisant â¡ faire valoir sur l’hÃritage de la BÃgum, mais persuadà cependant qu’une lutte entre la race saxonne et la race latine, outre qu’elle Ãtait toujours mÃritoire, ne pouvait, s’il savait bien s’y prendre, que tourner â¡ l’avantage de la premiÃre. L’important Ãtait de tâter l’opinion du docteur Sarrasin. Une dÃpÃche tÃlÃgraphique, immÃdiatement expÃdiÃe â¡ Brighton, amenait vers cinq heures le savant franÃais dans le cabinet du solicitor. Le docteur Sarrasin apprit avec un calme dont s’Ãtonna Mr. Sharp l’incident qui se produisait. Aux premiers mots de Mr. Sharp, il lui dÃclara en toute loyautà qu’en effet il se rappelait avoir entendu parler traditionnellement, dans sa famille, d’une grand-tante ÃlevÃe par une femme riche et titrÃe, ÃmigrÃe avec elle, et qui se serait mariÃe en Allemagne. Il ne savait d’ailleurs ni le nom ni le degrà prÃcis de parentà de cette grand-tante. Mr. Sharp avait dÃjâ¡ recours â¡ ses fiches, soigneusement cataloguÃes dans des cartons qu’il montra avec complaisance au docteur. Il y avait lâ¡ — Mr. Sharp ne le dissimula pas — matiÃre â¡ procÃs, et les procÃs de ce genre peuvent aisÃment traÃner en longueur. A la vÃritÃ, on n’Ãtait pas obligà de faire â¡ la partie adverse l’aveu de cette tradition de famille, que le docteur Sarrasin venait de confier, dans sa sincÃritÃ, â¡ son solicitor… Mais il y avait ces lettres de Jean-Jacques LangÃvol â¡ sa soeur, dont Herr Schultze avait parlÃ, et qui Ãtaient une prÃsomption en sa faveur. PrÃsomption faible â¡ la vÃritÃ, dÃnuÃe de tout caractÃre lÃgal, mais enfin prÃsomption… D’autres preuves seraient sans doute exhumÃes de la poussiÃre des archives municipales. Peut-Ãtre mÃme la partie adverse, â¡ dÃfaut de piÃces authentiques, ne craindrait pas d’en inventer d’imaginaires. Il fallait tout prÃvoir ! Qui sait si de nouvelles investigations n’assigneraient mÃme pas â¡ cette ThÃrÃse LangÃvol, subitement sortie de terre, et â¡ ses reprÃsentants actuels, des droits supÃrieurs â¡ ceux du docteur Sarrasin ?… En tout cas, longues chicanes, longues vÃrifications, solution lointaine !… Les probabilitÃs de gain Ãtant considÃrables des deux parts, on formerait aisÃment de chaque cÃtà une compagnie en commandite pour avancer les frais de la procÃdure et Ãpuiser tous les moyens de juridiction. Un procÃs cÃlÃbre du mÃme genre avait Ãtà pendant quatre-vingt-trois annÃes consÃcutives en Cour de Chancellerie et ne s’Ãtait terminà que faute de fonds : intÃrÃts et capital, tout y avait passà !… EnquÃtes, commissions, transports, procÃdures prendraient un temps infini !… Dans dix ans la question pourrait Ãtre encore indÃcise, et le demi milliard toujours endormi â¡ la Banque… Le docteur Sarrasin Ãcoutait ce verbiage et se demandait quand il s’arrÃterait. Sans accepter pour parole d’Ãvangile tout ce qu’il entendait, une sorte de dÃcouragement se glissait dans son âme. Comme un voyageur penchà ⡠l’avant d’un navire voit le port oË il croyait entrer s’Ãloigner, puis devenir moins distinct et enfin disparaÃtre, il se disait qu’il n’Ãtait pas impossible que cette fortune, tout â¡ l’heure si proche et d’un emploi dÃjâ¡ tout trouvÃ, ne finÃt par passer â¡ l’Ãtat gazeux et s’Ãvanouir ! « Enfin que faire ? » demanda-t-il au solicitor. Que faire ?… Hem !… C’Ãtait difficile â¡ dÃterminer. Plus difficile encore â¡ rÃaliser. Mais enfin tout pouvait encore s’arranger. Lui, Sharp, en avait la certitude. La justice anglaise Ãtait une excellente justice — un peu lente, peut-Ãtre, il en convenait –, oui, dÃcidÃment un peu lente, pede claudo… hem !… hem !… mais d’autant plus sËre !… AssurÃment le docteur Sarrasin ne pouvait manquer dans quelques annÃes d’Ãtre en possession de cet hÃritage, si toutefois… hem !… hem !… ses titres Ãtaient suffisants !… Le docteur sortit du cabinet de Southampton row fortement Ãbranlà dans sa confiance et convaincu qu’il allait, ou falloir entamer une sÃrie d’interminables procÃs, ou renoncer â¡ son rÃve. Alors, pensant â¡ son beau projet philanthropique, il ne pouvait se retenir d’en Ãprouver quelque regret. Cependant, Mr. Sharp manda le professeur Schultze, qui lui avait laissà son adresse. Il lui annonÃa que le docteur Sarrasin n’avait jamais entendu parler d’une ThÃrÃse LangÃvol, contestait formellement l’existence d’une branche allemande de la famille et se refusait â¡ toute transaction. Il en restait donc au professeur, s’il croyait ses droits bien Ãtablis, qu’â¡ « plaider ». Mr. Sharp, qui n’apportait en cette affaire qu’un dÃsintÃressement absolu, une vÃritable curiosità d’amateur, n’avait certe pas l’intention de l’en dissuader. Que pouvait demander un solicitor, sinon un procÃs, dix procÃs, trente ans de procÃs, comme la cause semblait les porter en ses flancs ? Lui, Sharp, personnellement, en Ãtait ravi. S’il n’avait pas craint de faire au professeur Schultze une offre suspecte de sa part, il aurait poussà le dÃsintÃressement jusqu’â¡ lui indiquer un de ses confrÃres, qu’il pËt charger de ses intÃrÃts… Et certes le choix avait de l’importance ! La carriÃre lÃgale Ãtait devenue un vÃritable grand chemin !… Les aventuriers et les brigands y foisonnaient !… Il le constatait, la rougeur au front !… « Si le docteur franÃais voulait s’arranger, combien cela coËterait-il ? » demanda le professeur. Homme sage, les paroles ne pouvaient l’Ãtourdir ! Homme pratique, il allait droit au but sans perdre un temps prÃcieux en chemin ! Mr. Sharp fut un peu dÃconcertà par cette faÃon d’agir. Il reprÃsenta â¡ Herr Schultze que les affaires ne marchaient point si vite ; qu’on n’en pouvait prÃvoir la fin quand on en Ãtait au commencement ; que, pour amener M. Sarrasin â¡ composition, il fallait un peu traÃner les choses afin de ne pas lui laisser connaÃtre que lui, Schultze, Ãtait dÃjâ¡ prÃt â¡ une transaction. « Je vous prie, monsieur, conclut-il, laissez-moi faire, remettez-vous- en â¡ moi et je rÃponds de tout. — Moi aussi, rÃpliqua Schultze, mais j’aimerais savoir â¡ quoi m’en tenir. » Cependant, il ne put, cette fois, tirer de Mr. Sharp â¡ quel chiffre le solicitor Ãvaluait la reconnaissance saxonne, et il dut lui laisser lâ¡- dessus carte blanche. Lorsque le docteur Sarrasin, rappelà dÃs le lendemain par Mr. Sharp, lui demanda avec tranquillità s’il avait quelques nouvelles sÃrieuses â¡ lui donner, le solicitor, inquiet de cette tranquillità mÃme, l’informa qu’un examen sÃrieux l’avait convaincu que le mieux serait peut-Ãtre de couper le mal dans sa racine et de proposer une transaction â¡ ce prÃtendant nouveau. C’Ãtait lâ¡, le docteur Sarrasin en conviendrait, un conseil essentiellement dÃsintÃressà et que bien peu de solicitors eussent donnà ⡠la place de Mr. Sharp ! Mais il mettait son amour- propre â¡ rÃgler rapidement cette affaire, qu’il considÃrait avec des yeux presque paternels. Le docteur Sarrasin Ãcoutait ces conseils et les trouvait relativement assez sages. Il s’Ãtait si bien habituà depuis quelques jours â¡ l’idÃe de rÃaliser immÃdiatement son rÃve scientifique, qu’il subordonnait tout â¡ ce projet. Attendre dix ans ou seulement un an avant de pouvoir l’exÃcuter aurait Ãtà maintenant pour lui une cruelle dÃception. Peu familier d’ailleurs avec les questions lÃgales et financiÃres, et sans Ãtre dupe des belles paroles de maÃtre Sharp, il aurait fait bon marchà de ses droits pour une bonne somme payÃe comptant qui lui permÃt de passer de la thÃorie â¡ la pratique. Il donna donc Ãgalement carte blanche â¡ Mr. Sharp et repartit. Le solicitor avait obtenu ce qu’il voulait. Il Ãtait bien vrai qu’un autre aurait peut-Ãtre cÃdÃ, â¡ sa place, â¡ la tentation d’entamer et de prolonger des procÃdures destinÃes â¡ devenir, pour son Ãtude, une grosse rente viagÃre. Mais Mr. Sharp n’Ãtait pas de ces gens qui font des spÃculations â¡ long terme. Il voyait â¡ sa portÃe le moyen facile d’opÃrer d’un coup une abondante moisson, et il avait rÃsolu de le saisir. Le lendemain, il Ãcrivit au docteur en lui laissant entrevoir que Herr Schultze ne serait peut-Ãtre pas opposà ⡠toute idÃe d’arrangement. Dans de nouvelles visites, faites par lui, soit au docteur Sarrasin, soit â¡ Herr Schultze, il disait alternativement â¡ l’un et â¡ l’autre que la partie adverse ne voulait dÃcidÃment rien entendre, et que, par surcroÃt, il Ãtait question d’un troisiÃme candidat allÃchà par l’odeur… Ce jeu dura huit jours. Tout allait bien le matin, et le soir il s’Ãlevait subitement une objection imprÃvue qui dÃrangeait tout. Ce n’Ãtait plus pour le bon docteur que chausse-trapes, hÃsitations, fluctuations. Mr. Sharp ne pouvait se dÃcider â¡ tirer l’hameÃon, tant il craignait qu’au dernier moment le poisson ne se dÃbattÃt et ne fÃt casser la corde. Mais tant de prÃcaution Ãtait, en ce cas, superflu. DÃs le premier jour, comme il l’avait dit, le docteur Sarrasin, qui voulait avant tout s’Ãpargner les ennuis d’un procÃs, avait Ãtà prÃt pour un arrangement. Lorsque enfin Mr. Sharp crut que le moment psychologique, selon l’expression cÃlÃbre, Ãtait arrivÃ, ou que, dans son langage moins noble, son client Ãtait « cuit â¡ point », il dÃmasqua tout â¡ coup ses batteries et proposa une transaction immÃdiate. Un homme bienfaisant se prÃsentait, le banquier Stilbing, qui offrait de partager le diffÃrend entre les parties, de leur compter â¡ chacun deux cent cinquante millions et de ne prendre â¡ titre de commission que l’excÃdent du demi-milliard, soit vingt-sept millions. Le docteur Sarrasin aurait volontiers embrassà Mr. Sharp, lorsqu’il vint lui soumettre cette offre, qui, en somme, lui paraissait encore superbe. Il Ãtait tout prÃt â¡ signer, il ne demandait qu’â¡ signer, il aurait votà par-dessus le marchà des statues d’or au banquier Stilbing, au solicitor Sharp, â¡ toute la haute banque et â¡ toute la chicane du Royaume-Uni. Les actes Ãtaient rÃdigÃs, les tÃmoins racolÃs, les machines â¡ timbrer de Somerset House prÃtes â¡ fonctionner. Herr Schultze s’Ãtait rendu. Mis par ledit Sharp au pied du mur, il avait pu s’assurer en frÃmissant qu’avec un adversaire de moins bonne composition que le docteur Sarrasin, il en eËt Ãtà certainement pour ses frais. Ce fut bientÃt terminÃ. Contre leur mandat formel et leur acceptation d’un partage Ãgal, les deux hÃritiers reÃurent chacun un chÃque â¡ valoir de cent mille livres sterling, payable â¡ vue, et des promesses de rÃglement dÃfinitif, aussitÃt aprÃs l’accomplissement des formalitÃs lÃgales. Ainsi se conclut, pour la plus grande gloire de la supÃriorità anglo- saxonne, cette Ãtonnante affaire. On assure que le soir mÃme, en dÃnant â¡ Cobden-Club avec son ami Stilbing, Mr. Sharp but un verre de champagne â¡ la santà du docteur Sarrasin, un autre â¡ la santà du professeur Schultze, et se laissa aller, en achevant la bouteille, â¡ cette exclamation indiscrÃte : « Hurrah !… Rule Britannia !… Il n’y a encore que nous !… » La vÃrità est que le banquier Stilbing considÃrait son hÃte comme un pauvre homme, qui avait lâchà pour vingt-sept millions une affaire de cinquante, et, au fond, le professeur pensait de mÃme, du moment, en effet, oË lui, Herr Schultze, se sentait forcà d’accepter tout arrangement quelconque ! Et que n’aurait-on pu faire avec un homme comme le docteur Sarrasin, un Celte, lÃger, mobile, et, bien certainement, visionnaire ! Le professeur avait entendu parler du projet de son rival de fonder une ville franÃaise dans des conditions d’hygiÃne morale et physique propres â¡ dÃvelopper toutes les qualitÃs de la race et â¡ former de jeunes gÃnÃrations fortes et vaillantes. Cette entreprise lui paraissait absurde, et, â¡ son sens, devait Ãchouer, comme opposÃe â¡ la loi de progrÃs qui dÃcrÃtait l’effondrement de la race latine, son asservissement â¡ la race saxonne, et, dans la suite, sa disparition totale de la surface du globe. Cependant, ces rÃsultats pouvaient Ãtre tenus en Ãchec si le programme du docteur avait un commencement de rÃalisation, â¡ plus forte raison si l’on pouvait croire â¡ son succÃs. Il appartenait donc â¡ tout Saxon, dans l’intÃrÃt de l’ordre gÃnÃral et pour obÃir â¡ une loi inÃluctable, de mettre â¡ nÃant, s’il le pouvait, une entreprise aussi folle. Et dans les circonstances qui se prÃsentaient, il Ãtait clair que lui, Schultze, M. D. privat docent de chimie â¡ l’Università d’IÃna, connu par ses nombreux travaux comparatifs sur les diffÃrentes races humaines — travaux oË il Ãtait prouvà que la race germanique devait les absorber toutes –, il Ãtait clair enfin qu’il Ãtait particuliÃrement dÃsignà par la grande force constamment crÃative et destructive de la nature, pour anÃantir ces pygmÃes qui se rebellaient contre elle. De toute ÃternitÃ, il avait Ãtà arrÃtà que ThÃrÃse LangÃvol Ãpouserait Martin Schultze, et qu’un jour les deux nationalitÃs, se trouvant en prÃsence dans la personne du docteur franÃais et du professeur allemand, celui-ci Ãcraserait celui-lâ¡. DÃjâ¡ il avait en main la moitià de la fortune du docteur. C’Ãtait l’instrument qu’il lui fallait. D’ailleurs, ce projet n’Ãtait pour Herr Schultze que trÃs secondaire ; il ne faisait que s’ajouter â¡ ceux, beaucoup plus vastes, qu’il formait pour la destruction de tous les peuples qui refuseraient de se fusionner avec le peuple germain et de se rÃunir au Vaterland. Cependant, voulant connaÃtre â¡ fond — si tant est qu’ils pussent avoir un fond –, les plans du docteur Sarrasin, dont il se constituait dÃjâ¡ l’implacable ennemi, il se fit admettre au CongrÃs international d’HygiÃne et en suivit assidËment les sÃances. C’est au sortir de cette assemblÃe que quelques membres, parmi lesquels se trouvait le docteur Sarrasin lui- mÃme, l’entendirent un jour faire cette dÃclaration : qu’il s’ÃlÃverait en mÃme temps que France-Ville une cità forte qui ne laisserait pas subsister cette fourmiliÃre absurde et anormale. « J’espÃre, ajouta-t-il, que l’expÃrience que nous ferons sur elle servira d’exemple au monde ! » Le bon docteur Sarrasin, si plein d’amour qu’il fËt pour l’humanitÃ, n’en Ãtait pas â¡ avoir besoin d’apprendre que tous ses semblables ne mÃritaient pas le nom de philanthropes. Il enregistra avec soin ces paroles de son adversaire, pensant, en homme sensÃ, qu’aucune menace ne devait Ãtre nÃgligÃe. Quelque temps aprÃs, Ãcrivant â¡ Marcel pour l’inviter â¡ l’aider dans son entreprise, il lui raconta cet incident, et lui fit un portrait de Herr Schultze, qui donna â¡ penser au jeune Alsacien que le bon docteur aurait lâ¡ un rude adversaire. Et comme le docteur ajoutait : « Nous aurons besoin d’hommes forts et Ãnergiques, de savants actifs, non seulement pour Ãdifier, mais pour nous dÃfendre », Marcel lui rÃpondit : « Si je ne puis immÃdiatement vous apporter mon concours pour la fondation de votre citÃ, comptez cependant que vous me trouverez en temps utile. Je ne perdrai pas un seul jour de vue ce Herr Schultze, que vous me dÃpeignez si bien. Ma qualità d’Alsacien me donne le droit de m’occuper de ses affaires. De prÃs ou de loin, je vous suis tout dÃvouÃ. Si, par impossible, vous restiez quelques mois ou mÃme quelques annÃes sans entendre parler de moi, ne vous en inquiÃtez pas. De loin comme de prÃs, je n’aurai qu’une pensÃe : travailler pour vous, et, par consÃquent, servir la France. » V LA CITE DE L’ACIER Les lieux et les temps sont changÃs. Il y a cinq annÃes que l’hÃritage de la BÃgum est aux mains de ses deux hÃritiers et la scÃne est transportÃe maintenant aux Etats-Unis, au sud de l’Oregon, â¡ dix lieues du littoral du Pacifique. Lâ¡ s’Ãtend un district vague encore, mal dÃlimità entre les deux puissances limitrophes, et qui forme comme une sorte de Suisse amÃricaine. Suisse, en effet, si l’on ne regarde que la superficie des choses, les pics abrupts qui se dressent vers le ciel, les vallÃes profondes qui sÃparent de longues chaÃnes de hauteurs, l’aspect grandiose et sauvage de tous les sites pris â¡ vol d’oiseau. Mais cette fausse Suisse n’est pas, comme la Suisse europÃenne, livrÃe aux industries pacifiques du berger, du guide et du maÃtre d’hÃtel. Ce n’est qu’un dÃcor alpestre, une croËte de rocs, de terre et de pins sÃculaires, posÃe sur un bloc de fer et de houille. Si le touriste, arrÃtà dans ces solitudes, prÃte l’oreille aux bruits de la nature, il n’entend pas, comme dans les sentiers de l’Oberland, le murmure harmonieux de la vie mÃlà au grand silence de la montagne. Mais il saisit au loin les coups sourds du marteau-pilon, et, sous ses pieds, les dÃtonations ÃtouffÃes de la poudre. Il semble que le sol soit machinà comme les dessous d’un thÃâtre, que ces roches gigantesques sonnent creux et qu’elles peuvent d’un moment â¡ l’autre s’abÃmer dans de mystÃrieuses profondeurs. Les chemins, macadamisÃs de cendres et de coke, s’enroulent aux flancs des montagnes. Sous les touffes d’herbes jaunâtres, de petits tas de scories, diaprÃes de toutes les couleurs du prisme, brillent comme des yeux de basilic. «⡠et lâ¡, un vieux puits de mine abandonnÃ, dÃchiquetà par les pluies, dÃshonorà par les ronces, ouvre sa gueule bÃante, gouffre sans fond, pareil au cratÃre d’un volcan Ãteint. L’air est chargà de fumÃe et pÃse comme un manteau sombre sur la terre. Pas un oiseau ne le traverse, les insectes mÃmes semblent le fuir, et de mÃmoire d’homme on n’y a vu un papillon. Fausse Suisse ! A sa limite nord, au point oË les contreforts viennent se fondre dans la plaine, s’ouvre, entre deux chaÃnes de collines maigres, ce qu’on appelait jusqu’en 1871 le « dÃsert rouge », â¡ cause de la couleur du sol, tout imprÃgnà d’oxydes de fer, et ce qu’on appelle maintenant Stahlfield, « le champ d’acier ». Qu’on imagine un plateau de cinq â¡ six lieues carrÃes, au sol sablonneux, parsemà de galets, aride et dÃsolà comme le lit de quelque ancienne mer intÃrieure. Pour animer cette lande, lui donner la vie et le mouvement, la nature n’avait rien fait ; mais l’homme a dÃployà tout â¡ coup une Ãnergie et une vigueur sans Ãgales. Sur la plaine nue et rocailleuse, en cinq ans, dix-huit villages d’ouvriers, aux petites maisons de bois uniformes et grises, ont surgi, apportÃs tout bâtis de Chicago, et renferment une nombreuse population de rudes travailleurs. C’est au centre de ces villages, au pied mÃme des CoalsButts, inÃpuisables montagnes de charbon de terre, que s’ÃlÃve une masse sombre, colossale, Ãtrange, une agglomÃration de bâtiments rÃguliers percÃs de fenÃtres symÃtriques, couverts de toits rouges, surmontÃs d’une forÃt de cheminÃes cylindriques, et qui vomissent par ces mille bouches des torrents continus de vapeurs fuligineuses. Le ciel en est voilà d’un rideau noir, sur lequel passent par instants de rapides Ãclairs rouges. Le vent apporte un grondement lointain, pareil â¡ celui d’un tonnerre ou d’une grosse houle, mais plus rÃgulier et plus grave. Cette masse est Stahlstadt, la Cità de l’Acier, la ville allemande, la propriÃtà personnelle de Herr Schultze, l’ex-professeur de chimie d’IÃna, devenu, de par les millions de la BÃgum, le plus grand travailleur du fer et, spÃcialement, le plus grand fondeur de canons des deux mondes. Il en fond, en vÃritÃ, de toutes formes et de tout calibre, â¡ âme lisse et â¡ raies, â¡ culasse mobile et â¡ culasse fixe, pour la Russie et pour la Turquie, pour la Roumanie et pour le Japon, pour l’Italie et pour la Chine, mais surtout pour l’Allemagne. Grâce â¡ la puissance d’un capital Ãnorme, un Ãtablissement monstre, une ville vÃritable, qui est en mÃme temps une usine modÃle, est sortie de terre comme â¡ un coup de baguette. Trente mille travailleurs, pour la plupart allemands d’origine, sont venus se grouper autour d’elle et en former les faubourgs. En quelques mois, ses produits ont dË â¡ leur Ãcrasante supÃriorità une cÃlÃbrità universelle. Le professeur Schultze extrait le minerai de fer et la houille de ses propres mines. Sur place, il les transforme en acier fondu. Sur place, il en fait des canons. Ce qu’aucun de ses concurrents ne peut faire, il arrive, lui, â¡ le rÃaliser. En France, on obtient des lingots d’acier de quarante mille kilogrammes. En Angleterre, on a fabriquà un canon en fer forgà de cent tonnes. A Essen, M. Krupp est arrivà ⡠fondre des blocs d’acier de cinq cent mille kilogrammes. Herr Schultze ne connaÃt pas de limites : demandez-lui un canon d’un poids quelconque et d’une puissance quelle qu’elle soit, il vous servira ce canon, brillant comme un sou neuf, dans les dÃlais convenus. Mais, par exemple, il vous le fera payer ! Il semble que les deux cent cinquante millions de 1871 n’aient fait que le mettre en appÃtit. En industrie canonniÃre comme en toutes choses, on est bien fort lorsqu’on peut ce que les autres ne peuvent pas. Et il n’y a pas â¡ dire, non seulement les canons de Herr Schultze atteignent des dimensions sans prÃcÃdent, mais, s’ils sont susceptibles de se dÃtÃriorer par l’usage, ils n’Ãclatent jamais. L’acier de Stahlstadt semble avoir des propriÃtÃs spÃciales. Il court â¡ cet Ãgard des lÃgendes d’alliages mystÃrieux, de secrets chimiques. Ce qu’il y a de sËr, c’est que personne n’en sait le fin mot. Ce qu’il y a de sËr aussi, c’est qu’â¡ Stahlstadt, le secret est gardà avec un soin jaloux. Dans ce coin Ãcartà de l’AmÃrique septentrionale, entourà de dÃserts, isolà du monde par un rempart de montagnes, situà ⡠cinq cents milles des petites agglomÃrations humaines les plus voisines, on chercherait vainement aucun vestige de cette libertà qui a fondà la puissance de la rÃpublique des Etats-Unis. En arrivant sous les murailles mÃmes de Stahlstadt, n’essayez pas de franchir une des portes massives qui coupent de distance en distance la ligne des fossÃs et des fortifications. La consigne la plus impitoyable vous repousserait. Il faut descendre dans l’un des faubourgs. Vous n’entrerez dans la Cità de l’Acier que si vous avez la formule magique, le mot d’ordre, ou tout au moins une autorisation dËment timbrÃe, signÃe et paraphÃe. Cette autorisation, un jeune ouvrier qui arrivait â¡ Stahlstadt, un matin de novembre, la possÃdait sans doute, car, aprÃs avoir laissà ⡠l’auberge une petite valise de cuir tout usÃe, il se dirigea â¡ pied vers la porte la plus voisine du village. C’Ãtait un grand gaillard, fortement charpentÃ, nÃgligemment vÃtu, â¡ la mode des pionniers amÃricains, d’une vareuse lâche, d’une chemise de laine sans col et d’un pantalon de velours â¡ cÃtes, engouffrà dans de grosses bottes. Il rabattait sur son visage un large chapeau de feutre, comme pour mieux dissimuler la poussiÃre de charbon dont sa peau Ãtait imprÃgnÃe, et marchait d’un pas Ãlastique en sifflotant dans sa barbe brune. Arrivà au guichet, ce jeune homme exhiba au chef de poste une feuille imprimÃe et fut aussitÃt admis. « Votre ordre porte l’adresse du contremaÃtre Seligmann, section K, rue IX, atelier 743, dit le sous-officier. Vous n’avez qu’â¡ suivre le chemin de ronde, sur votre droite, jusqu’â¡ la borne K, et â¡ vous prÃsenter au concierge… Vous savez le rÃglement ? ExpulsÃ, si vous entrez dans un autre secteur que le vÃtre », ajouta-t-il au moment oË le nouveau venu s’Ãloignait. Le jeune ouvrier suivit la direction qui lui Ãtait indiquÃe et s’engagea dans le chemin de ronde. A sa droite, se creusait un fossÃ, sur la crÃte duquel se promenaient des sentinelles. A sa gauche, entre la large route circulaire et la masse des bâtiments, se dessinait d’abord la double ligne d’un chemin de fer de ceinture ; puis une seconde muraille s’Ãlevait, pareille â¡ la muraille extÃrieure, ce qui indiquait la configuration de la Cità de l’Acier. C’Ãtait celle d’une circonfÃrence dont les secteurs, limitÃs en guise de rayons par une ligne fortifiÃe, Ãtaient parfaitement indÃpendants les uns des autres, quoique enveloppÃs d’un mur et d’un fossà communs. Le jeune ouvrier arriva bientÃt â¡ la borne K, placÃe â¡ la lisiÃre du chemin, en face d’une porte monumentale que surmontait la mÃme lettre sculptÃe dans la pierre, et il se prÃsenta au concierge. Cette fois, au lieu d’avoir affaire â¡ un soldat, il se trouvait en prÃsence d’un invalide, â¡ jambe de bois et poitrine mÃdaillÃe. L’invalide examina la feuille, y apposa un nouveau timbre et dit : « Tout droit. NeuviÃme rue â¡ gauche. » Le jeune homme franchit cette seconde ligne retranchÃe et se trouva enfin dans le secteur K. La route qui dÃbouchait de la porte en Ãtait l’axe. De chaque cÃtà s’allongeaient â¡ angle droit des files de constructions uniformes. Le tintamarre des machines Ãtait alors assourdissant. Ces bâtiments gris, percÃs â¡ jour de milliers de fenÃtres, semblaient plutÃt des monstres vivants que des choses inertes. Mais le nouveau venu Ãtait sans doute blasà sur le spectacle, car il n’y prÃta pas la moindre attention. En cinq minutes, il eut trouvà la rue IX l’atelier 743, et il arriva dans un petit bureau plein de cartons et de registres, en prÃsence du contremaÃtre Seligmann. Celui-ci prit la feuille munie de tous ses visas, la vÃrifia, et, reportant ses yeux sur le jeune ouvrier : « Embauchà comme puddleur ?… demanda-t-il. Vous paraissez bien jeune ? — L’âge ne fait rien, rÃpondit l’autre. J’ai bientÃt vingt-six ans, et j’ai dÃjâ¡ puddlà pendant sept mois… Si cela vous intÃresse, je puis vous montrer les certificats sur la prÃsentation desquels j’ai Ãtà engagà ⡠New York par le chef du personnel. » Le jeune homme parlait l’allemand non sans facilitÃ, mais avec un lÃger accent qui sembla Ãveiller les dÃfiances du contremaÃtre. « Est-ce que vous Ãtes alsacien ? lui demanda celui-ci. -Non, je suis suisse… de Schaffouse. Tenez, voici tous mes papiers qui sont en rÃgle. » Il tira d’un portefeuille de cuir et montra au contremaÃtre un passeport, un livret, des certificats. « C’est bon. AprÃs tout, vous Ãtes embauchà et je n’ai plus qu’â¡ vous dÃsigner votre place », reprit Seligmann, rassurà par ce dÃploiement de documents officiels. Il Ãcrivit sur un registre le nom de Johann Schwartz, qu’il copia sur la feuille d’engagement, remit au jeune homme une carte bleue â¡ son nom portant le numÃro 57938, et ajouta : « Vous devez Ãtre â¡ la porte K tous les matins â¡ sept heures, prÃsenter cette carte qui vous aura permis de franchir l’enceinte extÃrieure, prendre au râtelier de la loge un jeton de prÃsence â¡ votre numÃro matricule et me le montrer en arrivant. A sept heures du soir, en sortant, vous le jetez dans un tronc placà ⡠la porte de l’atelier et qui n’est ouvert qu’â¡ cet instant. — Je connais le systÃme… Peut-on loger dans l’enceinte ? demanda Schwartz. — Non. Vous devez vous procurer une demeure â¡ l’extÃrieur, mais vous pourrez prendre vos repas â¡ la cantine de l’atelier pour un prix trÃs modÃrÃ. Votre salaire est d’un dollar par jour en dÃbutant. Il s’accroÃt d’un vingtiÃme par trimestre… L’expulsion est la seule peine. Elle est prononcÃe par moi en premiÃre instance, et par l’ingÃnieur en appel, sur toute infraction au rÃglement… Commencez-vous aujourd’hui ? — Pourquoi pas ? — Ce ne sera qu’une demi-journÃe », fit observer le contremaÃtre en guidant Schwartz vers une galerie intÃrieure. Tous deux suivirent un large couloir, traversÃrent une cour et pÃnÃtrÃrent dans une vaste halle, semblable, par ses dimensions comme par la disposition de sa lÃgÃre charpente, au dÃbarcadÃre d’une gare de premier ordre. Schwartz, en la mesurant d’un coup d’oeil, ne put retenir un mouvement d’admiration professionnelle. De chaque cÃtà de cette longue halle, deux rangÃes d’Ãnormes colonnes cylindriques, aussi grandes, en diamÃtre comme en hauteur, que celles de Saint-Pierre de Rome, s’Ãlevaient du sol jusqu’â¡ la voËte de verre qu’elles transperÃaient de part en part. C’Ãtaient les cheminÃes d’autant de fours â¡ puddler, maÃonnÃs â¡ leur base. Il y en avait cinquante sur chaque rangÃe. A l’une des extrÃmitÃs, des locomotives amenaient â¡ tout instant des trains de wagons chargÃs de lingots de fonte qui venaient alimenter les fours. A l’autre extrÃmitÃ, des trains de wagons vides recevaient et emportaient cette fonte transformÃe en acier. L’opÃration du « puddlage » a pour but d’effectuer cette mÃtamorphose. Des Ãquipes de cyclopes demi-nus, armÃs d’un long crochet de fer, s’y livraient avec activitÃ. Les lingots de fonte, jetÃs dans un four doublà d’un revÃtement de scories, y Ãtaient d’abord portÃs â¡ une tempÃrature ÃlevÃe. Pour obtenir du fer, on aurait commencà ⡠brasser cette fonte aussitÃt qu’elle serait devenue pâteuse. Pour obtenir de l’acier, ce carbure de fer, si voisin et pourtant si distinct par ses propriÃtÃs de son congÃnÃre, on attendait que la fonte fËt fluide et l’on avait soin de maintenir dans les fours une chaleur plus forte. Le puddleur, alors, du bout de son crochet, pÃtrissait et roulait en tous sens la masse mÃtallique ; il la tournait et retournait au milieu de la flamme ; puis, au moment prÃcis oË elle atteignait, par son mÃlange avec les scories, un certain degrà de rÃsistance, il la divisait en quatre boules ou « loupes » spongieuses, qu’il livrait, une â¡ une, aux aides-marteleurs. C’est dans l’axe mÃme de la halle que se poursuivait l’opÃration. En face de chaque four et lui correspondant, un marteau-pilon, mis en mouvement par la vapeur d’une chaudiÃre verticale logÃe dans la cheminÃe mÃme, occupait un ouvrier « cingleur ». Armà de pied en cap de bottes et de brassards de tÃle, protÃgà par un Ãpais tablier de cuir, masquà de toile mÃtallique, ce cuirassier de l’industrie prenait au bout de ses longues tenailles la loupe incandescente et la soumettait au marteau. Battue et rebattue sous le poids de cette Ãnorme masse, elle exprimait comme une Ãponge toutes les matiÃres impures dont elle s’Ãtait chargÃe, au milieu d’une pluie d’Ãtincelles et d’Ãclaboussures. Le cuirassier la rendait aux aides pour la remettre au four, et, une fois rÃchauffÃe, la rebattre de nouveau. Dans l’immensità de cette forge monstre, c’Ãtait un mouvement incessant, des cascades de courroies sans fin, des coups sourds sur la basse d’un ronflement continu, des feux d’artifice de paillettes rouges, des Ãblouissements de fours chauffÃs â¡ blanc. Au milieu de ces grondements et de ces rages de la matiÃre asservie, l’homme semblait presque un enfant. De rudes gars pourtant, ces puddleurs ! PÃtrir â¡ bout de bras, dans une tempÃrature torride, une pâte mÃtallique de deux cent kilogrammes, rester plusieurs heures l’oeil fixà sur ce fer incandescent qui aveugle, c’est un rÃgime terrible et qui use son homme en dix ans. Schwartz, comme pour montrer au contremaÃtre qu’il Ãtait capable de le supporter, se dÃpouilla de sa vareuse et de sa chemise de laine, et, exhibant un torse d’athlÃte, sur lequel ses muscles dessinaient toutes leurs attaches, il prit le crochet que maniait un des puddleurs, et commenÃa â¡ manoeuvrer. Voyant qu’il s’acquittait fort bien de sa besogne, le contremaÃtre ne tarda pas â¡ le laisser pour rentrer â¡ son bureau. Le jeune ouvrier continua, jusqu’â¡ l’heure du dÃner, de puddler des blocs de fonte. Mais, soit qu’il apportât trop d’ardeur â¡ l’ouvrage, soit qu’il eËt nÃgligà de prendre ce matin-lâ¡ le repas substantiel qu’exige un pareil dÃploiement de force physique, il parut bientÃt las et dÃfaillant. DÃfaillant au point que le chef d’Ãquipe s’en aperÃut. « Vous n’Ãtes pas fait pour puddler, mon garÃon, lui dit celui-ci, et vous feriez mieux de demander tout de suite un changement de secteur, qu’on ne vous accordera pas plus tard. » Schwartz protesta. Ce n’Ãtait qu’une fatigue passagÃre ! Il pourrait puddler tout comme un autre !… Le chef d’Ãquipe n’en fit pas moins son rapport, et le jeune homme fut immÃdiatement appelà chez l’ingÃnieur en chef. Ce personnage examina ses papiers, hocha la tÃte, et lui demanda d’un ton inquisitorial : « Est-ce que vous Ãtiez puddleur â¡ Brooklyn ? » Schwartz baissait les yeux tout confus. « Je vois bien qu’il faut l’avouer, dit-il. J’Ãtais employà ⡠la coulÃe, et c’est dans l’espoir d’augmenter mon salaire que j’avais voulu essayer du puddlage ! — Vous Ãtes tous les mÃmes ! rÃpondit l’ingÃnieur en haussant les Ãpaules. A vingt-cinq ans, vous voulez savoir ce qu’un homme de trente-cinq ne fait qu’exceptionnellement !… Etes-vous bon fondeur, au moins ? — J’Ãtais depuis deux mois â¡ la premiÃre classe. — Vous auriez mieux fait d’y rester, en ce cas ! Ici, vous allez commencer par entrer dans la troisiÃme. Encore pouvez-vous vous estimer heureux que je vous facilite ce changement de secteur ! » L’ingÃnieur Ãcrivit quelques mots sur un laissez-passer, expÃdia une dÃpÃche et dit : « Rendez votre jeton, sortez de la division et allez directement au secteur O, bureau de l’ingÃnieur en chef. Il est prÃvenu. » Les mÃmes formalitÃs qui avaient arrÃtà Schwartz â¡ la porte du secteur K l’accueillirent au secteur O. Lâ¡, comme le matin, il fut interrogÃ, acceptÃ, adressà ⡠un chef d’atelier, qui l’introduisit dans une salle de coulÃe. Mais ici le travail Ãtait plus silencieux et plus mÃthodique. « Ce n’est qu’une petite galerie pour la fonte des piÃces de 42, lui dit le contremaÃtre. Les ouvriers de premiÃre classe seuls sont admis aux halles de coulÃe de gros canons. » La « petite » galerie n’en avait pas moins cent cinquante mÃtres de long sur soixante-cinq de large. Elle devait, â¡ l’estime de Schwartz, chauffer au moins six cents creusets, placÃs par quatre, par huit ou par douze, selon leurs dimensions, dans les fours latÃraux. Les moules destinÃs â¡ recevoir l’acier en fusion Ãtaient allongÃs dans l’axe de la galerie, au fond d’une tranchÃe mÃdiane. De chaque cÃtà de la tranchÃe, une ligne de rails portait une grue mobile, qui, roulant â¡ volontÃ, venait opÃrer oË il Ãtait nÃcessaire le dÃplacement de ces Ãnormes poids. Comme dans les halles de puddlage, â¡ un bout dÃbouchait le chemin de fer qui apportait les blocs d’acier fondu, â¡ l’autre celui qui emportait les canons sortant du moule. PrÃs de chaque moule, un homme armà d’une tige en fer surveillait la tempÃrature â¡ l’Ãtat de la fusion dans les creusets. Les procÃdÃs que Schwartz avait vu mettre en oeuvre ailleurs Ãtaient portÃs lâ¡ â¡ un degrà singulier de perfection. Le moment venu d’opÃrer une coulÃe, un timbre avertisseur donnait le signal â¡ tous les surveillants de fusion. AussitÃt, d’un pas Ãgal et rigoureusement mesurÃ, des ouvriers de mÃme taille, soutenant sur les Ãpaules une barre de fer horizontale, venaient deux â¡ deux se placer devant chaque four. Un officier armà d’un sifflet, son chronomÃtre â¡ fractions de seconde en main, se portait prÃs du moule, convenablement logà ⡠proximità de tous les fours en action. De chaque cÃtÃ, des conduits en terre rÃfractaire, recouverte de tÃle, convergeaient, en descendant sur des pentes douces, jusqu’â¡ une cuvette en entonnoir, placÃe directement au-dessus du moule. Le commandant donnait un coup de sifflet. AussitÃt, un creuset, tirà du feu â¡ l’aide d’une pince, Ãtait suspendu â¡ la barre de fer des deux ouvriers arrÃtÃs devant le premier four. Le sifflet commenÃait alors une sÃrie de modulations, et les deux hommes venaient en mesure vider le contenu de leur creuset dans le conduit correspondant. Puis ils jetaient dans une cuve le rÃcipient vide et brËlant. Sans interruption, â¡ intervalles exactement comptÃs, afin que la coulÃe fËt absolument rÃguliÃre et constante, les Ãquipes des autres fours agissaient successivement de mÃme. La prÃcision Ãtait si extraordinaire, qu’au dixiÃme de seconde fixà par le dernier mouvement, le dernier creuset Ãtait vide et prÃcipità dans la cuve. Cette manoeuvre parfaite semblait plutÃt le rÃsultat d’un mÃcanisme aveugle que celui du concours de cent volontÃs humaines. Une discipline inflexible, la force de l’habitude et la puissance d’une mesure musicale faisaient pourtant ce miracle. Schwartz paraissait familier avec un tel spectacle. Il fut bientÃt accouplà ⡠un ouvrier de sa taille, Ãprouvà dans une coulÃe peu importante et reconnu excellent praticien. Son chef d’Ãquipe, â¡ la fin de la journÃe, lui promit mÃme un avancement rapide. Lui, cependant, â¡ peine sorti, â¡ sept heures du soir, du secteur O et de l’enceinte extÃrieure, il Ãtait allà reprendre sa valise â¡